– Quel genre d'accident ?

– Le vieillard s'en est pris à eux, il a fait une mauvaise chute.

– Qui est au courant ?

– Je vous avais garanti la primeur de mes informations, mais, compte tenu de la tournure des événements, je ne peux vous laisser plus de la journée avant de les contacter. Et il va falloir que j'explique pourquoi mes hommes suivaient vos deux zozos.

Lorenzo n'eut pas le loisir de saluer Ivory, il avait déjà raccroché.

– Qu'en pensez-vous ? demanda Vackeers qui se tenait dans le fauteuil juste en face de lui.

– Ivory ne sera pas dupe bien longtemps, je le soupçonne même d'avoir deviné que vous êtes déjà informé, c'est un vieux renard, vous ne le piégerez pas comme ça.

– Ivory est un vieil ami et je ne cherche pas à le piéger, je veux juste l'empêcher de nous manipuler. Nos objectifs sont divergents, nous ne pouvons pas le laisser mener la danse.

– Eh bien, si vous voulez mon opinion, au moment même où nous parlons, je parie qu'il dirige l'orchestre.

– Qu'est-ce qui vous fait penser cela ?

– L'homme qui attend en bas, dans la rue, je serais prêt à parier aussi qu'il vous a pris en filature à la sortie de votre bureau.

– Depuis Amsterdam ?

– Pour qu'il se rende visible de façon aussi grossière, soit c'est un incapable, soit votre vieil ami vous envoie un message, quelque chose du genre « ne me prenez pas pour un imbécile, Vackeers, je sais où vous vous trouvez ». Et vu que ce type a réussi à vous suivre jusqu'ici sans que vous le remarquiez, je pencherais plutôt pour cette seconde hypothèse.

Vackeers se leva d'un bond et se rendit à la fenêtre. Mais l'homme dont venait de parler Lorenzo s'éloignait déjà.

*

*     *


Haute-Saxe

– Tu devrais mettre ta ceinture, les routes sont étroites.

Keira ouvrit la vitre en grand et fit comme si elle ne m'avait pas entendu. Il m'est arrivé parfois au cours de ce voyage d'avoir envie d'ouvrir la portière et de la pousser au-dehors.

Le conservateur du musée de Nebra nous accueillit à bras ouverts. L'homme était si fier de sa collection qu'il nous en détailla chaque pièce. Épées, boucliers, fers de lances, tout y passa ; nous dûmes écouter l'histoire de ses cent trésors avant qu'il nous présente enfin le disque.

L'objet était remarquable. Son apparence n'avait rien en commun avec le pendentif de Keira, mais nous étions tous deux fascinés par sa beauté et par l'ingéniosité de celui qui l'avait conçu. Comment à l'âge de bronze, l'homme avait-il pu réaliser une telle prouesse technique ? Le conservateur nous convia à la cafétéria et nous demanda en quoi il pouvait nous être utile. Keira lui montra son collier et je confiai à notre interlocuteur ses propriétés particulières. Passionné par ce que je venais de lui révéler, il me questionna sur son âge et je lui répondis que nous n'en savions rien.

L'homme avait consacré dix années de sa vie à l'étude du disque de Nebra, notre objet l'intriguait au plus haut point. Il se souvenait vaguement d'avoir lu quelque chose qui pourrait nous intéresser. Il lui fallait remettre de l'ordre dans ses pensées autant que dans ses archives. Il nous proposa de nous retrouver le soir même et de dîner en notre compagnie. D'ici là, il essaierait de faire de son mieux pour nous aider dans nos recherches. Nous avions l'après-midi libre. À l'hôtel deux ordinateurs étaient mis à la disposition de la clientèle, j'en profitai pour envoyer de mes nouvelles à Walter et adresser quelques mails à des confrères, jonglant entre ce que je m'autorisais à révéler et ce que je préférais leur cacher afin de ne pas passer pour un illuminé.

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Francfort

Aussitôt descendu de l'avion, Vassily s'était rendu successivement devant les quatre comptoirs de location de voitures qui se trouvaient dans le terminal international. Il avait présenté une photo à chacun des employés, demandant s'il reconnaissait le couple qu'il leur montrait. Trois d'entre eux avaient répondu par la négative, le quatrième indiqua que ce genre d'information était confidentiel. Vassily savait désormais que ceux qu'il cherchait n'avaient pas pris un taxi pour se rendre en ville et, bien plus important, auprès de qui ils avaient loué une voiture. Rompu à ce genre d'exercice, il s'éloigna vers une cabine téléphonique d'où il appela l'employé qu'il venait de quitter ; dès que celui-ci décrocha, il lui expliqua dans un allemand presque parfait qu'un accident s'était produit sur l'aire de stationnement et que sa présence était requise dans les plus brefs délais. Vassily épia l'homme qui raccrochait, furieux, et se précipitait vers les ascenseurs menant aux sous-sols. Dès que l'employé eut disparu, Vassily retourna vers le comptoir, se pencha sur le clavier du terminal et bientôt l'imprimante crépita. Vassily s'éloigna avec un double du contrat de location d'Adrian en poche.

Après avoir composé le numéro de téléphone trouvé dans l'enveloppe à la consigne de la gare de Moscou, il savait que la Mercedes grise immatriculée KA PA 521 avait été filmée par les caméras de surveillance de l'autoroute B43, puis par celles de l'autoroute A5 dans la direction de Hanovre ; cent vingt-cinq kilomètres plus loin on retrouvait le véhicule sur l'A7 où il avait emprunté la sortie 86. À cent dix kilomètres de là, la Mercedes filait à cent trente kilomètres à l'heure sur l'A71, un peu plus tard elle se trouvait sur une nationale en direction de Weimar. Faute de dispositif de surveillance sur les routes de moindre importance, la voiture semblait s'être évanouie dans la nature, mais grâce à la caméra d'un feu rouge elle réapparut à un carrefour de Rothenberga.

