Les phares éclairaient la route en lacets, le moteur ronronnait joliment, répondant à la moindre sollicitation de l'accélérateur. À 1 h 40, la voiture fit une légère embardée sur la droite. Gerlstein reprit rapidement le contrôle du véhicule et ouvrit la vitre en grand. L'air frais qui fouetta son visage vint effacer la fatigue qui pesait jusque sur sa nuque. Il se pencha pour ouvrir la boîte à gants et chercha à tâtons les disques de la fille de son collègue, ceux qui devaient le tenir en éveil jusqu'à destination. Il n'eut jamais le loisir d'en écouter le premier morceau. Le pneu avant droit mordit le bas-côté de la chaussée avant de s'enfoncer dans un trou, le coupé chassa de l'arrière et partit en toupie. L'instant d'après, il rebondit sur un rocher et finit sa course en s'écrasant contre un pin centenaire. La décélération brutale de 75 à 0 kilomètre à l'heure en moins d'une seconde propulsa en avant le cerveau de Gerlstein qui percuta la boîte crânienne sous l'effet d'une poussée de trois tonnes. À l'intérieur de son thorax, son cœur subit le même sort, veines et artères se déchirèrent aussitôt.

L'alerte fut donnée par un routier qui avait aperçu dans ses phares la carcasse de la voiture, il était 5 heures du matin. La gendarmerie nationale trouva le cadavre de Gerlstein baignant dans une mare de sang. Le capitaine en charge n'eut pas besoin d'attendre l'avis d'un médecin légiste pour prononcer la mort du conducteur dont la pâleur et la froideur ne laissaient planer aucun doute.

À 10 heures du matin, un communiqué de l'AFP annonçait le décès d'un diplomate helvète, administrateur du Crédit national suisse, victime d'un accident de la route au milieu de la nuit sur les routes de l'est de la France. Les analyses n'avaient révélé aucune trace d'alcool dans le sang et les causes du drame étaient probablement imputables à un endormissement au volant. La nouvelle fut brièvement reprise par des sites d'information en continu. Ivory en prit connaissance vers midi sur l'écran de son ordinateur, alors même qu'il se préparait à aller déjeuner. Fou de rage, il renonça à son repas, transféra le contenu de ses tiroirs dans sa sacoche et quitta son bureau en veillant à en laisser la porte ouverte. Il quitta le musée et se dirigea vers l'une des rares cabines téléphoniques que l'on trouvait encore sur la rive droite de la Seine.

De là, il appela immédiatement Keira et lui demanda s'il était possible qu'ils se voient dans l'heure.

– Vous avez une voix bizarre, Ivory.

– Je viens de perdre un ami très cher.

– Je suis sincèrement désolée, mais quel rapport avec moi ?

– Aucun, je vous rassure. Je vais partir en congé, la mort de cet ami me rappelle combien la vie est précaire, j'en ai un peu assez de croupir au musée ces derniers temps, je vais finir par faire partie de leurs collections. Il est temps pour moi d'entreprendre ce petit voyage dont je rêve depuis tant d'années.

– Et où allez-vous ?

– Justement, si nous discutions de tout cela autour d'un bon chocolat chaud ? Angelina, rue de Rivoli, quand pourriez-vous m'y retrouver ?

Keira était en route vers l'hôtel Meurice où elle avait donné rendez-vous à Max pour un déjeuner tardif. Elle regarda sa montre et assura au professeur qu'elle le rejoindrait d'ici un quart d'heure.

*

*     *

Jeanne profitait d'un moment de détente pour mettre en œuvre une idée qui la préoccupait depuis qu'elle avait pris, la veille, un café avec Ivory. Enfant, Keira lui disait déjà : « Plus tard je serai fouilleuse de trésors. » Contrairement à elle, sa petite sœur avait toujours su ce qu'elle voulait faire de sa vie. Même si Jeanne détestait la distance qu'imposait le métier de Keira, elle ferait tout ce qui était en son pouvoir pour l'aider à retourner en Éthiopie.

*

*     *

Ivory était installé à une table au fond de la salle. Il fit un signe de la main à Keira qui le rejoignit.

– J'ai pris la liberté de commander deux gâteaux aux marrons. Ils sont excellents ici, vous aimez les marrons, j'espère ?

– Oui, avait répondu Keira, mais je n'ai pas encore déjeuné et je suis attendue.

Ivory fit une moue d'enfant déçu.

– Vous ne m'avez pas demandé de vous retrouver ici pour me faire goûter un gâteau ?

– Non, en effet. Je voulais vous voir avant de partir.

– Pourquoi une telle précipitation ?

– La mort de cet ami, je vous en ai parlé, n'est-ce pas ?

– Comment est-il... ?

– Un accident de voiture. Il se serait endormi au volant, et le pire, c'est que j'ai le sentiment qu'il avait pris la route pour venir me rendre visite.

– Sans vous en avertir ?

– C'est généralement l'usage lorsque l'on veut faire une surprise.

– Vous étiez si proches ?

– J'avais de l'estime pour lui, mais je ne l'aimais pas beaucoup, un type très suffisant, parfois même méprisant.

