– Si vous aviez vu votre tête, Ivory ! On aurait dit un vieil espion. Lisez les journaux, la guerre froide est terminée depuis longtemps. Nous sommes en pleine entente cordiale. Franchement, pour qui nous prenez-vous ? Et puis, il ne s'agit que d'une pierre, certes au passé intrigant, mais une pierre tout de même.

– Si nous avions la conviction qu'il ne s'agit que d'un simple caillou, nous ne serions pas là tous les deux à jouer aux vieux conspirateurs, comme vous le dites ; ne me prenez pas pour plus gaga que je ne le suis.

– Donnant-donnant. Supposons que je fasse de mon mieux pour les convaincre que cette approche est la bonne, comment leur laisser entendre que votre protégée sera capable de nous en apprendre plus, alors que nos efforts sont restés vains jusque-là ?

Ivory comprit que, pour convaincre son interlocuteur, il faudrait lui lâcher un peu plus d'informations qu'il n'aurait souhaité le faire.

– Vous avez tous cru que l'objet que vous possédez était unique en son genre. Un second apparaît soudainement. S'ils sont de la même « famille », comme vous le disiez spontanément tout à l'heure, alors pourquoi croire encore qu'il n'en existerait que deux ?

– Vous suggérez que...

– Que la famille soit plus grande ? Je l'ai toujours pensé. Et je pense aussi que plus nous nous donnerons de chances de découvrir d'autres spécimens et plus nous serons à même de comprendre de quoi il en retourne. Ce que vous détenez dans vos coffres n'est qu'un fragment, réunissez les morceaux manquants et vous verrez que la réalité est encore plus lourde de conséquences que tout ce que vous avez bien voulu supposer.

– Et vous proposez qu'une telle responsabilité incombe à cette jeune femme que vous qualifiez vous-même d'incontrôlable ?

– N'exagérons pas tout de même. Oubliez son caractère, c'est de son savoir et de son talent dont nous avons le plus besoin.

– Je n'aime pas ça, Ivory, ce dossier était clos depuis des années et il aurait dû le rester. Nous y avons déjà consacré beaucoup d'argent pour rien.

– Faux ! Nous avons consacré beaucoup d'argent pour que personne ne sache rien, ce n'est pas pareil. Combien de temps croyez-vous pouvoir garder le secret autour de cet objet si vous n'êtes plus les seuls à pouvoir en deviner le sens ?

– À condition qu'une pareille chose arrive !

– Êtes-vous disposé à en prendre le risque ?

– Je ne sais pas, Ivory. J'établirai mon rapport, ils décideront et je reviendrai vers vous dans les prochains jours.

– Vous avez jusqu'à lundi.

Ivory salua son hôte et se leva. Juste avant de quitter la table, il se pencha et souffla à l'oreille de Paris :

– Saluez-les bien pour moi, dites-leur surtout que c'est le dernier service que je leur rends, et transmettez mes sincères inimitiés à qui vous savez.

– Je n'y manquerai pas.

*

*     *


Kent

– Adrian, j'ai une confidence à vous faire.

– Walter, il est très tard, vous êtes complètement ivre !

– Justement, c'est maintenant ou jamais.

– Je vous aurai prévenu, quoi que vous vous apprêtiez à me révéler, retenez-vous. Vous êtes dans un tel état, je suis sûr que vous le regretterez demain.

– Mais non, taisez-vous donc et écoutez-moi, je vais essayer de dire ça d'une seule traite. Voilà, je suis amoureux.

– En soi, c'est une bonne nouvelle, pourquoi ce ton si grave ?

– Parce que la principale intéressée l'ignore.

– Cela complique en effet les choses. De qui s'agit-il ?

– Je préfère ne pas le dire.

– Comme vous voudrez.

– Il s'agit de Miss Jenkins.

– La réceptionniste de notre Académie ?

– Elle-même, cela fait quatre ans que j'en suis raide dingue.

– Et elle ne se doute de rien ?

– C'est-à-dire qu'avec ce redoutable instinct qu'ont les femmes, peut-être l'a-t-elle soupçonné une fois ou deux. Mais je crois que je cache bien mon jeu. Enfin, suffisamment pour pouvoir passer devant son bureau chaque matin, sans avoir à rougir de ma situation ridicule.

– Quatre ans, Walter ?

– Quarante-huit mois, le compte y est, j'en ai fêté l'anniversaire quelques jours avant que vous ne reveniez de votre Chili. Ne regrettez rien, il n'y a pas eu de fête.

– Mais pourquoi ne lui avez-vous rien dit ?

– Parce que je suis un lâche, reprit Walter en hoquetant. Un horrible lâche. Et vous voulez que je vous dise ce qu'il y a de plus pathétique dans tout cela ?

– Je n'en suis pas certain, non !

– Eh bien, depuis tout ce temps, je lui suis fidèle.

– En effet !

– Vous vous rendez compte d'une telle absurdité. Des hommes mariés qui ont la chance de vivre auprès de celles qu'ils aiment trouvent le moyen de les tromper et moi, je suis fidèle à une femme qui ne sait même pas que j'ai le béguin pour elle. Et, s'il vous plaît, ne me répétez pas « en effet » !