Vassily loua une grosse berline et quitta l'aéroport de Francfort, suivant scrupuleusement l'itinéraire qu'il avait recopié.

Ce jour-là, la chance était de son côté, une seule route se prolongeait depuis l'endroit où la Mercedes avait été vue pour la dernière fois. Ce n'est que quinze kilomètres plus tard, en traversant Saulach qu'il fut confronté à un choix d'itinéraire. L'avenue Karl Marx filait en direction de Nebra, alors qu'une route sur sa gauche partait vers Bucha. Suivre Karl Max ne lui disait rien de bon, il alla vers Bucha ; la route s'enfonçait dans un sous-bois, avant de resurgir à travers un paysage de vastes champs de colza.

À Memleben, alors qu'il arrivait près d'une rivière, Vassily changea d'avis ; rouler vers l'est ne le tentait plus, il donna un coup de volant et tourna brusquement dans Thomas Müntzer Strasse. L'itinéraire qu'il avait emprunté devait être triangulaire puisqu'à nouveau un panneau indiquait la ville de Nebra. Lorsqu'il vit sur sa droite le parking d'un musée d'archéologie, Vassily ouvrit sa vitre et s'offrit sa première cigarette de la journée. Le chasseur flairait ses proies dans les parages, il ne lui faudrait plus bien longtemps avant de les localiser.

*

*     *

Le conservateur du musée nous avait rejoints à notre hôtel. Pour l'occasion, il avait revêtu un costume en velours côtelé, une chemise à carreaux et une cravate en tricot. Même avec nos vêtements rescapés d'un périple en Afrique, nous avions plus élégante allure que lui. Il nous emmena dans une auberge et attendit que Keira et moi soyons assis pour nous demander gaiement comment nous nous étions connus.

– Nous sommes amis depuis l'école ! répondis-je.

Keira m'administra un franc coup de pied sous la table.

– Adrian est plus qu'un ami, c'est presque un guide pour moi ; d'ailleurs il m'emmène souvent en voyage pour me distraire, dit-elle en labourant mes orteils de son talon.

Le conservateur préféra changer de sujet. Il appela la serveuse et commanda notre repas.

– J'ai peut-être quelque chose qui va vous intéresser, nous dit-il. Lorsque j'effectuais mes recherches sur le disque de Nebra, et Dieu sait combien j'ai pu en faire, je suis tombé sur un document à la Bibliothèque nationale. J'ai cru un temps qu'il m'aiderait dans mes travaux, c'était une fausse piste, mais peut-être pas en ce qui vous concerne. J'ai eu beau chercher tout l'après-midi dans mes dossiers, je n'ai pas pu remettre la main dessus, mais je me souviens assez bien de son contenu. C'est un texte rédigé en guèze, une très ancienne langue africaine dont les caractères sont relativement proches de l'alphabet grec.

L'intérêt de Keira sembla soudain s'éveiller.

– Le guèze, reprit-elle, est un langage sémitique qui a servi au développement de l'amharique en Éthiopie et du tigrinia en Érythrée. Les écritures qui donnèrent naissance au guèze datent d'à peu près trois mille ans. Le plus étonnant est en effet la ressemblance non seulement de l'alphabet mais aussi de certaines vocalises entre le guèze et le grec ancien. Selon les croyances de l'Église éthiopienne orthodoxe, le guèze fut une révélation divine faite à Enos. Dans le livre de la Génèse, Enos est fils de Seth, père de Kenan et petit-fils d'Adam, en hébreu, Enosh suggère la notion d'humanité. Dans la Bible orthodoxe éthiopienne, Enos est né au cours de la trois cent vingt-cinquième année de la création du monde, qui remonterait au trente-huitième siècle avant Jésus-Christ, période antédiluvienne dans la mythologie hébraïque. Quoi, qu'est-ce qu'il y a ?

J'avais dû regarder Keira bizarrement car elle s'était interrompue dans son récit avant d'ajouter qu'elle était soulagée que je remarque enfin que son principal métier ne consistait pas à m'aider à réécrire le Guide du routard.

– Vous souvenez-vous de ce que révélait ce texte rédigé en guèze ? demanda Keira au conservateur du musée.

– Entendons-nous bien, si l'écrit originel est en guèze, celui que j'ai eu entre les mains est bien plus récent, c'est une retranscription qui ne date que du cinquième ou sixième siècle avant l'ère chrétienne. Si ma mémoire est bonne, on y parle d'un disque céleste, d'une sorte de carte dont chaque morceau aurait servi de guide au peuplement du monde. La traduction est assez confuse, elle ouvre la porte à de multiples interprétations. Mais, au cœur de ce texte, se trouve le mot « réunification », ça je m'en souviens très bien, et cette notion est étrangement connexe à celle d'une division. Impossible de savoir si l'une ou l'autre prédisent l'avènement ou la destruction du monde. Il s'agit probablement d'un écrit plus ou moins religieux, une prophétie de plus, j'imagine. De toute façon, il était bien trop ancien pour faire référence au disque de Nebra. Il faudrait que vous vous rendiez à la DNB1. Consultez le texte et faites-vous votre propre idée. Je ne veux pas vous donner de faux espoirs, la probabilité que cet écrit ait un quelconque rapport avec l'objet que vous portez autour du cou est assez infime, mais à votre place j'irais quand même voir, on ne sait jamais.