À part un troupeau d'antilopes, l'endroit était désert. Nous avons parcouru des kilomètres sans croiser âme qui vive. Par endroits, les terres blanchies par les salines reflétaient la lumière, au point de nous éblouir. Ailleurs, un semblant de végétation avait gagné sur le désert ; dans un paysage d'herbes hautes, se dressa la tête d'un bufflon égaré.

Un panneau planté au milieu de nulle part nous indiqua que nous étions entrés au Kenya. Nous traversâmes un village de nomades, quelques maisons en terre séchée témoignaient de ce que certains s'y étaient sédentarisés. Pour contourner un plateau rocheux, la piste s'éloignait de la berge et, pendant quelque temps, nous perdîmes le lac de vue, cette piste aride semblait ne jamais finir.

– Nous allons bientôt arriver à Koobi Fora, dit Keira.

Koobi Fora était un site archéologique découvert par Richard Leakey, anthropologiste dont Keira admirait le travail. Il y avait mis au jour des centaines de fossiles parmi lesquels des squelettes d'australopithèques ainsi que quantité d'outils en pierre. Mais la découverte la plus importante avait été celle des restes d'un Homo habilis, l'ancêtre le plus direct de l'homme, qui vivait il y a environ deux millions d'années. Alors que nous dépassions le terrain de fouilles, Keira tourna la tête, et je devinai qu'elle rêvait à ce moment-là que des voyageurs passent un jour devant un site qui serait marqué par une de ses découvertes.

Une heure plus tard, nous arrivions presque au terme du voyage.

Quelques pêcheurs se trouvaient sur le bord du lac. Le chef s'entretint avec eux et, comme il nous l'avait promis, il réussit à nous faire embarquer dans un canoë à moteur. Il préféra rester sur la rive. Il avait fait ce long voyage pour contempler ce paysage magique une dernière fois dans sa vie.

Alors que nous nous éloignions de la côte, j'aperçus une traînée de poussière dans le lointain, certainement une voiture, mais mon regard se détourna vers l'île du centre, celle que l'on appelait aussi l'île au drôle de visage, parce que trois de ses cratères formaient le dessin d'une paire d'yeux et d'une bouche. Des cratères, l'îlot en comptait douze au total. Chacun des trois principaux renfermait en son centre un petit lac. À peine débarqués sur une plage de sable noir, Keira me fit escalader une paroi abrupte. La terre de basalte s'effritait sous nos pieds. Il nous fallut presque une heure pour atteindre le sommet du volcan. À trois cents mètres d'altitude, la vue plongeante était impressionnante. Je ne pouvais m'empêcher d'imaginer que, sous ces eaux calmes, sommeillait un monstre d'une puissance dévastatrice incalculable.

Pour me rassurer, Keira m'indiqua que la dernière manifestation volcanique remontait à des temps lointains, mais elle ajouta, l'air moqueur, qu'en 1974 le cratère avait connu de violents relents, pas une éruption à proprement parler, mais des tourments suffisants pour que des nuages de vapeur de soufre soient visibles depuis les rives du grand lac. Étaient-ce ces soubresauts qui avaient fait resurgir des entrailles de la Terre le pendentif qu'elle portait autour du cou ? Et si tel était le cas, depuis combien de temps y reposait-il ?

– C'est ici qu'Harry l'a trouvé, me dit Keira. Cela t'aide-t-il ?

Je sortis de mon sac à dos le GPS que j'avais emmené et relevai la position qu'il indiquait. Nous nous trouvions à 3° 29' au nord du point équatorial et à 36° 04' de son est.

– Tu as trouvé ce que tu cherchais ?

– Pas encore, lui répondis-je, il faudra que de retour à Londres je fasse toute une série de calculs.

– Pour quoi faire ?

– Pour vérifier la correspondance entre la voûte céleste que nous pouvons observer d'ici et celle que ton pendentif nous a dévoilée. J'obtiendrai peut-être ainsi de précieuses informations.

– Et tu ne pouvais pas trouver ces coordonnées sur une carte ?

– Si, mais ce n'est pas comme être sur le terrain.

– En quoi est-ce si différent ?

– Ce n'est pas pareil, voilà tout.

Et, en disant cela, j'ai rougi, comme un imbécile. « Maladroit que vous êtes », m'aurait dit Walter s'il avait été là.

Le soleil déclinait, il nous fallait redescendre vers la plage de sable noir et rejoindre notre embarcation. Ce soir, nous dormirions dans le village nomade que nous avions croisé en route.

Alors que nous approchions de la rive, Keira et moi avons remarqué que quelque chose ne tournait pas rond. Le 4 × 4 était toutes portières ouvertes et le chef du village avait disparu.

– Il doit se reposer à l'intérieur, dit Keira pour se rassurer, mais nous étions tous deux inquiets.

Les pêcheurs nous abandonnèrent sur la berge et reprirent aussitôt le large pour rentrer chez eux avant la tombée de la nuit. Keira se précipita vers la voiture et je la suivis pour constater que le pire s'était produit.