– Je ne comptais pas le faire. Pourquoi ne pas tout lui avouer, après tout ce temps, qu'est-ce que vous risquez ?

– Pour que la romance s'arrête ? Vous êtes dingue ! Si elle m'éconduit, je ne pourrai plus penser à elle de cette façon-là ; l'observer comme je le fais en catimini deviendrait une indélicatesse intolérable. Pourquoi me regardez-vous comme ça, Adrian ?

– Pour rien, je me demandais juste si demain, lorsque vous aurez dessoûlé, et vu ce que vous avez ingurgité ce soir, cela n'arrivera pas avant le milieu de l'après-midi, vous me raconterez cette histoire de la même façon.

– Je n'invente rien, Adrian, je vous le jure, je suis follement épris de Miss Jenkins ; mais la distance entre elle et moi est comparable à celles de votre Univers, avec ses drôles de collines qui empêchent de voir de l'autre côté. Miss Jenkins se trouve dans le phare de Kristiansand, cria Walter en pointant le doigt vers l'est, et moi, échoué tel un cachalot sur la côte anglaise ! dit-il en tapant du poing sur le sable.

– Walter, je visualise assez bien ce que vous me décrivez, mais la distance qui sépare votre bureau de celui de Miss Jenkins se compte en marches d'escalier, et non en années-lumière.

– Et la théorie de la relativité, vous croyez que votre copain Einstein en a le monopole ? Pour moi, chacune de ces marches est aussi lointaine qu'une de vos galaxies !

– Je crois qu'il est temps que je vous raccompagne à l'hôtel, Walter.

– Non, nous allons poursuivre cette soirée, et vous, vos explications. Je ne me souviendrai probablement de rien demain mais ce n'est pas grave. Nous passons un bon moment et c'est tout ce qui compte.

Sous ses airs débonnaires qui auraient pu prêter à rire, Walter me faisait plutôt de la peine. Moi qui croyais avoir connu la solitude sur le plateau d'Atacama... Était-il possible d'imaginer un exil plus douloureux que celui qui consiste à passer ses journées trois étages au-dessus de la femme qu'on aime, sans jamais trouver la force de lui en faire l'aveu ?

– Walter, voudriez-vous que j'essaie d'organiser un dîner avec Miss Jenkins en votre présence ?

– Non, je crois qu'après tout ce temps je n'aurai pas le courage de lui parler. Enfin, auriez-vous tout de même la gentillesse de me refaire cette proposition demain... En fin d'après-midi.

*

*     *


Paris

Keira était en retard, elle avait enfilé un jean, passé un pull, à peine pris le temps de remettre de l'ordre dans ses cheveux, restait à dégotter son trousseau de clés. Elle n'avait pas beaucoup dormi ce week-end et la morne lumière du jour n'avait pas réussi à la tirer de son sommeil. Trouver un taxi à Paris le matin relève de l'exploit. Elle marcha jusqu'au boulevard de Sébastopol, descendit vers la Seine en regardant son poignet à chaque carrefour, elle avait oublié sa montre. Une voiture s'engouffra dans le couloir de bus et s'arrêta à sa hauteur. Le conducteur se pencha pour abaisser la vitre et appela Keira par son prénom.

– Tu veux que je te dépose quelque part ?

– Max ?

– J'ai changé tant que ça depuis hier ?

– Non, mais je ne m'attendais pas à te voir par ici.

– Rassure-toi, je ne te suis pas, c'est un quartier où l'on trouve encore pas mal d'imprimeries et la mienne se situe dans la rue juste derrière toi.

– Si tu es proche de ton bureau, je ne veux pas te déranger.

– Qui te dit que je n'en partais pas, de mon bureau ? Allez, monte, je vois un bus dans mon rétroviseur et je vais me faire klaxonner.

Keira ne se fit pas prier, elle ouvrit la portière et s'assit à côté de Max.

– Quai Branly, au musée des Arts et Civilisations, et dépêchez-vous, je suis très en retard.

– J'ai droit à un baiser quand même ?

Mais, comme Max l'avait prédit, un coup de klaxon les fit sursauter, l'autobus les collait au pare-chocs. Max passa la première et se dégagea du couloir au plus vite. La circulation était dense, Keira trépignait d'impatience, regardant sans cesse la montre au tableau de bord.

– Tu as l'air bien pressée ?

– J'ai rendez-vous pour déjeuner... il y a un quart d'heure.

– Si c'est un homme, je suis sûr qu'il t'attendra.

– Oui, c'est un homme et ne commence pas, il a deux fois ton âge.

– Tu as toujours apprécié la maturité.

– Si c'était le cas, nous ne serions pas sortis ensemble !

– 1-0, balle au centre. Qui est-ce ?

– Un professeur.

– Qu'est-ce qu'il enseigne ?

– Tiens, c'est drôle, remarqua Keira, je ne lui ai pas demandé.

– Sans vouloir être indiscret, tu traverses tout Paris sous la pluie pour déjeuner avec un professeur et tu ne sais pas ce qu'il enseigne ?

– En fait, cela n'a pas grande importance ; il est à la retraite.