– Et pourquoi déjeunez-vous ensemble ?

– C'est une longue histoire, concentre-toi sur la route et sors-nous de ce bouchon. C'est au sujet de mon pendentif, une pierre qu'Harry m'a offerte. Je me suis longuement interrogée sur sa provenance. Ce professeur pense qu'elle est très ancienne. Nous avons essayé d'en déterminer l'origine mais nous avons fait chou blanc.

– Harry ?

– Max, tu m'enquiquines avec tes questions, Harry a le quart de ton âge ! Et il habite en Éthiopie.

– C'est un peu jeune pour un concurrent sérieux. Cette pierre très ancienne, tu me la montres ?

– Je ne l'ai plus, je vais justement la récupérer.

– Si tu le souhaites, j'ai un ami, grand spécialiste en pierres anciennes, je peux lui demander de l'étudier.

– Je ne pense pas que cela vaille vraiment la peine de déranger ton ami. Je crois surtout que ce vieux professeur s'ennuie, et qu'il a trouvé un prétexte pour se distraire un peu.

– Si tu changes d'avis, n'hésite pas. Voilà, les quais sont dégagés, nous y serons dans dix minutes. Et où le jeune Harry a-t-il trouvé cette pierre ?

– Sur un petit îlot volcanique au milieu du lac Turkana.

– C'est peut-être une scorie ?

– Non, l'objet est infrangible ; je n'ai même pas pu y faire un trou. Pour l'accrocher autour de mon cou, il a fallu que je l'enserre avec une lanière, et je dois dire que la façon dont il a été poli est assez remarquable de perfection.

– Tu m'intrigues. Je te propose la chose suivante, dînons ce soir tous les deux et je regarderai ton mystérieux pendentif. J'ai raccroché depuis quelques années, mais j'ai encore de beaux restes.

– Bien tenté, mon Max, pourquoi pas ? Mais ce soir, je reste en tête à tête avec ma sœur. Nous avons du temps à rattraper toutes les deux ; depuis que je suis rentrée, je n'ai cessé de passer mes nerfs sur elle. J'ai deux, trois réflexions déplacées à me faire pardonner, ou plutôt douze ou treize, voire une bonne trentaine.

– Mon offre reste valable pour tous les autres soirs de la semaine. Tiens, nous voilà devant ton musée. Tu n'es presque pas en retard, la montre de ma voiture avance d'un bon quart d'heure...

Keira embrassa Max sur le front et sortit précipitamment. Il aurait voulu lui dire de l'appeler dans l'après-midi, mais elle courait déjà sur le trottoir.

– Je suis désolée de vous avoir fait attendre, s'excusa Keira haletante en poussant la porte. Ivory ?

La pièce était inoccupée. Le regard de Keira fut attiré par une feuille de papier sous la lampe de bureau. Les lignes d'écriture étaient raturées, mais Keira pouvait deviner une série de chiffres, « lac Turkana », et son prénom. Au bas de la feuille, un croquis représentait habilement son pendentif. Keira n'aurait pas dû passer de l'autre côté de la table de travail, encore moins s'asseoir sur le fauteuil du professeur et, probablement, n'aurait-elle pas dû non plus ouvrir le tiroir qui se trouvait devant elle. Mais il n'était pas fermé à clé et on ne pouvait pas être archéologue sans être curieuse de nature. Elle y trouva un vieux cahier en cuir à la couverture craquelée. Elle le posa sur le bureau et découvrit, en première page, un autre dessin, plus ancien, celui d'un objet qui d'une certaine façon ressemblait à celui qu'elle portait autour du cou. Un bruit de pas la fit sursauter. Elle rangea à la hâte le désordre qu'elle avait mis et eut juste le temps de se cacher sous la table, quelqu'un venait d'entrer. Recroquevillée comme une enfant indiscrète, Keira s'efforça de contenir sa respiration. Un homme se tenait debout à quelques centimètres d'elle, l'étoffe de son pantalon l'effleura. Puis la lumière s'éteignit, la silhouette retourna vers la porte, un bruit de clé dans la serrure et le silence se fit dans le bureau du vieux professeur.

Il fallut quelques minutes à Keira pour retrouver son calme. Elle quitta sa cachette, avança jusqu'à la porte et tourna la poignée. Coup de chance, depuis l'intérieur, la béquille commandait le verrou. Libre, elle bondit dans le couloir, dévala la rampe qui menait au rez-de-chaussée, dérapa et s'étala de tout son long. Une main généreuse vint à son secours. Keira releva la tête et, lorsqu'elle découvrit le visage d'Ivory, elle poussa un cri qui résonna dans tout le hall.

– Vous vous êtes fait si mal que cela ? demanda le professeur en s'agenouillant.

– Non ! j'ai juste eu peur.

Les visiteurs qui s'étaient arrêtés pour assister à la scène s'égaillèrent. L'incident était clos.

– Avec une telle glissade, je comprends ! Vous auriez pu vous briser les os. Qu'est-ce qui vous faisait courir comme ça ? Vous êtes un peu en retard, mais ce n'était pas la peine de risquer de vous tuer pour autant.

– Je suis désolée, s'excusa Keira en se relevant.

– Et où donc étiez-vous ? J'avais laissé des consignes à l'accueil pour que vous me rejoigniez dans les jardins.

– Je suis montée directement vous chercher à votre bureau, la porte était fermée à clé et j'ai eu la mauvaise idée de courir pour venir vous rejoindre ici.

