– Et comment retrouver ce document ? La Bibliothèque nationale est immense.
– Je suis certain de l'avoir consulté dans les locaux de Francfort, il m'est arrivé plusieurs fois de me rendre à l'établissement de Munich et à celui de Leipzig, mais je suis sûr qu'en ce qui concerne ce manuscrit, c'était bien à Francfort. D'ailleurs, maintenant cela me revient, il se trouvait dans un codex, mais lequel ? Tout cela remonte à une dizaine d'années. Il faudrait vraiment que je range mes affaires. Je vais m'y atteler dès ce soir et, si je découvre quelque chose, je vous appellerai aussitôt.
Après que le conservateur nous eut laissés, Keira et moi décidâmes de rentrer à pied. La vieille ville de Nebra ne manquait pas de charme et une promenade nous aiderait à digérer ce repas trop copieux.
– Je suis désolé, je crois que je t'ai entraînée dans une aventure qui n'a ni queue ni tête.
– Tu plaisantes, j'espère, me répondit Keira. Tu ne vas pas te dégonfler quand ça commence à devenir intéressant ? Je ne sais pas quels sont tes plans pour demain matin, mais moi je vais à Francfort.
Nous traversions tranquillement une petite place avec une ravissante fontaine en son centre quand surgit une voiture aux phares aveuglants.
– Merde, ce con fonce droit sur nous ! hurlai-je à Keira.
J'eus tout juste le temps de la pousser dans le renfoncement d'une porte cochère, le bolide me frôla et dérapa au milieu de la place avant de filer par la grande rue. Si ce dingue avait voulu nous ficher la trouille de notre vie, il avait réussi son coup. Je n'avais même pas eu le temps de relever sa plaque d'immatriculation. J'aidai Keira à se redresser, elle me regarda stupéfaite ; avait-elle rêvé ou ce type avait-il délibérément tenté de nous écraser ? Je dois dire que sa question me laissa perplexe.
Je lui proposai de l'emmener boire un remontant. Elle avait eu son compte d'émotions et préférait rentrer à l'hôtel. En arrivant à notre étage, je fus étonné de trouver le palier plongé dans l'obscurité. Qu'une ampoule ait rendu l'âme passe encore, mais le couloir tout entier... Cette fois, ce fut Keira qui eut la présence d'esprit de me retenir.
– N'y va pas.
– Notre chambre est au bout de ce couloir, nous n'avons pas vraiment le choix.
– Descends avec moi à la réception, ne joue pas au héros maintenant, il y a quelque chose qui cloche, je le sens.
– Les plombs ont sauté, voilà ce qui cloche !
Mais je sentais Keira inquiète et nous sommes redescendus.
Le réceptionniste s'excusa et s'excusa encore, cela ne s'était jamais produit. C'était d'autant plus étrange que l'étage et le rez-de-chaussée dépendaient du même fusible et visiblement, ici, tout était éclairé. Il attrapa une lampe de poche, nous demanda d'attendre dans le hall et promit de revenir dès qu'il aurait réparé la panne.
Keira m'entraîna vers le bar, finalement, un petit schnaps lui permettrait peut-être de trouver le sommeil.
Cela faisait déjà vingt minutes que notre réceptionniste était parti.
– Reste ici, je vais voir ce qui se passe et, si je ne suis pas de retour dans cinq minutes, appelle la police.
– Je viens avec toi.
– Non, tu restes ici, Keira, pour une fois tu m'écoutes, ou un de ces jours, je vais vraiment finir par ouvrir la portière. Et ne dis rien, je me comprends très bien !
Je me sentais coupable d'avoir laissé ce concierge partir seul, alors que Keira avait pressenti un danger auquel je n'avais pas cru. J'ai grimpé l'escalier à l'affût du moindre bruit qui trahirait une présence ; j'ai appelé par tous les prénoms allemands que je connaissais, avancé à tâtons dans l'obscurité du couloir et j'ai d'abord trouvé la lampe de poche, en marchant dessus, et puis notre réceptionniste allongé sur le sol. Sa tête baignait dans une flaque de sang s'égouttant d'une méchante plaie au crâne. La porte de notre chambre était ouverte, la fenêtre aussi. Nos bagages avaient été vidés, toutes nos affaires étaient éparpillées. Mais à part un peu de mon amour-propre, on ne nous avait rien dérobé.
L'officier de police relut ma déclaration ; je n'avais rien d'autre à ajouter. J'ai apposé ma signature au bas du document, Keira a fait de même et nous avons quitté le commissariat.
L'hôtelier nous avait aidés à nous reloger dans un autre établissement de la ville. Ni elle ni moi n'arrivions à nous endormir. La violence de cet épisode nous avait rapprochés. Cette nuit-là, dans le lit où nous nous blottissions dans les bras l'un de l'autre, Keira rompit sa promesse, nous nous sommes embrassés.
Ce n'était pas à proprement parler le contexte romantique dont j'avais rêvé, mais l'inattendu révèle parfois des trésors inespérés ; en s'endormant, Keira prit ma main dans la sienne et ce geste de tendresse était plus irrésistible qu'un baiser.
