– Mais tu n'es pas flic, Keira.

– Fais comme tu veux, Adrian, si tu as la trouille, j'irai seule. Si nous arrivons à prouver que mon pendentif a vraiment quatre cents millions d'années, te rends-tu compte de la portée de cette découverte ? Est-ce que tu réalises tout ce que cela implique ? Les bouleversements que cela provoquera ? Je serais prête à fouiller toutes les bottes de foin de la Terre pour y arriver, si on m'en donne la chance. Souviens-toi, c'est toi qui m'as proposé de me faire gagner trois cent quatre-vingt-cinq millions d'années dans la quête de nos origines. Et tu voudrais que maintenant je baisse les bras ? Tu renoncerais à voir le premier instant de la création de l'Univers, au seul motif que le télescope qui te permettrait ce prodige serait difficile d'accès ? Tu as failli crever à cinq mille mètres d'altitude dans le seul espoir d'aller regarder tes étoiles de plus près. Reste dans ta petite vie pluvieuse et sans risque, c'est ton droit, la seule chose que je te demande c'est de me donner un coup de main, je n'ai pas les moyens de financer ce voyage, mais je te promets de tout te rembourser un jour.

Je n'ai rien dit, parce que j'étais furieux, furieux de l'avoir entraînée dans cette histoire, furieux de me sentir coupable de la perte de son travail, et incapable de l'éloigner des dangers que je pressentais. J'ai ressassé cent fois cette terrible dispute, repensé cent fois à ce moment où j'ai eu peur de la perdre en la décevant. Je suis encore plus furieux aujourd'hui qu'hier d'avoir eu cette lâcheté.

J'étais allé voir Walter, comme on va chercher un ami pour lui demander du secours. Si je n'arrivais pas à dissuader Keira d'entreprendre ce voyage, peut-être trouverait-il les mots pour lui faire entendre raison. Mais, cette fois, il me refusa son aide. Il était même plutôt content que nous quittions Londres. Au moins, me dit-il, personne ne penserait à nous chercher en Chine. Et puis il ajouta que le point de vue de Keira était légitime ; il me provoqua en me demandant si j'avais perdu tout goût de l'aventure. N'avais-je pas pris des risques inconsidérés sur le plateau d'Atacama ? Si lui aussi s'y mettait !

– Oui, mais c'est moi qui les courais ces risques, pas elle !

– Arrêtez de jouer les saint-bernard, Adrian, Keira est une grande fille, avant de vous connaître, elle vivait seule au milieu de l'Afrique, entourée de lions, de tigres, de léopards et je ne sais quels autres voisins. Aucun ne l'a dévorée jusque-là ! Alors, le côté « je m'inquiète de tout » est charmant chez votre mère, mais pour un garçon de votre âge, c'est, comment dire, un peu trop tôt !

J'ai pris les billets. L'agence que Walter m'avait recommandée, celle qui s'était si bien occupée de son voyage en Grèce, nous avait prévenus qu'il faudrait au moins dix jours pour obtenir nos visas. J'espérais que ce sursis me donnerait le temps de faire changer Keira d'avis, mais on nous appela le surlendemain ; nous avions beaucoup de chance, l'ambassade de Chine avait déjà traité nos dossiers, nos passeports nous attendaient. Tu parles d'une chance !

*

*     *


Londres

Le repas tirait à sa fin, Vackeers avait passé un agréable déjeuner en compagnie de son confrère, il se demandait néanmoins s'il n'avait pas commis une faute de goût en l'invitant à dîner dans un restaurant chinois, mais, après tout, la table était l'une des plus réputées de Londres et Pékin semblait s'être régalé.

– Nous effectuerons une surveillance rapprochée et discrète, lui assura-t-il. Que les autres ne s'inquiètent de rien, nous sommes très efficaces.

Vackeers n'en doutait pas une seconde ; dans sa jeunesse, il avait travaillé quelques années à la frontière birmane, il savait que la discrétion chinoise était loin d'être une légende. Lorsque leurs commandos faisaient une incursion en territoire étranger, on ne les entendait ni arriver ni repartir, seuls les corps de leurs victimes témoignaient qu'ils étaient venus rendre visite à leurs voisins.

– Le plus drôle, dit Pékin, c'est que je me trouverai dans le même avion que nos deux scientifiques. Lorsqu'ils passeront la douane, leurs bagages seront inspectés, une opération de pure formalité et tout à fait bienveillante, mais qui nous permettra de poser des mouchards sur certaines de leurs affaires. Nous avons piégé le GPS de la voiture de location qui leur sera remise à leur arrivée. Avez-vous fait ce qu'il fallait de votre côté ?

– Sir Ashton était bien trop heureux de rendre ce service, expliqua Vackeers. Il redoute cette opération à un point que je ne soupçonnais pas ; il aurait fait dérober les bijoux de la reine si on lui avait assuré que c'était là le moyen le plus sûr de ne pas perdre la piste de nos deux scientifiques. Les choses se dérouleront ainsi : au moment où leur tour viendra, les portiques de sécurité à Heathrow seront réglés au plus haut niveau de sensibilité. Pour les franchir sans tout faire sonner, l'astrophysicien n'aura d'autre choix que de placer tous ses effets personnels sur le tapis de la machine à rayons X. Pendant qu'il sera fouillé par un agent particulièrement méticuleux, les services de Sir Ashton piégeront sa montre.

