– Pourquoi faites-vous cela, Ivory ?

– Parce que, justement, vos amis seraient bien capables de voter à l'unanimité une proposition aussi stupide que celle que vous évoquiez, et il n'est pas question que quiconque lève le petit doigt sur nos deux tourtereaux qui vont peut-être enfin entreprendre ces recherches que vous avez tous eu peur de mener jusque-là.

– C'est précisément ce que nous cherchions à éviter depuis que le premier objet a été découvert.

– Maintenant il y en a un deuxième et ce ne sera pas le dernier. Alors, vous et moi ferons tout notre possible pour permettre à nos protégés d'aboutir. La primauté du savoir, n'est-ce pas ce qui vous anime ?

– C'est celle qui vous anime vous, Ivory, pas moi.

– Allons, Lorenzo, personne n'est dupe, même dans cette assemblée de gens bien respectables.

– Si vos deux tourtereaux, comme vous les appelez, comprenaient la portée de leur découverte et la rendaient publique, réalisez-vous le danger qu'ils feraient courir au monde ?

– De quel monde parlez-vous ? Celui où les dirigeants des nations les plus puissantes ne peuvent plus se réunir sans provoquer d'émeutes ? Celui où les forêts s'effacent pendant que les glaces de l'Arctique fondent comme neige au soleil ? Celui où la majorité des êtres humains crève de faim et de soif alors qu'une minorité vacille au son de la cloche de Wall Street ? Celui, terrorisé par des groupuscules fanatiques qui assassinent au nom de dieux imaginaires ? Quel est celui de ces mondes qui vous fait le plus peur ?

– Vous êtes devenu fou, Ivory !

– Non, je veux savoir. C'est pour cela que vous m'avez tous mis à la retraite. Pour ne pas avoir à vous regarder dans un miroir. Vous pensez être un honnête homme, parce que vous allez à l'église le dimanche, mais aux putes le samedi ?

– Vous croyez être un saint, peut-être ?

– Les saints n'existent pas mon pauvre ami. Seulement, je ne bande plus depuis longtemps, ce qui me protège d'une certaine hypocrisie.

Lorenzo scruta longuement Ivory, il posa son verre sur le comptoir et se leva de son tabouret.

– Vous serez le premier averti de ce que j'apprendrai. Je vous donne un jour d'avance, rien de plus. C'est à prendre ou à laisser. Considérez que cela efface toutes mes dettes envers vous. Ce n'est pas si cher payé, il n'y a pas d'atout au poker.

Lorenzo s'en alla, Ivory jeta un nouveau coup d'œil à la pendule au-dessus du bar ; le vol d'Amsterdam décollait dans quarante-cinq minutes, il n'avait pas de temps à perdre.

*

*     *


Vallée de l'Omo

Keira dormait encore, je me levai et sortis de la tente en faisant le moins de bruit possible. Le campement était silencieux. J'avançai jusqu'au bout de la colline. En contrebas, la rivière Omo était enveloppée d'une brume légère. Quelques pêcheurs s'affairaient déjà auprès de leurs pirogues.

– C'est beau, n'est-ce pas ? dit Keira dans mon dos.

– Tu as fait des cauchemars cette nuit, lui dis-je en me retournant. Tu t'agitais dans tous les sens en poussant de petits cris.

– Je ne me souviens de rien. Peut-être ai-je rêvé de notre conversation d'hier soir ?

– Keira, pourrais-tu me conduire jusqu'à l'endroit où ton pendentif a été trouvé ?

– Pourquoi, à quoi cela servirait-il ?

– Besoin de relever une position exacte, j'ai un pressentiment.

– Je n'ai pas encore pris mon thé. Suis-moi, j'ai faim, nous en discuterons devant un petit déjeuner.

De retour dans la tente, j'enfilai une chemise propre et vérifiai dans mon sac que j'avais bien emporté tout le matériel dont j'avais besoin.

Le pendentif de Keira nous avait dévoilé un morceau de ciel qui ne correspondait pas à celui de notre époque. J'avais besoin de connaître l'endroit précis où cet objet avait été abandonné par celui qui s'en était servi le dernier. La voûte étoilée que l'on peut observer par nuit claire change de jour en jour. Le ciel de mars n'est pas le même que celui d'octobre. Une série de calculs me permettrait peut-être de savoir en quelle saison ce ciel vieux de quatre cents millions d'années avait été relevé.

– D'après ce que m'a dit Harry, il l'a découvert sur l'île centrale au milieu du lac Turkana. C'est un ancien volcan éteint. Son limon est fertile et les agriculteurs vont de temps à autre y chercher de quoi nourrir leurs terres. C'est lors d'un voyage avec son père qu'il l'a trouvé.

– Si ton ami est introuvable, son père est-il dans les parages ?

– Harry est un enfant, Adrian, orphelin de ses deux parents.

J'avais dû trahir mon étonnement, car Keira me regarda en hochant la tête.

– Tu n'avais pas imaginé que lui et moi...

– J'avais imaginé que ton Harry était plus vieux que cela, voilà tout.

– Je ne peux te donner plus de précisions sur le lieu de sa découverte.