– Je ne comprends pas Ivory, vous m'avez dit qu'il s'agissait d'un ami.

– Je ne me suis jamais réjoui de la mort de quelqu'un, ami, ennemi, qui peut jurer de cela de nos jours ? C'est l'une des choses les plus difficiles dans la vie que de reconnaître ses amis.

– Ivory, qu'est-ce que vous me voulez exactement ? demanda Keira en regardant sa montre.

– Annulez ou tout du moins retardez votre déjeuner, il faut vraiment que je vous parle !

– Mais de quoi à la fin ?

– J'ai toutes les raisons de penser que cet homme qui s'est tué cette nuit a pris la route à cause de votre pendentif. Keira, vous pourrez choisir d'oublier tout ce que j'ai à vous dire. Vous aurez la liberté de penser que je suis un vieux fou qui s'ennuie et pimente sa vie d'affabulations grotesques, mais je dois vous avouer maintenant que je ne vous ai pas tout dit au sujet de votre collier.

– Qu'est-ce que vous ne m'avez pas dit ?

La serveuse déposa sur la table deux magnifiques pâtisseries généreusement décorées de filaments de crème. Ivory attendit qu'elle s'éloigne avant de poursuivre.

– Il en existe un autre.

– Un autre quoi ?

– Un autre fragment, aussi parfaitement taillé et lisse que le vôtre. Et même si sa forme diffère légèrement, aucun examen, aucune analyse n'a permis de le dater, lui non plus.

– Vous l'avez vu ?

– Je l'ai même eu entre les mains, il y a fort longtemps. J'avais votre âge, c'est vous dire.

– Et où se trouve cet objet jumeau ?

Ivory ne répondit pas et plongea sa cuillère dans son gâteau.

– Pourquoi accordez-vous tant d'importance à cette pierre ? reprit Keira.

– Je vous l'ai déjà dit, il ne s'agit pas d'une pierre, mais probablement d'un alliage de métaux. Peu importe, là n'est pas la question. Connaissez-vous la légende de Tikkun Olamu ?

– Non, je n'en ai jamais entendu parler.

– Ce n'est pas à proprement parler une légende, mais plutôt un récit biblique que l'on trouve dans l'Ancien Testament. Le plus intéressant avec les Écritures sacrées n'est pas toujours ce qu'elles nous disent, leurs interprétations sont subjectives et souvent déformées par les hommes au travers des âges ; non, le plus passionnant est de comprendre pourquoi elles ont été écrites, sous l'impulsion de quel événement.

– Et dans le cas de Tikkun Olamu ?

– Cette écriture nous apprend qu'il y a de cela longtemps le monde aurait été dissocié en plusieurs morceaux et qu'il serait du devoir de chacun d'en retrouver les pièces afin de les rassembler. Ce n'est que lorsque l'homme aura accompli cette mission que le monde dans lequel il vit sera parfait.

– Quel rapport entre cette légende et mon collier ?

– Tout dépend de la signification que l'on donne au mot « monde ». Mais imaginez un instant que votre pendentif soit l'un des fragments de ce monde ?

Keira regarda fixement le professeur.

– Cet ami, mort cette nuit, venait m'ordonner de ne rien vous révéler, et probablement cherchait-il aussi un moyen de vous dérober votre pendentif.

– Vous suggérez qu'il a été assassiné ?

– Keira, que vous décidiez ou non d'accorder de l'importance à cet objet, je vous supplie d'y veiller avec beaucoup d'attention. Il n'est pas impossible que l'on essaie de vous le prendre.

– Qui ça, « on » ?

– Cela n'a aucune importance. Concentrez-vous sur ce que je suis en train de vous dire.

– Mais je ne comprends rien à ce que vous me dites, Ivory. Cette pierre, enfin ce pendentif, je l'ai depuis deux ans et personne n'y portait le moindre intérêt. Alors pourquoi maintenant ?

– Parce que j'ai commis une imprudence, un péché d'orgueil... pour leur prouver que j'avais raison.

– Raison sur quoi ?

– Je vous ai confié qu'il en existait un presque semblable au vôtre, je suis convaincu que ce n'est pas le seul. Personne n'a jamais voulu me croire et l'apparition de votre pendentif fut, pour le vieillard que je suis, une trop belle occasion de prouver que j'avais raison.

– Soit, admettons qu'il existe plusieurs objets comme le mien et qu'ils aient un quelconque lien avec votre légende invraisemblable, qu'est-ce que cela peut bien faire ?

– C'est à vous d'en décider, à vous de chercher. Vous êtes jeune, vous aurez peut-être le temps de trouver.

– Trouver quoi, Ivory ?

– Selon vous, que pourrait bien être un monde parfait ?

– Je ne sais pas, un monde libre ?

– C'est une excellente réponse ma chère Keira. Trouvez ce qui empêche les hommes d'accéder à la liberté, cherchez ce qui est la cause de toutes les guerres, alors vous finirez peut-être par comprendre.

Le vieux professeur se leva et laissa quelques billets sur la table.

– Vous partez ? demanda Keira stupéfaite.