– LE CAIRE : New Delhi a tout à fait raison.

– LONDRES : Nous devrions confisquer cet objet et clore ce dossier au plus vite.

– AMSTERDAM : Londres a raison. Celui qui le détient est un éminent cosmologue, le hasard a voulu qu'il lui soit remis par une archéologue, croyez-vous, compte tenu de leurs compétences respectives, qu'ils mettront beaucoup de temps avant de découvrir la vraie nature de ce qu'ils ont entre les mains ?

– TOKYO : À condition toutefois qu'ils y réfléchissent de concert ; sont-ils toujours en contact, l'un et l'autre ?

– AMSTERDAM : Non, pas à l'heure où nous nous parlons.

– TEL-AVIV : Alors je suis d'accord avec Le Caire, attendons.

– BERLIN : Je pense comme vous, Tel-Aviv.

– TOKYO : Moi de même.

– ATHÈNES : Vous souhaitez donc que nous les laissions libres de leurs mouvements ?

– BOSTON : Appelons cela une liberté surveillée.

Puisque rien d'autre n'était à l'ordre du jour, la séance fut levée. Vackeers éteignit son écran, de fort mauvaise humeur. La réunion ne s'était pas conclue comme il l'aurait souhaité, mais il avait été le premier à demander que s'unissent les forces de ses alliés, il respecterait donc la décision prise à la majorité.

*

*     *


Hydra

Le bateau-taxi nous avait déposés en fin de matinée. Walter et moi devions avoir piètre allure pour que ma tante fasse une tête pareille en nous voyant. Elle abandonna son fauteuil pliant et la terrasse de son magasin pour se précipiter à notre rencontre.

– Vous avez eu un accident ?

– Pourquoi ? demanda Walter en remettant un peu d'ordre sur son crâne.

– Vous vous êtes regardés ?

– Disons que le voyage fut un peu plus mouvementé que prévu, mais nous nous sommes plutôt amusés, enchaîna Walter d'un ton jovial. Cela étant, une tasse de café me ferait le plus grand bien. Et deux aspirines pour me libérer de ces crampes qui me font horriblement mal aux jambes, vous n'avez pas idée à quel point votre neveu est lourd.

– Quel est le rapport entre le poids de mon neveu et vos jambes, Walter ?

– Aucun, jusqu'à ce qu'il soit assis sur mes genoux pendant une bonne heure.

– Et pourquoi Adrian était-il assis sur vos genoux ?

– Parce que, hélas, il n'y avait qu'un seul siège pour s'envoyer en l'air ! Bon, ce petit café, vous le prenez avec nous ?

Ma tante déclina l'invitation, elle avait des clients, dit-elle en s'éloignant. Walter et moi nous regardâmes étonnés, son magasin était plus vide que jamais.

– Je dois avouer que nous faisons assez négligés, dis-je à Walter.

Je levai la main pour attirer l'attention du serveur, sortis le pendentif de ma poche et le posai sur la table.

– Si j'avais imaginé une seconde que cette chose nous causerait autant de problèmes...

– À votre avis, à quoi sert-il ? me demanda Walter.

J'étais sincère en lui disant que je n'en avais pas la moindre idée ; que pouvaient donc bien représenter tous ces points qui apparaissaient quand on l'approchait d'une source de lumière vive ?

– Et pas n'importe quels points, reprit Walter, ils scintillent !

Oui, les points scintillaient, mais de là à en tirer des conclusions trop hâtives, il y avait un pas qu'un scientifique rigoureux ne se serait pas autorisé à franchir. Le phénomène dont nous avions été témoins pouvait aussi bien être accidentel.

– La porosité, invisible à l'œil nu est si infime qu'il faut une lumière extrêmement puissante pour qu'elle passe à travers la matière. Un peu comme la paroi d'un barrage qui perdrait de son étanchéité sous l'effet d'une trop forte pression de l'eau.

– Ne m'aviez-vous pas dit que votre amie archéologue n'avait rien pu vous apprendre quant à la provenance ou l'âge de cet objet ? Vous avouerez que c'est tout de même étrange.

Je ne me souvenais pas que Keira fût aussi intriguée que nous l'étions en ce moment et le fis remarquer à Walter.

– Cette jeune femme abandonne chez vous un collier qui a la curieuse faculté que nous connaissons, le bel hasard ! On tente de nous dérober son pendentif, nous devons nous enfuir comme deux innocents poursuivis par les forces du mal, mais vous n'y voyez toujours que le hasard ? Ce doit être ce que l'on appelle la rigueur scientifique ! Pourriez-vous au moins regarder de plus près les photos que j'ai eu le génie de prendre à Héraklion et me dire si ces images vous font penser à autre chose qu'à un gros plan d'un morceau de gruyère ?

Walter posa son appareil numérique sur la table où nous prenions notre petit déjeuner. Je fis défiler les images, leur taille était bien trop petite pour que je puisse me faire une idée sérieuse. Avec la plus grande attention et la meilleure volonté du monde, je ne voyais que des points ; rien qui me permît d'affirmer qu'il s'agissait d'étoiles, d'une quelconque constellation, ou même d'un amas stellaire.