– Voilà le genre de mésaventures qui arrivent lorsque l'on se fait attendre. Suivez-moi, je meurs de faim, à mon âge, on prend ses repas à heures fixes.

Et, pour la seconde fois de sa journée, Keira se sentit comme une petite fille prise en faute.

Ils s'installèrent à la même table que la dernière fois. Ivory, visiblement de mauvaise humeur, avait le nez plongé dans le menu.

– Ils pourraient varier leur cuisine de temps à autre, c'est toujours la même chose. Je vous conseille l'agneau, c'est encore ce qu'il y a de meilleur. Deux souris d'agneau, ordonna Ivory à la serveuse.

Le professeur déplia sa serviette et fixa longuement Keira.

– Avant que j'oublie, dit-il en sortant le pendentif de la poche de son veston, je vous rends ce qui vous appartient.

Keira prit l'objet dans sa main et le regarda longuement. Elle ôta la lanière de cuir du tour de son cou et entoura le pendentif en croisant le lien deux fois par-devant, une fois par-derrière, exactement comme Harry le lui avait appris.

– Je dois avouer qu'il est plus en valeur ici, s'exclama Ivory qui souriait pour la première fois.

– Merci, répondit Keira, un peu gênée.

– Ce n'est quand même pas moi qui vous fais rougir j'espère ? Alors, pourquoi étiez-vous en retard ?

– Je suis confuse, professeur, je pourrais inventer toutes sortes d'excuses, mais la vérité est que je ne me suis pas réveillée. C'est aussi bête que cela.

– Qu'est-ce que je vous envie, répondit Ivory en éclatant de rire, je n'ai pas réussi à faire une grasse matinée depuis au moins vingt ans. Vieillir n'a rien de drôle, et, comme si cela ne suffisait pas, les journées s'allongent. Bon, trêve de bavardages, je ne suis pas là pour vous enquiquiner avec mes problèmes de sommeil. Mais j'aime bien ça, les gens qui disent la vérité ; cette fois vous êtes pardonnée, je vais arrêter de prendre cet air fâché qui vous met mal à l'aise !

– Vous le faisiez exprès ?

– Absolument !

– Les résultats n'ont donc rien donné ? demanda Keira en jouant avec son pendentif.

– Hélas, non.

– Donc vous n'avez pas la moindre idée de l'âge de cet objet ?

– Non..., répondit le professeur en fuyant le regard de Keira.

– Je peux vous poser une question ?

– Vous venez de le faire, posez plutôt celle qui vous intéresse.

– Vous étiez professeur de quoi ?

– De religions ! Enfin, pas au sens où vous l'imaginez. J'ai consacré ma vie à essayer de comprendre à quels moments de son évolution l'homme s'est décidé à croire en une force supérieure et à la baptiser « Dieu ». Savez-vous qu'il y a environ cent mille ans, près de Nazareth, des Homo sapiens inhumèrent, et probablement pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la dépouille d'une femme d'une vingtaine d'années ? À ses pieds reposait aussi celle d'un enfant de six ans. Ceux qui découvrirent cette sépulture trouvèrent également autour des deux squelettes, quantité d'ocre rouge. Sur un site, non loin de là, une autre équipe d'archéologues mit au jour une trentaine de sépultures semblables. Tous les corps étaient disposés en position fœtale, tous recouverts d'ocre, chaque tombe était garnie d'objets rituels. Ce sont peut-être là les signes les plus anciens de religiosité. À la peine qui accompagnait la perte d'un proche était-il venu se greffer une impérieuse nécessité d'honorer la mort ? Est-ce à cet instant précis qu'est née la croyance en un autre monde où les défunts continueraient d'exister ?

Il y a tant et tant de théories à ce sujet, que nous ne saurons sans doute jamais à quel moment de son évolution l'homme s'est mis vraiment à croire en un dieu. Aussi fasciné qu'apeuré par son environnement, il a commencé par diviniser une force qui le dépassait. Il fallait bien que l'homme donne un sens au mystère de l'aube et du crépuscule, à celui des étoiles qui se lèvent dans le ciel au-dessus de lui, à la magie des changements de saison, des paysages qui se métamorphosent, tout comme son corps se transforme au fil du temps, jusqu'à finir par le contraindre à rendre son dernier souffle de vie. Comme il est fascinant de constater que dans près de cent soixante pays où furent découvertes des œuvres rupestres, toutes comportaient des similitudes. L'usage de la couleur rouge omniprésente, tel un symbole absolu de contact avec les autres mondes. Pourquoi les humains représentés, et ce, quel que fût l'endroit du monde où ils vivaient, sont tous dessinés dans la position de l'orant, bras levés vers le ciel, figés dans la même gestuelle ? Voyez-vous Keira, mes travaux ne furent pas si éloignés des vôtres. Je partage votre point de vue. J'aime l'angle sous lequel vous entreprenez vos recherches. Le premier homme est-il vraiment celui qui s'est dressé pour marcher debout ? Est-il celui qui a décidé de tailler le bois et la pierre pour s'en faire des outils ? Le premier qui a pleuré la mort d'un proche, prenant conscience que sa propre fin était inéluctable ? Le premier à croire en une force qui lui était supérieure ou, peut-être, le premier à exprimer ses sentiments ? Avec quels mots, quels gestes, quelles offrandes, le premier humain a-t-il dit qu'il aimait ? Et à qui s'adressait-il, à ses parents, à sa femme, à sa progéniture, ou à un dieu ?