À mon grand étonnement, il n'avait porté aucune attention aux traductions qui l'accompagnaient.

– Êtes-vous certain de son authenticité ? demanda-t-il.

– Oui.

– Le problème qui se pose ici n'est pas celui de la traduction mais plutôt de l'interprétation. On ne traduit pas une poésie mot à mot, n'est-ce pas ? Il en est de même pour les écritures anciennes. Il est facile de faire dire à peu près ce que l'on veut à un texte sacré ; les hommes ne se privent d'ailleurs pas d'en pervertir la parole bienveillante et de la détourner pour s'attribuer indûment des pouvoirs et obtenir ce qu'ils veulent de leurs fidèles. Les Écritures saintes ne menacent, ni ne commandent, elles indiquent un chemin et laissent à l'homme le choix de trouver celui qui le guidera, non dans sa vie, mais vers la vie. Ceux qui prétendent comprendre et perpétuer la parole de Dieu ne l'entendent pas toujours ainsi et abusent de la naïveté de ceux qu'ils se plaisent à gouverner.

– Pourquoi nous dites-vous cela, mon père ? demandai-je.

– Parce que je préférerais connaître vos intentions avant de vous instruire plus avant sur la nature de ce texte.

J'expliquai que j'étais astrophysicien, Keira archéologue, et le prêtre me surprit en nous confiant que notre association n'était pas sans conséquences.

– Vous cherchez tous deux quelque chose dont la compréhension est redoutable, êtes-vous certains d'être prêts à affronter les réponses que vous pourriez trouver au cours de votre route ?

– Qu'y a-t-il de redoutable ? demanda Keira.

– Le feu est un allié précieux pour l'homme, mais il est dangereux pour l'enfant qui ne sait pas l'utiliser. Il en est de même pour certaines connaissances. À l'échelle de l'humanité, les hommes ne sont encore que des enfants ; regardez notre monde et voyez combien nous manquons encore d'éducation.

Walter promit que Keira et moi étions tout à fait respectables et dignes de confiance. Cela fit sourire le prêtre.

– Que connaissez-vous vraiment de l'Univers, monsieur l'astrophysicien ? me demanda-t-il.

Sa question n'avait rien d'arrogant, il n'y avait dans le ton de sa voix aucune suffisance, mais avant que je ne puisse répondre, il regarda Keira avec bienveillance et lui demanda :

– Vous qui pensez que mon pays est le berceau de l'humanité, vous êtes-vous déjà demandé pourquoi ?

Nous espérions tous deux pouvoir lui fournir des réponses savantes et pertinentes, mais il nous posa aussitôt une troisième question.

– Croyez-vous que votre rencontre soit fortuite, imaginez-vous possible qu'un tel document puisse arriver entre vos mains par le seul fait du hasard ?

– Je ne sais pas mon père, balbutia Keira.

– Vous qui êtes archéologue, mademoiselle, croyez-vous que l'homme ait découvert le feu ou que le feu lui soit apparu, quand arriva le moment où il en fut ainsi ?

– Je crois que l'intelligence naissante de l'homme lui a permis d'apprivoiser le feu.

– Vous appelleriez cela la providence, alors ?

– Si je croyais en Dieu, probablement.

– Vous ne croyez pas en Dieu mais c'est vers un homme d'Église que vous vous tournez pour essayer de percer un mystère dont la portée vous échappe. N'oubliez pas ce paradoxe, je vous en prie, il faudra vous en souvenir le moment venu.

– Quel moment ?

– Quand vous aurez compris où vous mène cette route, car vous n'en savez rien, ni l'un ni l'autre. Sinon feriez-vous ce chemin ? J'en doute.

– Mon père, je ne comprends pas de quoi vous nous parlez, pouvez-vous nous éclairer quant à la signification de ce texte ? me risquai-je à demander.

– Vous n'avez pas répondu à ma question, monsieur l'astrophysicien, que savez-vous de l'Univers ?

– Beaucoup de choses, je vous l'assure, répondit Walter à ma place, j'ai été son élève pendant quelques semaines et vous n'imaginez pas la masse de connaissances qu'il m'a fallu assimiler, et je n'ai pas pu me souvenir de tout.

– Des chiffres, des noms d'étoiles, des situations, des distances, des mouvements, tout cela ne sont que des constatations ; vous et vos collègues commencez à entrevoir, mais qu'avez-vous compris ? Sauriez-vous me dire ce qu'est l'infiniment grand ou l'infiniment petit ? Connaissez-vous l'origine, devinez-vous la fin ? Savez-vous qui nous sommes, ce que cela veut dire que d'être un humain ? Sauriez-vous expliquer à un enfant de six ans ce qu'est l'intelligence dont parlait mademoiselle, celle qui aurait permis à l'homme d'apprivoiser le feu ?

– Pourquoi à un enfant de six ans ?

– Parce que, si vous ne savez pas expliquer un concept à un enfant de six ans, c'est que vous n'en connaissez pas le sens !

Le prêtre avait pour la première fois haussé le ton et l'écho de sa voix résonna entre les murs de l'église Sainte-Marie.

– Nous sommes tous des enfants de six ans sur cette petite planète, dit-il en se calmant.