Le chef du village était allongé sur le sol, face contre terre. Un mince filet de sang déjà noirci s'était écoulé de sa tête pour disparaître entre des cailloux. Keira se pencha sur lui, elle le retourna avec mille précautions, mais ses yeux vitreux ne laissaient planer aucun doute sur son sort. Keira s'agenouilla et je la vis pleurer pour la première fois.

– Il a sans doute fait un malaise et il est tombé, nous n'aurions jamais dû le laisser seul, dit-elle en sanglotant.

Je la pris dans mes bras et nous restâmes ainsi à veiller le corps de cet homme dont la mort me touchait étrangement.

La nuit d'un bleu profond resplendissait sur nous et sur le dernier sommeil d'un vieux chef de tribu. J'espérais que, cette nuit-là, une étoile de plus luirait dans le ciel.

– Demain matin il faudra prévenir les autorités.

– Surtout pas, me dit Keira, ici nous sommes en territoire kenyan, si la police s'en mêle, ils garderont le corps le temps de mener une enquête. S'ils l'autopsiaient, ce serait un outrage terrible pour la tribu ; nous devons le ramener auprès des siens, il doit être enterré dans les vingt-quatre heures. Son village voudra l'honorer comme il se doit, c'est un personnage important pour eux, il est leur guide, leur savoir et leur sagesse. Il ne faut pas enfreindre leurs rites. Le seul fait qu'il soit mort en terre étrangère sera déjà un drame. Beaucoup y verront une forme de malédiction.

Nous l'avons enveloppé d'une couverture et lorsque nous l'installâmes à l'arrière du 4 × 4, je remarquai des traces de pneus à côté de notre véhicule. Je repensai à la traînée de poussière que j'avais aperçue un peu plus tôt quand nous étions partis vers l'île du centre. Se pouvait-il que la mort de ce vieux chef ne fût pas le seul fait d'un malaise et d'une mauvaise chute ? Que s'était-il vraiment passé en notre absence ? Pendant que Keira se recueillait, j'étudiais le sol à l'aide d'une lampe de poche trouvée dans la boîte à gants. Des marques de semelles entouraient notre voiture et il y en avait trop pour que ce soit les nôtres. Étaient-ce celles des pêcheurs qui nous avaient accompagnés ? Pourtant, je n'avais pas le souvenir qu'ils se soient éloignés de leur embarcation et j'aurais volontiers juré que nous étions allés à leur rencontre. Je préférai ne pas m'en entretenir avec Keira ; elle était suffisamment triste, je ne voulais pas l'inquiéter avec des suspicions sans autre fondement que quelques marques de gomme et de chaussures sur le sol poussiéreux de la rive du lac.

Nous avons dormi quelques heures à même le sol.

À l'aube, Keira prit le volant. Nous remontions vers la vallée de l'Omo quand elle murmura :

– Mon père est parti de la même manière. J'étais allée faire des courses, quand je suis revenue, je l'ai trouvé gisant sur le perron de la maison.

– Je suis désolé, bafouillai-je maladroitement.

– Tu sais, le plus terrible n'était pas de le voir là, allongé sur les marches, la tête en bas, les pieds devant la porte ; non, le plus terrible est venu après. Quand ils ont emmené son corps, je suis retournée dans sa chambre et j'ai vu les draps froissés. J'ai deviné les gestes qu'il avait faits en se levant ce matin-là, ses derniers pas au saut du lit. Je l'ai imaginé marchant vers le rideau qu'il avait entrouvert pour voir le temps qu'il faisait. C'était pour lui un rituel et cela comptait plus que toutes les nouvelles qu'il pourrait lire dans son journal. J'ai trouvé sa tasse de café dans l'évier de la cuisine, le beurre était encore sur la table auprès d'un morceau de pain à moitié entamé.

C'est en regardant les objets du quotidien, tel un couteau à beurre, que l'on se rend compte que quelqu'un est parti et qu'il ne reviendra plus ; un stupide couteau à beurre qui taille à jamais des tranches de solitude dans votre vie.

En écoutant Keira, je réalisai pourquoi j'avais emmené son collier en Grèce, pourquoi il n'avait jamais quitté ma poche depuis le jour où elle l'avait laissé sur ma table de nuit avant de s'en aller.

Nous sommes arrivés au village en fin de journée. Lorsque Keira sortit de la voiture, les Mursis comprirent que quelque chose de grave était arrivé. Ceux qui se trouvaient sur la place centrale s'immobilisèrent aussitôt. Keira les regardait en pleurant, mais aucun d'eux ne s'approcha pour tenter de la consoler. J'ouvris la portière arrière et pris le corps du vieux chef dans mes bras. Je le déposai sur le sol et baissai la tête en signe de recueillement. Une longue plainte parcourut l'assemblée ; les femmes levèrent les bras au ciel et se mirent à crier. Les hommes s'étaient rapprochés du corps de leur chef. Son fils souleva la couverture et caressa lentement le front de son père. Le visage serré, il se redressa et nous fixa durement. Je compris dans son regard que nous n'étions plus les bienvenus. Qu'importait pour eux ce qui s'était passé, leur vieux chef était parti avec nous vivant et nous le leur ramenions mort. Je sentais l'hostilité à notre égard grandir à chaque instant. Je pris Keira par le bras et la guidai lentement vers la voiture.