Le chef d'équipe la regarda, dépité.
– Harry ! s'écria Keira en se se précipitant au-dehors.
Tout n'était que désolation. Les arbustes qui bordaient la berge du fleuve avaient été décapités ; la rive, d'ordinaire ocre, avait pris la couleur marron de la terre qui la recouvrait désormais. Le fleuve emportait des amas de boue vers le delta, situé à des kilomètres de là. Plus une seule tente ne tenait debout dans le campement. Le village de huttes n'avait pas plus résisté aux assauts du vent. Les habitations déplacées sur des dizaines de mètres s'étaient disloquées contre les rochers et les troncs d'arbres. En haut de la colline, les villageois quittaient leurs abris pour découvrir ce qui était advenu de leur bétail, de leurs cultures. Une femme de la vallée de l'Omo pleurait, serrant ses enfants dans ses bras ; un peu plus loin, les membres d'une autre tribu se regroupaient. Aucune trace d'Harry. Keira regarda tout autour d'elle, trois cadavres gisaient sur la berge. Un haut-le-cœur la gagna.
– Il doit être caché dans une grotte, ne vous inquiétez pas, nous le retrouverons, dit le chef d'équipe en la forçant à détourner le regard.
Keira s'accrocha à son bras et ils remontèrent ensemble la colline. Sur le plateau où se trouvait le terrain de fouilles, le carroyage avait totalement disparu, le sol était jonché de débris, la tempête avait tout détruit. Keira se baissa pour ramasser une lunette de terrain. Elle l'épousseta machinalement mais les verres de l'appareil étaient irrémédiablement endommagés. Un peu plus loin, le trépied d'un théodolite gisait pattes en l'air. Soudain au milieu de cette dévastation, apparut la frimousse effarée du jeune Harry.
Keira courut à sa rencontre et le prit dans ses bras. La chose n'était pas habituelle ; si elle savait exprimer par des mots son affection envers ceux qui avaient su l'apprivoiser, jamais elle ne s'abandonnait au moindre geste de tendresse. Mais, cette fois, elle serrait Harry si fort qu'il chercha presque à se libérer de son étreinte.
– Tu m'as fait une de ces peurs, dit-elle en essuyant la terre collée au visage du garçon.
– C'est moi qui t'ai fait peur ? Après tout ce qui vient d'arriver, c'est moi qui t'ai fait peur ? répéta Harry déconcerté.
Keira ne répondit pas. Elle redressa la tête et contempla ce qui restait de son travail : rien. Même le muret de terre sèche sur lequel elle s'asseyait encore ce matin s'était effondré, balayé par le Shamal. En quelques minutes, elle avait tout perdu.
– Dis donc, il en a pris un sacré coup ton magasin, dit Harry.
– ... mon magasin de porcelaine, murmura Keira.
Harry glissa sa main dans celle de Keira. Il s'attendait à ce qu'elle se défile ; comme toujours, elle ferait un pas en avant, prétextant avoir vu quelque chose d'important, de si important qu'il fallait vérifier tout de suite de quoi il s'agissait ; et puis, plus tard, elle effleurerait la chevelure du garçon, pour s'excuser de n'avoir pas su être tendre. Cette fois, la main de Keira retint celle qui s'offrait sans malice et ses doigts se resserrèrent sur la paume d'Harry.
– C'est fichu, dit-elle presque sans voix.
– Tu peux recreuser, non ?
– Ce n'est plus possible.
– T'as qu'à aller plus profond, protesta l'enfant.
– Même plus profond ce serait foutu quand même.
– Qu'est-ce qui va arriver alors ?
Keira s'assit en tailleur sur la terre désolée ; Harry l'imita, respectant le silence de la jeune femme.
– Tu vas me laisser, tu vas partir c'est ça ?
– Je n'ai plus de travail.
– Tu pourrais aider à reconstruire le village. Tout est cassé. Les gens d'ici vous ont bien aidés, eux.
– Oui, j'imagine que nous pourrions faire cela pendant quelques jours, quelques semaines tout au plus, mais ensuite, tu as raison, nous devrons partir.
– Pourquoi ? Tu es heureuse ici, non ?
– Plus que je ne l'ai jamais été.
– Alors tu dois rester ! affirma le jeune garçon.
Le chef d'équipe les rejoignit, Keira regarda Harry et lui fit comprendre qu'il devait maintenant les laisser seuls. Harry s'éloigna de quelques pas.
– Ne va pas à la rivière ! dit-elle au jeune garçon.
– Qu'est-ce que ça peut bien te faire, puisque tu vas t'en aller !
– Harry ! implora Keira.
Mais le jeune garçon filait déjà dans la direction qu'elle venait précisément de lui interdire.
– Vous abandonnez le chantier ? demanda le chef d'équipe étonné.
– Je pense que nous n'aurons bientôt plus d'autre choix.
– Pourquoi se décourager, il suffit de se remettre à la tâche. Ce ne sont pas les bonnes volontés qui manquent.
– Hélas, ce n'est pas seulement une question de volonté mais de moyens. Nous n'avions déjà presque plus d'argent pour payer les hommes. Mon seul espoir était de faire une découverte rapidement pour que l'on renouvelle nos crédits. J'ai bien peur que, désormais, nous soyons tous au chômage technique.
– Et le petit ? Qu'est-ce que vous comptez en faire ?
– Je ne sais pas, répondit Keira, abattue.