– Non, je ne peux répondre à aucune de ces questions, mon père, personne ne le peut.

– Pas encore, mais si ces réponses vous étaient offertes, vous sentiriez-vous prêts, l'un comme l'autre à les entendre ?

L'homme avait soupiré en disant cela, comme pris de chagrin.

– Vous souhaitez que j'éclaire votre route ? Il n'y a que deux façons de comprendre ce qu'est la lumière, deux moyens d'avancer vers elle. L'homme n'en connaît qu'un. C'est pour cela que Dieu lui est si important. À l'enfant de six ans qui vous aurait demandé ce qu'est l'intelligence, vous auriez pu répondre d'un seul mot : l'amour. Voilà une pensée dont la portée nous échappera encore longtemps. Cette frontière que vous vous apprêtez à franchir, il n'y aura pas de retour en arrière possible. Lorsque vous saurez, il sera trop tard pour renoncer. C'est pour cela que je vous repose encore une fois ma question. Êtes-vous prêts à dépasser les limites de votre propre intelligence, à prendre le risque d'abandonner votre condition humaine, comme on abandonne l'enfance ? Comprenez-vous que voir son père n'est pas pour autant le connaître ? Accepteriez-vous d'être orphelins de celui qui vous a élevés à cette condition d'homme ?

Ni Keira ni moi n'avons répondu à ce singulier personnage. J'aurais aimé pouvoir comprendre ce que sa sagesse tentait de nous révéler, deviner de quoi il voulait tant nous protéger. Si seulement j'avais su !

Il se pencha sur la feuille, soupira à nouveau et nous regarda fixement Keira et moi.

– Voici comment il faut lire cette écriture, nous dit-il.

Le vitrail de la nef se fendit d'un minuscule éclat, neuf millimètres de diamètre à peine. Le projectile traversa l'église à la vitesse de mille mètres par seconde. La balle transperça la nuque, sectionna la veine jugulaire, avant de venir s'écraser sur la deuxième vertèbre cervicale du prêtre. L'homme ouvrit la bouche à la recherche d'un peu d'air et s'effondra aussitôt.

Nous n'avions entendu ni coup de feu, ni même le bruit de l'éclatement du vitrail au-dessus de la nef. Si du sang ne s'était échappé de sa bouche, si ce même sang ne s'était mis à ruisseler le long de son cou, nous aurions cru que le prêtre faisait un malaise. Keira bondit en arrière, Walter la força à se baisser avant de l'entraîner vers les portes de l'église.

Le prêtre gisait face contre terre, sa main tremblait, et moi je restais là, tétanisé devant la mort qui l'emmenait. Je me suis agenouillé et l'ai retourné. Ces yeux fixaient la croix, il me sembla qu'il souriait. Il tourna la tête et vit la flaque de sang qui se formait autour de lui. À son regard, je compris qu'il voulait que je m'approche.

– Les pyramides cachées, murmura-t-il dans un ultime souffle de vie, la connaissance, l'autre texte. Si un jour vous le trouviez, alors laissez-le dormir, je vous en prie, il est encore trop tôt pour le réveiller, ne commettez pas l'irréparable.

Ce furent là ses derniers mots.

Seul sous cette nef désertée, j'entendis au loin la voix de Walter qui me suppliait de le rejoindre. D'un geste de la main, je fermai les yeux du prêtre, ramassai le texte entaché de son sang ; hébété, je sortis de l'église.

Keira était assise sur les marches du parvis, elle me regardait, incrédule et tremblante, espérant peut-être que je lui dise que tout ceci n'était qu'un cauchemar, que d'un claquement de doigts je la ramènerai à la réalité, mais ce fut Walter qui se chargea de le faire.

– Partons d'ici, vous m'entendez ? Il est temps de vous ressaisir, vous vous laisserez aller plus tard. Bon sang, Adrian, occupez-vous de Keira et filons, si le tueur est encore dans les parages, il n'aura guère envie de laisser trois témoins derrière lui, et nous sommes à découvert !

– Si on avait voulu nous tuer, nous serions déjà morts.

J'aurais mieux fait de me taire, un morceau de pierre vola en éclats à mes pieds. Je pris Keira par le bras et l'entraînai vers la rue, Walter à nos trousses. Nous courions tous trois à perdre haleine. Un taxi passa au bout de Cooper Lane ; Walter hurla, les feux arrière de la voiture s'illuminèrent. Le chauffeur nous demanda notre destination et nous répondîmes en chœur : le plus loin possible !

De retour chez moi, Walter me supplia de changer de chemise, celle que je portais était maculée du sang du prêtre, Keira n'avait pas meilleure allure que moi, ses vêtements aussi étaient tachés. Je l'entraînai vers la salle de bains. Elle ôta son pull, laissa glisser son pantalon et entra sous la douche avec moi.

Je me souviens de lui avoir lavé les cheveux, comme pour la délivrer d'une souillure qui nous collait à la peau. Elle posa sa tête sur mon torse, la chaleur de l'eau ranimait nos corps glacés. Keira leva la tête, elle me dévisageait. J'aurais voulu prononcer des paroles apaisantes, seules mes mains tentaient de la rassurer, quelques caresses pour effacer l'horreur que nous avions partagée.