Jeanne m'inspecta de la tête aux pieds, elle me salua, je la saluai à mon tour. Elle me demanda, très intriguée, si j'étais anglais. Mon accent ne laissait planer aucun doute sur la question, mais par courtoisie je me sentis obligé de lui répondre que c'était bien le cas.
– Vous êtes un Anglais d'Angleterre, donc ? demanda Jeanne.
– Tout à fait, répondis-je prudemment.
Jeanne rougit presque.
– Je voulais dire un Anglais d'Angleterre de Londres ?
– Absolument.
– Je vois, dit Jeanne.
Je ne résistai pas à l'envie de l'interroger sur ce qu'elle voyait exactement, et pourquoi ma réponse l'avait fait sourire ?
– Je me demandais ce qui avait bien pu arracher Keira à sa maudite vallée, dit-elle, maintenant, je comprends mieux...
Keira me foudroya du regard. J'allais m'éclipser, elles devaient avoir des tas de choses à se dire, mais Jeanne insista pour que je reste en leur compagnie. Nous avons partagé un très agréable moment pendant lequel Jeanne ne cessa de m'interroger sur mon métier, ma vie en général, et je fus presque gêné qu'elle semblât s'intéresser plus à moi qu'à sa sœur. Keira finit d'ailleurs par en prendre ombrage.
– Je peux vous laisser tous les deux si je dérange, je repasserai à Noël, dit-elle alors que Jeanne voulait savoir, pour je ne sais quelle raison, si j'avais accompagné Keira sur la tombe de leur père.
– Nous ne sommes pas encore assez intimes, dis-je en taquinant un peu Keira.
Jeanne espérait que nous resterions la semaine entière, elle faisait déjà des projets de dîners, de week-end. Keira lui avoua que nous n'étions là que pour un jour ou deux, tout au plus. Lorsqu'elle nous demanda, déçue, où nous nous rendions, Keira et moi échangeâmes des regards confus, nous n'en avions pas la moindre idée. Jeanne nous invita chez elle.
Pendant le repas, Keira réussit à joindre au téléphone cet homme que nous devions retrouver, celui qui pourrait peut-être nous éclairer sur le texte découvert à Francfort. Rendez-vous fut pris pour le lendemain matin.
– Je crois qu'il serait mieux que j'y aille seule, me suggéra Keira en regagnant le salon.
– Où cela ? demanda Jeanne.
– Voir un de ses amis, répondis-je, un confrère archéologue si j'ai bien compris. Nous avons besoin de son aide pour interpréter un texte écrit dans une langue ancienne africaine.
– Quel ami ? interrogea Jeanne qui semblait plus curieuse que moi.
Keira ne répondit pas et se proposa d'aller chercher le plateau de fromages, ce qui annonçait le moment du dîner que je redoutais le plus. Pour nous les Anglais, le camembert restera à jamais une énigme.
– Tu ne vas pas voir Max, j'espère ? cria Jeanne pour que Keira l'entende depuis la cuisine.
Keira s'abstint de répondre.
– Si tu as un texte à interpréter, j'ai tout les spécialistes nécessaires au musée, poursuivit Jeanne sur le même ton.
– Mêle-toi de ce qui te regarde, grande sœur, dit Keira en réapparaissant dans le salon.
– Qui est ce Max ?
– Un ami que Jeanne aime beaucoup !
– Si Max est un ami, moi je suis une bonne sœur, répondit Jeanne.
– Il y a des moments où j'en viens à me le demander, dit Keira.
– Puisque Max est un ami, il sera ravi de rencontrer Adrian. Les amis d'amis sont des amis, n'est-ce pas ?
– Quelle est la partie de « mêle-toi de ce qui te regarde » qui t'a échappé, Jeanne ?
Le moment était propice à ce que j'intervienne et j'informai Keira que je l'accompagnerais le lendemain à son rendez-vous. Si j'avais réussi à mettre un terme à une querelle naissante entre les deux sœurs, j'avais aussi réussi à agacer Keira, qui me fit la tête le reste de la soirée et m'offrit pour lit le canapé du salon.
Le matin suivant, nous sommes partis en métro, direction boulevard de Sébastopol ; l'imprimerie de Max se trouvait dans une rue adjacente. Il nous reçut très aimablement et nous invita dans son bureau situé sur la mezzanine. J'ai toujours été émerveillé par l'architecture des vieux bâtiments industriels construits à l'époque d'Eiffel, les assemblages de poutrelles sorties des aciéries de Lorraine sont uniques au monde.
Max se pencha sur notre document, il attrapa un bloc-notes, un crayon à papier et se mit au travail avec une aisance qui ne manqua pas de me fasciner. On aurait dit un musicien déchiffrant une partition et la jouant aussitôt.
– Cette traduction est truffée d'erreurs, je ne dis pas que la mienne sera parfaite, il me faudrait du temps, mais je trouve déjà ici et là des fautes impardonnables. Approchez-vous, nous dit-il, je vais vous montrer.
Le crayon posé sur la feuille, il parcourait le texte, nous indiquant les équivalences grecques qu'il jugeait erronées.
