Le plateau d'Atacama est un endroit hors du temps. Une vaste plaine aride, cernée de montagnes ; s'il n'était pas si difficile d'y respirer, on se croirait au milieu de n'importe quel désert de pierres. Mais ici, nous sommes sur l'un des toits du monde ; sauf qu'il n'existe presque plus rien du monde autour de nous. Aucune végétation, aucune vie animale, juste des cailloux et de la poussière, vieille de vingt millions d'années. L'air que l'on respire péniblement est le plus sec de la planète, cinquante fois plus encore que dans la vallée de la Mort. Les cimes qui nous entourent ont beau culminer à plus de six mille mètres, elles sont dépourvues de neige. C'est justement pour cette raison que nous travaillons là. Parce qu'il n'y a pas la moindre humidité, ce site était le meilleur endroit pour accueillir le plus vaste projet d'astronomie que la terre ait jamais vu naître. Un pari presque impossible : implanter soixante-quatre antennes télescopiques, chacune de la taille d'un immeuble de dix étages, toutes reliées entre elles. Une fois leur construction achevée, elles seront connectées à un ordinateur capable d'effectuer seize milliards d'opérations à la seconde. Pourquoi ? Afin de sortir de l'obscurité, de photographier les plus lointaines galaxies, de découvrir ces espaces qui nous sont aujourd'hui encore invisibles, et de peut-être capter des images des premiers instants de l'Univers.

Il y a trois ans, j'ai rejoint l'Organisation européenne des recherches astronomiques et suis parti vivre au Chili.

D'ordinaire, mon lieu de travail est à cent kilomètres d'ici, à l'observatoire de La Silla. Cette région se situe sur l'une des plus grandes failles sismiques du globe, là où deux continents se rejoignent. Deux masses à la puissance colossale qui, en se poussant l'une l'autre, donnèrent jadis naissance à la cordillère des Andes. Au cours d'une nuit récente, la terre a tremblé. Il n'y a pas eu de blessé mais Naco et Sinfoni – chacun de nos télescopes porte un nom – doivent subir des travaux de maintenance.

Profitant de cette inactivité forcée, le directeur du centre nous a donné, à Erwan et moi, la mission de superviser la mise en œuvre de la troisième antenne géante du site d'Atacama. Voilà pourquoi je respire si mal en ce moment, à cause d'un stupide tremblement de terre qui m'a conduit ici, à cinq mille mètres d'altitude.

Il y a quinze ans à peine, les astronomes débattaient encore de l'existence de planètes hors de notre système solaire. Je l'ai dit, l'humilité pour un scientifique est d'accepter que rien ne soit impossible. Cent soixante-dix planètes furent découvertes dans la dernière décennie. Toutes trop différentes, trop massives, trop proches ou trop éloignées de leurs soleils pour être comparées à la Terre et donner l'espoir qu'une forme de vie proche de celle que nous connaissons ait pu s'y développer... jusqu'à la découverte que mes collègues firent peu de temps après mon arrivée au Chili.

Grâce au télescope danois installé sur le site de La Silla, ils virent une autre « Terre », située à vingt-cinq mille années-lumière de la nôtre.

À peine cinq fois plus grande, elle effectue une révolution complète autour de son soleil en dix années de notre temps. Mais qui pourrait affirmer que le temps sur cette planète, si proche et si lointaine à la fois, s'écoule pour former des minutes et des heures semblables aux nôtres ? Et même si cette planète est trois fois plus éloignée de son soleil, même si la température y est plus froide, elle semble réunir les conditions nécessaires à la naissance de la vie.

Cette découverte n'était apparemment pas assez sensationnelle pour faire la une des journaux et elle passa presque inaperçue.

Ces derniers mois, notre travail avait été retardé par divers pannes et avatars, et la fin d'année s'annonçait difficile pour moi. En l'absence de résultats probants, mes jours au Chili étaient comptés. Pourtant, en dépit de mes difficultés d'acclimatation aux hautes altitudes, je n'avais aucune envie de rejoindre Londres. Je n'aurais troqué pour rien au monde les grands espaces chiliens et mes tablettes de chocolat contre la petite fenêtre de mon bureau étroit et le bœuf-haricots blancs que sert le pub au coin de Gower Court.

Déjà trois semaines que nous sommes montés sur le site d'Atacama et mon corps ne s'accommode toujours pas du manque d'oxygène. Lorsque le centre sera opérationnel, les bâtiments seront pressurisés, mais en attendant il nous faut vivre dans ces conditions difficiles. Erwan trouve que j'ai une mine épouvantable, il veut que je regagne le camp de base. « Tu vas finir par tomber vraiment malade, me répète-t-il depuis deux jours, et si tu fais un accident vasculaire cérébral, il sera trop tard pour regretter ton imprudence. »

Son point de vue n'est pas dénué de fondement, mais renoncer maintenant serait compromettre toutes mes chances de participer à la fabuleuse aventure qui se prépare ici. Pouvoir disposer d'équipements aussi puissants, avoir été admis au sein de cette équipe c'est un rêve éveillé.