– Vous êtes sa seule attache depuis que sa mère est morte. Pourquoi ne pas l'emmener avec vous ?
– Je n'en aurais pas l'autorisation. Il serait aussitôt arrêté à la frontière, on le retiendrait des semaines dans un camp avant de le reconduire ici.
– Et dire que chez vous, on pense que nous sommes des sauvages !
– Vous ne pourriez pas vous occuper de lui ?
– J'ai déjà du mal à faire vivre ma famille, je doute que ma femme accepte une nouvelle bouche à nourrir. Et puis Harry est un Mursi, il appartient aux peuples de l'Omo, nous sommes Amhara, tout cela est trop difficile. C'est vous qui avez changé son prénom, Keira, qui lui avez appris votre langue ces trois dernières années, vous l'avez pour ainsi dire adopté. Vous en êtes responsable. Il ne peut pas être abandonné deux fois, il ne s'en remettrait pas.
– Vous vouliez que je l'appelle comment ? Il fallait bien lui donner un prénom, il ne parlait pas quand je l'ai recueilli !
– Au lieu de se disputer, la première chose à faire serait de le chercher ; vu la tête qu'il faisait en partant tout à l'heure, je doute qu'il réapparaisse de sitôt.
Les collègues de Keira se regroupaient autour du terrain de fouilles. L'atmosphère était lourde. Chacun constatait l'importance des dégâts. Tous se retournèrent vers Keira, attendant ses instructions.
– Ne me regardez pas comme ça, je ne suis pas votre mère ! s'emporta l'archéologue.
– Nous avons perdu toutes nos affaires, protesta un membre de l'équipe.
– Il y a des morts au village, j'ai vu trois corps dans la rivière, répondit Keira, je me fous royalement de ton sac de couchage.
– Il faut s'occuper d'enterrer les cadavres au plus vite, suggéra un autre. Nous n'avons pas besoin qu'une épidémie de choléra vienne s'ajouter à nos problèmes.
– Des volontaires ? demanda Keira, dubitative.
Personne ne leva la main.
– Alors allons-y tous, intima Keira.
– Il serait préférable d'attendre que leurs familles viennent les chercher, nous devons respecter les traditions.
– Le Shamal s'est bien gardé de respecter quoi que ce soit, agissons avant que l'eau ne soit contaminée, insista Keira.
Le cortège se mit en marche.
La triste besogne occupa le reste de la journée. On retira les corps de la rivière, on creusa des tombes à bonne distance de la berge, toutes furent recouvertes d'un petit monticule de pierres. Chacun priait à sa façon, selon sa croyance, pensant à ceux qu'il avait côtoyés ces trois dernières années. À la tombée du jour, les archéologues se regroupèrent autour d'un feu. Les nuits étaient fraîches et il ne restait rien pour se protéger du froid. L'un prenait la relève de veille pendant que les autres dormaient près du brasier.
Le lendemain, l'équipe porta secours aux villageois. Les enfants avaient été regroupés. Les femmes âgées de la tribu veillaient sur eux, les plus jeunes ramassaient tout ce qui servirait à reconstruire les habitations. Ici, la question de l'entraide ne se posait pas, elle était évidente ; tout le monde était à l'œuvre, chacun savait naturellement quoi faire. Certains taillaient le bois, d'autres assemblaient les branches pour rebâtir les huttes, d'autres encore couraient dans les champs, s'efforçant de rassembler chèvres et vaches que la tempête n'avait pas tuées.
La deuxième nuit, les villageois accueillirent l'équipe d'archéologues et partagèrent avec eux leur maigre repas. En dépit de la tristesse, du deuil qui commençait à peine, on dansa et chanta pour remercier les dieux d'avoir épargné ceux qui étaient encore en vie.
Les jours suivants furent identiques. Deux semaines plus tard, si la nature portait encore les marques du drame, le village avait presque repris une apparence normale.
Le chef de la tribu remercia les archéologues. Keira lui demanda à être reçue en privé. Même si les regards des villageois montraient qu'ils n'appréciaient guère qu'une étrangère entre dans sa hutte, le chef accepta l'entretien, par reconnaissance. Après avoir écouté la requête de son invitée, il jura que si Harry réapparaissait, il veillerait sur lui jusqu'au retour de Keira ; en échange, elle avait fait la promesse de revenir. Le chef lui fit comprendre que l'entrevue était terminée. Il sourit, Harry avait beau se cacher, il ne devait pas être loin ; ces dernières nuits, un drôle d'animal était venu dérober des vivres pendant que le village dormait et les empreintes du rôdeur ressemblaient sacrément à celles d'un jeune garçon.
Au neuvième jour après la tempête, Keira réunit son équipe et annonça qu'il était temps de quitter l'Afrique. La radio avait été détruite, ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Deux possibilités s'offraient à eux : marcher vers la petite ville de Turmi, de là, avec un peu de chance, ils trouveraient un véhicule qui les conduirait plus au nord, jusqu'à la capitale. Atteindre Turmi serait périlleux, il n'y avait pas à proprement parler de route, il faudrait escalader pour franchir certains passages. Autre option, descendre le fleuve vers la vallée basse ; en quelques jours, ils gagneraient le lac Turkana. En le traversant, ils arriveraient côté kenyan à Lodwar où se trouvait un petit aérodrome. Des avions de fortune faisaient régulièrement la navette pour ravitailler la région ; un pilote finirait bien par accepter de les prendre à son bord.
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