Le lendemain matin, nous prenions un petit déjeuner à la terrasse d'une brasserie.
– Il faut que je te confie quelque chose. Ce n'est pas la première fois qu'il m'arrive de vivre une mésaventure comme celle d'hier. J'en viens à me demander si la porte de notre chambre a été forcée par un simple cambrioleur et je m'interroge aussi sur ce chauffard qui a failli nous écraser.
Keira a posé son croissant, elle m'a fixé du regard et j'ai pu lire dans ses yeux autre chose que de l'étonnement.
– Tu sous-entends que quelqu'un en a après nous ?
– En tout cas, après ton pendentif ; avant que je m'intéresse à lui, ma vie était plus calme... à part une crise d'hypoxie en haute altitude.
Et je fis le récit à Keira de ce qui nous était arrivé à Walter et à moi à Héraklion, la façon dont ce professeur avait voulu s'emparer de son collier, comment Walter l'en avait dissuadé et la course-poursuite qui s'était ensuivie.
Keira s'est moquée de moi, elle a éclaté de rire et, pourtant, je ne voyais rien de drôle dans ce que je venais de lui raconter.
– Vous avez cassé la figure à un type parce qu'il voulait garder mon collier quelques heures pour l'étudier, vous avez assommé et menotté un agent de sécurité, vous vous êtes barrés comme des voleurs et vous pensiez être au cœur d'une conspiration ?
Je crois que Keira se moquait également de Walter, ça ne me réconfortait pas plus que cela, mais un peu tout de même.
– Et pendant que tu y es, la mort du vieux chef mursi n'était pas non plus un accident ?
Je n'ai rien répondu.
– Tu divagues. Comment aurait-on su où nous étions ? reprit-elle.
– Je n'en sais rien, je ne veux rien exagérer, mais je pense que nous devrions être un peu plus sur nos gardes.
Le conservateur du musée nous aperçut de loin, il se précipita vers nous. Nous l'invitâmes à s'asseoir.
– J'ai appris, dit-il, la terrible mésaventure qui vous est arrivée cette nuit. C'est épouvantable, la drogue fait des ravages en Allemagne. Pour le prix d'une dose d'héroïne, les jeunes sont prêts à commettre n'importe quel crime. Nous avons eu plusieurs vols à l'arraché, quelques chambres d'hôtels cambriolées, comme en connaissent tous les lieux où affluent les touristes, mais jusque-là jamais de violences.
– C'était peut-être un vieux qui voulait sa dose, les vieux sont plus méchants, répondit Keira d'un ton sec.
Je lui donnai un discret coup de genou sous la table.
– Pourquoi toujours tout mettre sur le dos des jeunes ? reprit-elle.
– Parce que les personnes âgées sautent plus difficilement par la fenêtre du premier étage d'un hôtel pour prendre la fuite, répondit le conservateur du musée.
– Vous couriez gaillardement tout à l'heure et vous n'êtes pas un perdreau de l'année, répliqua Keira, plus entêtée que jamais.
– Je ne pense pas que monsieur le conservateur du musée soit venu visiter notre chambre hier soir, dis-je en ricanant pour sauver la situation.
– Ce n'est pas non plus ce que je suggérais, répondit Keira.
– Je crains d'avoir perdu le fil de la conversation, intervint le conservateur. Malgré tous ces tracas, j'ai quand même deux bonnes nouvelles. La première est que le réceptionniste est hors de danger. La seconde, c'est que j'ai retrouvé la cote du codex à la Bibliothèque nationale. Cela me travaillait, j'ai passé une bonne partie de la nuit à ouvrir boîtes et cartons et j'ai fini par mettre la main sur un petit carnet où j'indexais toutes les documentations que je consultais dans le temps. Une fois à la bibliothèque, vous demanderez la référence suivante, dit-il en nous tendant un petit bout de papier. Ce genre d'ouvrage est trop ancien et bien trop fragile pour être accessible au grand public, mais vos qualités professionnelles vous y donneront accès. Je me suis permis d'adresser une télécopie à ma consœur, conservatrice de la bibliothèque de Francfort, vous y serez bien accueillis.
Nous avons remercié notre hôte de tout le mal qu'il s'était donné et nous avons quitté Nebra, laissant derrière nous de bons et de mauvais souvenirs.
Keira fut peu diserte pendant le trajet. De mon côté, je pensais à Walter, espérant qu'il répondrait au courriel que je lui avais adressé. Nous sommes arrivés en fin de matinée à la Bibliothèque nationale.
Le bâtiment de facture récente s'élevait sur deux niveaux. À l'arrière, la façade en verre bordait un grand jardin. Nous nous sommes présentés à l'accueil et, quelques instants plus tard, une femme en tailleur strict vint à notre rencontre. Elle se présenta sous le nom d'Helena Weisbeck et nous invita à la suivre jusqu'à son bureau. Elle nous y offrit du café et des biscuits secs. Nous n'avions pas pris le temps de déjeuner, Keira les dévora.
– Décidément ce codex commence à m'intriguer, il y a des années que personne ne s'y était intéressé et voilà qu'aujourd'hui vous êtes les seconds à vouloir le consulter.
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