– Ce ne sont pas des « mages » dont on parle ici, mais des magistères. Le mot « abondance » est une stupide erreur d'interprétation, il faut lire à la place « infinité ». Abondance et infinité peuvent avoir des sens voisins mais c'est le second terme qu'il convient d'utiliser dans ce cas. Un peu plus bas, ce n'est pas non plus le mot « homme » qu'il faut lire mais le mot « personne ».
Il repoussa ses lunettes sur le bout de son nez. Le jour où à mon tour je serai obligé d'en porter, il faudra que je me souvienne de ne jamais faire ce geste, c'est fou comme cela vous vieillit soudainement. Si l'érudition de ce Max forçait le respect, la façon dont il reluquait Keira m'exaspérait au plus haut point ; j'avais l'impression d'être le seul à m'en apercevoir, elle, faisait comme si de rien n'était, ce qui m'agaçait encore plus.
– Je pense qu'il y a aussi quelques erreurs de conjugaison et je ne suis pas certain que l'ordonnancement des phrases soit exact, ce qui bien sûr dénature complètement l'interprétation du texte. Je ne fais ici qu'un travail liminaire, mais par exemple le segment « sous les trigones étoilés » n'est pas situé au bon endroit. Il faut inverser les mots et le rattacher à la fin de la phrase à laquelle il appartient. Un peu comme en anglais, n'est-il pas ?
Max avait certainement voulu agrémenter son cours magistral d'un trait d'humour, je m'abstins de tout commentaire. Il arracha la feuille du bloc et nous la tendit. À notre tour, Keira et moi nous penchâmes sur sa traduction, pour lire et, cette fois, sans lunettes :
J'ai dissocié la table des mémoires, confié aux magistères des colonies les parties qu'elle conjugue.
Sous les trigones étoilés que restent celées les ombres de l'infinité. Qu'aucun ne sache où l'apogée se trouve, la nuit de l'un garde l'origine. Que personne ne l'éveille, à la réunion des temps imaginaires, se dessinera la fin de l'aire.
– C'est sûr que vu comme ça, c'est beaucoup plus clair !
À défaut d'avoir fait sourire Max, ma pique avait amusé Keira.
– Dans des écrits aussi anciens que celui-ci, l'interprétation de chaque mot compte autant que la traduction.
Max se leva pour aller photocopier le document, il nous promit d'y consacrer son week-end et demanda à Keira où il pourrait la joindre ; elle lui donna le numéro de téléphone de Jeanne. Max voulut savoir jusqu'à quand elle restait à Paris, Keira répondit qu'elle n'en savait rien. J'avais la désagréable impression d'être invisible. Heureusement, un chef de service appela Max, il y avait un problème sur une machine. J'en profitai pour déclarer que nous avions suffisamment abusé de sa gentillesse et que le moment était venu de le laisser retourner travailler. Max nous raccompagna.
– Au fait, dit-il sur le pas de la porte, pourquoi ce texte t'intéresse ? Il a un rapport avec tes recherches en Éthiopie ?
Keira me regarda discrètement et mentit à Max en lui disant qu'un chef de tribu le lui avait remis. Quand il me demanda si j'aimais autant qu'elle la vallée de l'Omo, Keira affirma sans aucune gêne que j'étais l'un de ses plus précieux collaborateurs.
Nous sommes allés prendre un café dans une brasserie du Marais. Keira n'avait pas dit un mot depuis que nous avions quitté Max.
– Il est drôlement calé pour un imprimeur.
– Max était mon professeur d'archéologie, il a changé de carrière.
– Pourquoi ?
– Éducation bourgeoise, il n'avait pas le goût de l'aventure ni du terrain, et puis, à la mort de son père, il a repris l'affaire familiale.
– Vous êtes restés longtemps ensemble ?
– Qui te dit que nous avons été ensemble ?
– Je sais que mon français laisse à désirer, mais le mot « liminaire » fait-il partie du vocabulaire courant ?
– Non, pourquoi ?
– Quand on utilise des formules aussi compliquées pour dire des choses simples, c'est généralement que l'on ressent le besoin de se donner de l'importance, ce que les hommes ont la faiblesse de faire quand ils ont envie de plaire. Ton imprimeur archéologue a une très haute opinion de lui-même, ou alors il cherche encore à t'impressionner. Et ne me dis pas que j'ai tort !
– Et toi, ne me dis pas que tu es jaloux de Max, ce serait pathétique.
– Je n'ai aucune raison d'être jaloux de qui que ce soit, puisque je suis tantôt l'un de tes amis, tantôt l'un de tes précieux collaborateurs. N'est-il pas ?
Je demandai à Keira pourquoi elle avait menti à Max.
– Je ne sais pas, ça m'est venu comme ça.
Je préférais parler d'autre chose que de Max. J'avais surtout envie que nous nous éloignions le plus tôt possible de son imprimerie, de son quartier et de Paris ; je proposai à Keira de rendre visite à l'une de mes connaissances londoniennes qui pourrait peut-être nous aider à décrypter ce texte, une personne bien plus érudite que son imprimeur.
– Pourquoi n'en as-tu pas parlé plus tôt, me dit-elle ?
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