– Ces photographies ne me prouvent rien, je suis désolé.

– Alors tant pis pour mes vacances, rentrons à Londres ! s'exclama Walter. Je veux en avoir le cœur net. Une fois à l'Académie nous transférerons ces photos sur un ordinateur et vous pourrez les étudier dans de bonnes conditions.

Je n'avais aucune envie de quitter Hydra, mais Walter était si passionné par cette énigme que je ne voulais pas le décevoir. Il s'était tant investi pendant que je préparais mon grand oral, que j'aurais été un ingrat de le laisser partir seul. Restait à remonter à la maison et annoncer à ma mère mon départ anticipé.

Maman me dévisagea, constata l'état de mes vêtements, les griffures sur mes avant-bras, et baissa les épaules, comme si le monde venait de s'y abattre.

Je lui expliquai pourquoi Walter et moi devions rentrer à Londres, lui promis que ce voyage ne serait qu'un aller-retour, et que je serais revenu avant la fin de la semaine.

– Si j'ai bien compris, me dit-elle, tu veux rentrer à Londres pour copier sur ton ordinateur des photos que vous avez prises avec ton ami ? Tu ne trouverais pas plus simple d'aller au magasin de ta tante ? Elle vend même des appareils jetables, si les photos sont ratées, hop, tu les mets à la poubelle !

– Nous avons peut-être découvert quelque chose d'important qui nous concerne, Walter et moi, et nous devons en avoir le cœur net.

– Si vous aviez besoin de vous prendre tous les deux en photo pour en avoir le cœur net, tu n'avais qu'à poser la question à ta mère, je t'aurais dit tout de suite !

– Mais de quoi tu parles ?

– De rien, continue à me prendre pour une andouille !

– J'ai besoin d'être à mon bureau, ici je n'ai pas le matériel nécessaire et je ne comprends pas pourquoi tu as l'air aussi contrariée ?

– Parce que j'aurais voulu que tu me fasses confiance, tu crois que je t'aimerais moins si tu me disais la vérité ? Mais même si tu m'avouais aimer cet âne au bout du jardin, tu serais quand même mon fils Adrian !

– Maman, tu es sûre que tu vas bien ?

– Moi, oui, toi, j'en doute ; retourne à Londres puisque c'est si important, je serai peut-être encore en vie quand tu reviendras, qui sait ?

Quand ma mère me faisait une scène de tragédie grecque, c'est que quelque chose la perturbait sérieusement. Mais je préférais ne pas imaginer ce qui la tracassait, tant la seule idée qui me vint en tête me parut grotesque.

Ma valise faite, je retrouvai Walter sur le port. Ma mère avait tenu à nous accompagner. Elena la rejoignit sur le quai, et elles nous firent de grands signes quand la navette prit la mer. Bien plus tard j'appris que maman avait demandé à ma tante si elle pensait que j'allais faire le voyage assis sur les genoux de Walter. J'ignorais que je ne reverrai pas Hydra de sitôt.

*

*     *


Amsterdam

Jan Vackeers regarda l'heure à sa montre, Ivory n'était toujours pas là et il s'en inquiéta. Son partenaire d'échecs était d'une ponctualité sans faille et ce retard ne lui ressemblait pas. Il s'approcha de la table roulante, vérifia le plateau-repas qu'il avait fait préparer. Il picorait quelques fruits secs qui décoraient l'assiette de fromage quand on sonna à l'entrée de sa suite, la partie allait enfin pouvoir commencer. Vackeers ouvrit la porte, son majordome lui présenta une enveloppe posée sur un plateau d'argent.

– Ceci vient d'arriver, monsieur.

Vackeers se retira dans ses appartements pour prendre connaissance du pli qu'on venait de lui remettre. Sur un bristol, quelques mots rédigés à la plume :

Désolé de devoir vous faire faux bond, une obligation de dernière minute m'oblige à quitter Amsterdam, je reviendrai bientôt. Amicalement,

Ivory,

P-S : Échec et pat, ce n'est que partie remise.

Vackeers relut trois fois le post-scriptum, se demandant ce qu'Ivory voulait suggérer par cette petite phrase qui, venant de lui, ne pouvait être anodine. Il ignorait où son ami se rendait, et il était maintenant trop tard pour le faire surveiller. Quant à demander à ses alliés de prendre le relais... C'était lui qui avait insisté pour qu'on laisse Ivory à l'écart, comment leur expliquer que ce dernier avait peut-être un tour d'avance ?

Échec et pat, ainsi que l'avait écrit Ivory. Vackeers sourit en rangeant le bristol dans sa poche.

*

*     *

Aéroport de Schiphol, Amsterdam. À cette heure tardive, seuls quelques appareils reliant les grandes capitales européennes étaient encore au sol.

Ivory tendit sa carte d'embarquement à l'hôtesse et emprunta la passerelle. Il s'installa au premier rang, boucla sa ceinture et regarda par le hublot. Dans une heure trente, il se poserait sur le petit aéroport de la City. Une voiture l'attendrait à l'arrivée, sa chambre était réservée au Dorchester, tout était en ordre. Vackeers avait dû recevoir le petit mot qu'il lui avait adressé, et cette seule pensée le fit sourire.