À la nuit tombée, nous avons quitté notre bungalow. Une demi-heure de marche pour atteindre l'emplacement de la troisième antenne télescopique du site. Erwan s'occupe des réglages, j'assure le relevé des ondes que nous recevons. Ces ondes qui ont traversé l'espace arrivent d'univers si lointains que nous étions incapables d'en imaginer seulement l'existence il y a dix ans. Pas plus que je ne suis capable d'imaginer aujourd'hui l'étendue des découvertes que nous ferons lorsque les soixante paraboles seront toutes interconnectées et reliées à l'ordinateur central.

– Tu obtiens quelque chose ? me demande Erwan, perché sur la passerelle métallique qui longe le second étage de l'antenne.

Je suis certain de lui avoir répondu, mais mon collègue réitère sa demande. Peut-être n'ai-je pas parlé assez fort ? L'air est sec et le son voyage mal.

– Adrian, est-ce que tu reçois un signal bon sang ? Je ne vais pas rester en équilibre pendant des heures.

J'ai un mal fou à articuler, le froid sans doute. Il fait terriblement froid, je peine à sentir l'extrémité de mes doigts. Mes lèvres sont engourdies.

– Adrian ? Tu m'entends ?

Bien sûr que j'entends Erwan, pourquoi lui ne m'entend-il pas ? J'entends aussi ses pas, il redescend de son perchoir.

– Mais qu'est-ce que tu fiches à la fin ? maugrée-t-il en s'approchant de moi.

Il fait une drôle de tête, et soudain abandonne ses outils pour courir dans ma direction. Il se rapproche et je vois son visage se tendre, son expression trahir l'inquiétude.

– Adrian, ton nez ! Tu pisses le sang !

Il me soulève et m'aide à me relever ; je ne m'étais pas rendu compte que j'étais assis par terre. Erwan décroche son talkie-walkie et appelle à l'aide. J'essaie de l'en empêcher, il n'y a aucune raison de déranger les autres, c'est juste un coup de fatigue, mais mes mains ne répondent plus, je suis incapable de coordonner le moindre mouvement.

– La base, la base, ici Erwan à l'antenne numéro 3, répondez, Mayday, Mayday ! ne cesse de répéter mon collègue.

Je souris, le mot « Mayday » ne s'utilise que dans l'aviation, mais ce n'est pas le moment de jouer au donneur de leçons, surtout qu'un stupide fou rire me gagne.

Et plus je ris, plus cela inquiète Erwan, lui qui me reproche toujours de ne pas prendre la vie suffisamment à la légère, c'est un comble.

J'entends crachouiller dans son talkie-walkie une voix qui m'est familière, mais je ne peux lui associer aucun nom. Erwan explique que je ne me sens pas bien, ce n'est pas vrai, je n'ai jamais été aussi heureux, tout est beau ici, même Erwan qui a pourtant le visage bien buriné. Ce soir, je ne sais pas si c'est la couleur particulière de ce clair de lune, mais je lui trouve plutôt belle allure. Et puis bientôt je ne lui trouve plus rien du tout, sa voix d'abord ouatée ne parvient plus à mes oreilles, comme s'il jouait à ce jeu que font les gamins en articulant des mots sans les prononcer. Son visage devient flou, je suis en train de perdre connaissance.

Erwan est resté à mes côtés, comme un frère. Il n'a pas cessé de me secouer, a même réussi à me réveiller. Je lui en ai un peu voulu sur le coup, depuis tout ce temps que je n'arrivais pas à dormir, ce n'était pas très généreux de sa part. Une jeep est arrivée dix minutes après son appel. Des collègues s'étaient rhabillés à la hâte et ils m'ont ramené aux baraquements. Le médecin a ordonné mon évacuation immédiate. C'en était fini de mes projets à Atacama. Un hélicoptère m'a rapatrié vers l'hôpital de San Pedro, dans la vallée. Ils m'ont laissé sortir après trois jours passés sous inhalateur d'oxygène. Erwan est venu me rendre visite accompagné du directeur du centre de recherches, désolé de devoir laisser partir « un scientifique de mon acabit ». J'ai pris ce compliment comme un lot de consolation, quelques mots rassurants à mettre dans mes bagages avant de retrouver mon bureau de l'université, sa petite fenêtre sur rue, le pub à l'angle de Gower Court et son terrible bœuf-haricots blancs. Là-bas, il me faudrait ignorer les regards moqueurs de mes collègues londoniens. On ne se débarrasse jamais tout à fait de ses souvenirs d'enfance. Ils vous poursuivent comme des fantômes, hantent votre vie d'adulte.

En costume cravate, en blouse de scientifique ou en habit de clown, l'enfant que l'on a été reste à jamais en soi.

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*     *

Pas question d'emprunter la route bolivienne, ses lacets grimpent jusqu'à quatre mille mètres. Un vol me conduisit de San Pedro jusqu'en Argentine et, de là, je redécollais en direction de Londres. Alors qu'à travers le hublot je voyais s'éloigner la cordillère des Andes, j'ai haï ce voyage, furieux de ce qui m'arrivait. Si j'avais su ce qui m'attendait, mes états d'âme auraient probablement été différents.