Ivory ferma les yeux, la nuit serait longue et chaque minute de sommeil était bonne à prendre.

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*     *


Aéroport d'Athènes

Walter tenait à tout prix à rapporter un souvenir de Grèce à Miss Jenkins. Il acheta une bouteille d'ouzo au duty free, une deuxième, au cas où la première se briserait, dit-il, et une troisième pour se faire un cadeau. Dernier appel, nos deux noms résonnèrent dans les haut-parleurs, la voix n'était pas très affable et j'appréhendais déjà le regard accusateur des passagers quand nous entrerions dans la cabine. Au terme d'une course folle dans les couloirs, nous arrivâmes juste à temps pour essuyer le savon que nous passa le chef de bord à la porte d'embarquement puis quelques réprimandes alors que nous remontions la carlingue vers les deux seules places encore libres, au dernier rang. Le décalage horaire avec l'Angleterre nous ferait gagner une heure, nous devrions arriver vers minuit à Heathrow. Walter dévora le repas qui nous avait été servi, et le mien que je lui offris volontiers. Une fois les plateaux ramassés, l'hôtesse abaissa la lumière de la cabine. Je collai mon visage au hublot et profitai du spectacle. Voir le ciel depuis une altitude de dix mille mètres est pour un astronome un merveilleux moment. L'étoile Polaire brillait devant moi, je vis Cassiopée, et je devinais Céphée à sa droite. Je me retournai vers Walter qui piquait un petit roupillon.

– Vous avez votre appareil photo sur vous ?

– Si c'est pour prendre des photos souvenirs dans cet avion, la réponse est non. Entre ce que je viens de manger et la distance qui nous sépare de la rangée de devant, je dois avoir l'air d'une baleine dans une boîte de conserve.

– Non, Walter, ce n'est pas pour vous photographier.

– Dans ce cas, si vous avez un outil qui vous permette d'atteindre ma poche, il est à vous, moi, je ne peux pas bouger.

Je dois reconnaître que nous étions serrés comme des sardines, et attraper l'appareil ne fut pas une mince affaire. Dès que je l'eus en main, je revisitai la série d'images prises à Héraklion. Une idée me traversa l'esprit, insensée, et je restai perplexe en regardant à nouveau à travers le hublot.

– Je crois que nous avons bien fait de rentrer à Londres, dis-je à Walter en glissant son appareil dans ma poche.

– Eh bien, attendez de prendre votre petit déjeuner demain matin à la terrasse pluvieuse d'un pub, et on verra si vous penserez la même chose.

– Vous serez toujours le bienvenu à Hydra.

– Vous allez me laisser dormir à la fin, vous croyez que je ne vous vois pas vous marrer chaque fois que vous me réveillez ?

*

*     *


Londres

J'avais déposé Walter en taxi et, arrivé chez moi, je me précipitai sur mon ordinateur. Après avoir chargé les photos, je les regardai attentivement et me décidai à déranger un vieil ami, qui vivait à des milliers de kilomètres d'ici. Je lui adressai un courrier électronique, auquel je joignis les clichés pris par Walter, en lui demandant ce qu'ils évoquaient pour lui. Je reçus aussitôt un petit mot de sa part, Erwan se réjouissait de me lire. Il me promit d'étudier les images que je venais de lui envoyer et de me répondre dès que possible. Un radiotélescope d'Atacama était encore tombé en panne et il avait du pain sur la planche.

J'eus de ses nouvelles trois jours plus tard, au beau milieu de la nuit. Pas par courriel cette fois, mais par téléphone, et Erwan avait une voix que je ne lui connaissais pas.

– Comment as-tu réussi un tel prodige ? s'exclama-t-il sans même me dire bonjour.

Comme je ne savais quoi lui répondre, Erwan me posa une autre question, qui me surprit encore plus.

– Si tu rêvais du Nobel, tu as toutes tes chances cette année ! Je n'ai pas la moindre idée de la façon dont tu as pu procéder pour réussir une pareille modélisation, mais cela relève du prodige ! Si tu m'as envoyé ces images pour m'en boucher un coin, alors là, bravo, c'est fait !

– Qu'est-ce que tu as vu, Erwan, dis-le-moi !

– Tu sais très bien ce que j'ai vu, ne cherche pas les flatteries, c'est assez bluffant comme ça. Maintenant tu vas me dire comment tu as réussi ce coup de maître ou tu veux continuer à me faire enrager ? M'autorises-tu à partager ces images avec nos amis d'ici ?

– Surtout pas ! suppliai-je Erwan.

– Je comprends, soupira-t-il, je suis déjà honoré que tu m'aies accordé ta confiance en me laissant voir cette merveille avant de faire ton communiqué officiel. Quand publieras-tu la nouvelle ? Je suis certain qu'avec ça dans les mains tu as gagné ton passeport pour nous rejoindre, même si je me doute aussi que tu as désormais l'embarras du choix ; toutes les équipes astronomiques voudront t'avoir parmi elles.

– Erwan, je t'en supplie, décris-moi ce que tu as vu !