– Je ne suis pas au mètre près. Tu m'accompagnerais jusque là-bas ?

– Non, sûrement pas ; aller et revenir prendra au moins deux jours et je ne peux pas laisser mon équipe en plan. J'ai des obligations ici.

– Si tu te foulais la cheville, tout s'arrêterait, non ?

– Je me ferais poser une attelle et je continuerais mon travail.

– Personne n'est indispensable.

– Mon boulot m'est indispensable, si tu préfères voir les choses dans ce sens-là. Nous avons un 4 × 4, j'ai retenu la leçon de ma dernière expérience. Je peux te le confier si tu veux, et je devrais bien te trouver au village quelqu'un pour te servir de guide. Si tu pars maintenant, tu atteindras le lac en fin d'après-midi. Ce n'est pas si loin, mais la piste qui y mène est presque impraticable d'un bout à l'autre ; tu devras rouler très lentement. Ensuite il te faudra trouver une embarcation pour rejoindre l'île du centre. Je ne sais pas combien d'heures tu comptes y passer mais si tu ne traînes pas, tu devrais pouvoir être de retour demain soir. Cela te laissera juste le temps de repartir vers Addis-Abeba pour attraper ton avion.

– Nous ne nous serons pas beaucoup vus.

– Puisque tu dois impérativement te rendre sur le lac, ce n'est de la faute de personne.

Je masquai mon humeur maussade du mieux que je le pus et remerciai Keira pour la voiture. Elle m'accompagna jusqu'au village et alla s'entretenir avec le chef. Vingt minutes plus tard, nous repartions avec lui. Cela faisait longtemps qu'il n'avait pas eu l'occasion d'aller visiter le lac Turkana ; à son âge il ne pouvait plus faire le voyage par le fleuve et il était ravi de profiter d'un véhicule. Il promit de me conduire jusqu'à la berge en face du volcan. Une fois là-bas, il nous trouverait facilement une pirogue. Le temps pour lui de préparer quelques affaires et de raccompagner Keira à son campement, nous prendrions aussitôt la route.

Keira descendit du 4 × 4 et en fit le tour pour venir s'accouder à ma portière.

– Ne tarde pas trop, que nous ayons encore un petit moment à passer ensemble avant ton retour. J'espère que tu trouveras ce que tu cherches.

Ce que j'étais venu chercher ici se trouvait juste sous mes yeux, mais il me faudrait encore un peu de temps avant de l'avouer.

Le moment de partir était arrivé, je m'apprêtai à remonter le petit chemin qui reliait la piste au campement. La boîte de vitesses craqua, Keira me conseilla d'enfoncer la pédale d'embrayage en bout de course. Alors que la voiture commençait à reculer, Keira se mit à courir et arriva à ma hauteur.

– Tu pourrais retarder ton départ de quelques minutes ?

– Oui, bien sûr, pourquoi ?

– Pour que je prévienne Éric de prendre la direction des fouilles jusqu'à demain et que je prépare un sac. Tu me fais vraiment faire n'importe quoi.

Le chef du village s'était assoupi sur la banquette arrière, il ne se rendit même pas compte que Keira nous avait rejoints.

– On l'emmène quand même ? demandai-je.

– Il serait assez indélicat de le laisser sur le bord de la route.

– Et puis il te servira de chaperon, ajoutai-je.

Keira m'administra un coup sur l'épaule et me fit signe d'avancer.

Elle n'avait pas exagéré, la piste était une succession de nids-de-poule, je m'accrochai au volant, essayant de contrôler la direction et de ne pas m'enliser dans une ornière. En une heure nous avions parcouru à peine dix kilomètres ; à ce train-là, la journée ne suffirait pas pour arriver à bon port.

Une secousse plus forte que les autres réveilla notre passager. Le chef du village s'étira et nous désigna un sentier à peine visible dans un virage, je compris à ses gesticulations qu'il voulait emprunter un raccourci. Keira m'incita à suivre ses recommandations. La piste s'était totalement effacée, nous grimpions le flanc d'une colline. Soudain, apparut devant nous une vaste plaine aux reflets dorés par le soleil. Sous nos roues, le sol s'était adouci et je pus enfin accélérer un peu. Quatre heures plus tard, le chef me demanda de m'arrêter. Il descendit de la voiture et s'éloigna.

Keira et moi le suivîmes. Nous avons marché dans les pas de notre guide jusqu'au bord d'une petite falaise. Le vieil homme nous montra le delta du fleuve en contrebas, le majestueux lac Turkana s'étendait sur plus de deux cents kilomètres ; de ses trois îlots volcaniques, seul celui situé au nord était visible, il faudrait encore rouler un long moment avant d'atteindre notre destination.

Sur la rive kenyane, des colonies de flamants roses s'envolaient en formant de longues courbes gracieuses dans le ciel. Les lagunes de gypse donnaient aux eaux du lac une teinte ambre qui, plus loin, virait au vert. Je comprenais mieux maintenant pourquoi on le surnommait le lac de Jade.

Après être remontés à bord du 4 × 4, nous avons repris un sentier de caillasse pour gagner la partie septentrionale du lac.