– Et l'archéologue ? Ne risque-t-elle pas de se rendre compte de quelque chose ?

– Elle aussi sera très occupée pendant ce temps-là. Dès qu'ils seront équipés, Sir Ashton vous fournira la fréquence des émetteurs. Ce qui m'inquiète un peu je dois vous l'avouer, puisque, de ce fait, il les possédera, lui aussi.

– Rassurez-vous, Amsterdam, ce genre d'appareil est de courte portée. Sir Ashton a peut-être les moyens de soudoyer tout le personnel qu'il souhaite en territoire anglais, mais dès lors que nos deux scientifiques seront arrivés dans mon pays, je doute qu'il puisse apprendre quoi que ce soit. Vous pouvez compter sur nous, les rapports sur leurs activités parviendront quotidiennement à l'ensemble de l'organisation sans que Sir Ashton en ait eu la primeur.

Le téléphone de Vackeers émit deux petits signaux stridents. Il lut le message qui venait de lui être adressé et s'excusa auprès de son hôte, il avait un autre rendez-vous.

Vackeers sauta dans un taxi et demanda à être conduit à South Kensington. La voiture le déposa sur Bute Street, devant la vitrine de la petite librairie française. Sur le trottoir d'en face, ainsi que le message l'en avait informé, une jeune femme lisait Le Monde, en prenant un café à la terrasse d'une épicerie.

Vackeers s'installa à la table voisine, commanda un thé et déplia un quotidien. Il y resta quelques instants, régla sa consommation et se leva, oubliant sa lecture sur la table.

Keira s'en rendit compte, attrapa le journal, appela l'homme qui s'éloignait, mais il avait déjà tourné le coin de la rue. Vackeers avait tenu la promesse qu'il avait faite à Ivory, il serait de retour ce soir à Amsterdam.

En reposant le quotidien sur la table, Keira aperçut une lettre qui en dépassait. Elle la tira légèrement et sursauta quand elle découvrit son prénom sur l'enveloppe.

Chère Keira,

Pardonnez-moi de ne pouvoir vous remettre en main propre ces quelques mots, mais pour des raisons qui seraient fastidieuses à vous expliquer, il est préférable que je ne sois pas aperçu en votre compagnie. Ce n'est pas pour vous inquiéter que je vous écris, mais, bien au contraire, pour vous féliciter et vous délivrer des nouvelles qui vous satisferont. Je suis ravi de découvrir que la fascinante légende de Tikkun Olamu, dont je vous entretenais dans mon bureau, aura fini par éveiller votre attention. Je sais qu'il vous est arrivé de penser, lorsque nous discutions à Paris, que j'étais trop vieux pour avoir gardé toute ma raison. Si je regrette les événements qui vous sont arrivés ces dernières semaines, ils auront eu le mérite, peut-être, de vous avoir fait réviser votre jugement à mon égard.

Je vous promettais de belles nouvelles, les voici. Je crois savoir qu'un texte très ancien a croisé votre chemin, figurez-vous que j'en connaissais l'existence, mais c'est grâce à vous et à votre pendentif que j'ai pu enfin progresser dans la compréhension de cet écrit qui longtemps me laissa interdit. J'en continue d'ailleurs toujours la transcription. À ce sujet, le document qui est en votre possession est incomplet, il y manque une ligne ; elle fut effacée du manuscrit. J'en ai retrouvé la trace dans une très ancienne bibliothèque d'Égypte, en parcourant une traduction dont je vous épargnerai la lecture car elle n'était pas de si bonne qualité. Si je ne peux être à vos côtés comme je l'aimerais, je ne saurais pour autant résister à l'envie de vous aider, chaque fois que cela me sera possible.

La phrase manquante dit cela : « Le lion dort sur la pierre de la connaissance. »

Tout cela reste bien mystérieux, n'est-ce pas ? Pour moi aussi. Mais mon instinct me dit que cette information pourrait peut-être un jour vous être précieuse. Beaucoup de lions dorment au pied des pyramides, n'oubliez pas que certains sont plus sauvages que d'autres, plus épris de liberté. Les plus solitaires vivent loin de la meute ; j'imagine que je ne vous apprends rien, vous avez l'habitude des lions, vous qui connaissez si bien l'Afrique. Soyez prudente, chère amie, vous n'êtes pas seule à vous passionner pour la légende de Tikkun Olamu. Et quand bien même elle ne serait qu'une légende... je sais que certains rêves, souvent les plus fous, conduisent aux découvertes les plus surprenantes. Faites un bon voyage. Je me réjouis que vous l'entrepreniez.

Votre dévoué, Ivory.

P-S : Ne parlez à personne de ce courrier, pas même à vos proches. Relisez-le pour ne rien oublier et détruisez-le.

Keira fit ce qu'Ivory lui avait demandé. Elle relut deux fois la lettre et n'en parla à personne, même pas à moi, tout du moins pas avant longtemps. Mais, au lieu de la détruire, elle la replia et la rangea dans sa poche.