– Tu es las de te le répéter en boucle, tu veux me l'entendre dire ? Je te comprends, mon vieux, à ta place je serais aussi excité. Mais donnant-donnant, tu m'expliques d'abord comment tu as fait.

– Comment j'ai fait quoi ?

– Ne te moque pas de moi et ne me dis pas que tu y es arrivé par hasard.

– Erwan, parle le premier, s'il te plaît.

– Cela m'aura pris trois jours pour deviner où tu m'emmenais. Ne me fais pas dire ce que je n'ai pas dit, j'ai reconnu très vite les constellations du Cygne, de Pégase et de Céphée, même si les magnitudes ne collaient pas, si les angles étaient faux et les distances absurdes. Si tu croyais me piéger aussi facilement tu t'es trompé. Je me suis demandé à quel jeu tu jouais, pourquoi tu avais rapproché toutes ces étoiles et selon quelles équations. J'ai cherché ce qui t'avait amené à les positionner ainsi, et c'est ce qui m'a mis la puce à l'oreille. J'ai un peu triché, je te l'avoue, je me suis servi de nos ordinateurs et leur ai infligé deux jours d'intenses calculs, mais, quand le résultat est tombé, je n'ai eu aucun regret d'avoir mobilisé ces ressources. J'avais vu juste, sauf que bien sûr, je ne pouvais pas deviner ce qui se trouvait au centre de ces incroyables images.

– Et qu'as-tu vu Erwan ?

– La nébuleuse du Pélican.

– Et pourquoi cela t'excite autant ?

– Parce qu'elle est telle que l'on pouvait la voir depuis la Terre, il y a quatre cents millions d'années !

Mon cœur battait la chamade, je sentais mes jambes se dérober ; parce que rien de tout cela n'avait de sens. Ce qu'Erwan venait de me révéler était simplement absurde. Qu'un objet, aussi mystérieux fût-il, soit capable de projeter un fragment du ciel était déjà difficile à comprendre ; que ce ciel soit tel qu'on pouvait le voir depuis la Terre il y a presque un demi-milliard d'années relevait de l'impossible.

– Adrian, je t'en prie, maintenant dis-moi comment tu as fait pour obtenir une modélisation aussi parfaite ?

Je n'ai pu répondre à mon ami Erwan.

*

*     *

– Je sais, j'ai été votre répétiteur pendant plusieurs semaines et je devrais probablement me souvenir de tout ce que vous m'avez appris, mais depuis notre échec à Londres, les semaines ont été suffisamment mouvementées pour que je ne me sente nullement coupable de quelques oublis.

– Une nébuleuse est un berceau d'étoiles, un nuage diffus, composé de gaz et de poussières, situé dans l'espace entre deux galaxies, répondis-je laconiquement à Walter, c'est là qu'elles prennent vie.

J'avais l'esprit ailleurs, mes pensées se situaient à des milliers de kilomètres de Londres, vers la pointe est de l'Afrique, là où se trouvait celle qui avait oublié chez moi son étrange pendentif. La question qui me hantait était de savoir s'il s'agissait vraiment d'un oubli. Lorsque je posai la question à Walter, il hocha la tête en me traitant de doux naïf.

Le surlendemain, alors que je me rendais à l'Académie, je fis une rencontre singulière. J'étais venu chercher un café dans l'un de ces nouveaux établissements qui avaient envahi la capitale pendant mon séjour au Chili. Quel que soit le quartier ou la rue, la décoration y est toujours identique, les pâtisseries les mêmes, et il faut se munir d'un diplôme en langues extravagantes pour pouvoir y passer commande tant les combinaisons de cafés et thés sont variées et leurs appellations étranges.

Un homme s'approcha de moi alors que j'attendais au comptoir mon « Skinny Cap with wings » (traduisez cappuccino à emporter). Il régla ma consommation et me demanda si j'acceptais de lui consacrer quelques instants ; il voulait s'entretenir avec moi d'un sujet qui retiendrait, selon lui, toute mon attention. Il m'entraîna vers la salle et nous nous installâmes dans deux fauteuils club, deux copies de mauvaise facture, mais assez confortables. L'homme me fixa longuement, avant de prendre la parole.

– Vous travaillez à l'Académie des sciences, n'est-ce pas ?

– Oui, c'est exact, mais à qui ai-je l'honneur ?

– Je vous vois souvent ici le matin. Londres est une grande capitale mais chaque quartier est un village, c'est ce qui préserve le charme de cette si grande ville.

Je n'avais pas le souvenir d'avoir déjà croisé mon interlocuteur, mais je suis d'un naturel distrait et je ne voyais pas de raison de mettre sa parole en doute.

– Je vous mentirais en vous disant que notre rencontre est tout à fait fortuite, reprit-il. Je souhaitais vous aborder depuis quelque temps.

– Voilà qui semble chose faite, que puis-je pour vous ?

– Croyez-vous à la destinée, Adrian ?

Le fait qu'un inconnu vous appelle par votre prénom suscite généralement une certaine inquiétude, ce fut le cas pour moi.

– Appelez-moi Ivory puisque je me suis autorisé à vous appeler Adrian. Peut-être ai-je abusé de ce privilège qu'accorde mon âge.