– Recontactez-nous si cela en vaut la peine et envoyez-moi la facture, nous la réglerons. Au revoir Ivory.

Le professeur raccrocha le combiné, il resta quelques instants dans la cabine, se demandant s'il avait pris la bonne décision. Il paya sa consommation au comptoir et repartit vers le musée.

*

*     *

Keira avait frappé à la porte du bureau. Sans réponse, elle était redescendue s'informer à l'accueil. L'hôtesse lui confirma avoir vu le professeur. Peut-être le trouverait-elle au café ? Keira parcourut le jardin du regard. Sa sœur déjeunait en compagnie d'un collègue, elle quitta sa table pour venir à sa rencontre.

– Tu aurais pu m'appeler.

– Oui, j'aurais pu. Tu as vu Ivory ? Je n'arrive pas à le trouver.

– J'ai parlé avec lui ce matin, mais je ne passe pas mon temps à le surveiller et puis le musée est grand. Où as-tu disparu ces deux derniers jours ?

– Jeanne, tu fais attendre la personne avec qui tu déjeunes, tu pourrais peut-être remettre ton interrogatoire à plus tard.

– Je me suis inquiétée, c'est tout.

– Eh bien, tu vois, je suis en parfaite santé, tu n'as plus aucune raison de t'en faire.

– Tu dînes avec moi ce soir ?

– Je ne sais pas, il n'est que midi.

– Pourquoi es-tu pressée comme ça ?

– Ivory m'a laissé un message, il m'a demandé de passer le voir et il n'est pas là.

– Eh bien il est ailleurs, je te l'ai dit, le musée est grand, il doit être quelque part dans les étages. C'est si urgent ?

– Je crois que ton copain est en train de manger ton dessert.

Jeanne jeta un œil vers son collègue qui l'attendait patiemment en feuilletant une revue, quand elle se retourna, sa sœur avait disparu.

Keira traversa le premier étage, puis le second et, prise d'un doute, elle rebroussa chemin vers le bureau d'Ivory. Cette fois la porte était ouverte et le professeur assis dans son fauteuil. Il leva la tête.

– Ah vous voilà, c'est gentil d'être venue.

– Je suis passée tout à l'heure, je vous ai cherché partout, mais vous n'étiez nulle part.

– Vous n'avez pas essayé les toilettes pour hommes, j'espère ?

– Non, répondit Keira confuse.

– Alors ceci explique cela. Installez-vous, j'ai des informations à vous communiquer.

L'analyse au carbone 14 n'avait rien donné : soit le cadeau d'Harry avait plus de cinquante mille ans soit l'objet n'était pas organique, et donc ce n'était pas de l'ébène.

– Quand le récupérerons-nous ? demanda Keira.

– Le laboratoire nous le réexpédiera dès demain, d'ici deux jours au plus vous pourrez à nouveau l'accrocher autour de votre cou.

– Je veux que vous me disiez ce que je vous dois, ma quote-part, vous vous souvenez, nous nous étions mis d'accord.

– Les résultats n'étant pas probants, le laboratoire ne nous a rien fait payer. Les frais d'expédition s'élèvent à une centaine d'euros.

Keira déposa la moitié de la somme sur le bureau du professeur.

– Le mystère reste entier. Après tout, il s'agit peut-être d'une simple pierre volcanique ? reprit-elle.

– Aussi lisse et satinée ? J'en doute, et puis la lave fossile reste friable.

– Alors disons que c'est juste un pendentif.

– Je crois que c'est une sage décision, je vous appellerai dès que j'en aurai repris possession.

Keira quitta Ivory et décida d'aller retrouver sa sœur.

– Pourquoi tu ne me dis pas que tu as revu Max ? demanda Jeanne dès que Keira entra dans son bureau.

– Puisque tu le sais déjà, pourquoi te le dire ?

– Vous allez vous remettre ensemble ?

– Nous avons passé une soirée tous les deux et je suis rentrée dormir chez moi, si c'est ce que tu veux savoir.

– Et dimanche tu es restée seule dans ton studio ?

– Je l'ai croisé par hasard, nous sommes allés nous promener. Comment sais-tu que nous nous sommes revus ? Il t'a appelée ?

– Max, m'appeler ? Tu plaisantes, il est trop fier pour ça. Après ton départ il n'a plus jamais donné de ses nouvelles, et je crois même qu'il s'est fait un devoir d'éviter toutes les soirées où il aurait pu me rencontrer. Nous ne nous sommes plus parlé depuis votre rupture.

– Alors, comment as-tu su ?

– C'est une amie qui vous a vus à l'hôtel Meurice ; vous roucouliez, paraît-il, comme deux amants illégitimes.

– Paris est vraiment un petit village ! Eh bien non, nous ne sommes pas amants ; juste deux anciennes connaissances qui se retrouvaient le temps d'une discussion. Je ne sais pas qui est cette amie si bavarde, mais je la déteste.

– La cousine de Max, elle ne t'aime pas non plus. Je peux te demander ce que tu fabriques avec Ivory ?

– J'aime bien la compagnie des profs, ça aussi tu devrais le savoir, non ?

– Je ne me souviens pas qu'Ivory ait enseigné ?

– Tu m'ennuies avec tes questions, Jeanne.

– Alors pour ne pas t'ennuyer plus, je ne te dirai pas qu'on a livré des fleurs pour toi ce matin à la maison. La carte qui accompagnait le bouquet est dans mon sac, si cela t'intéresse.

Keira s'empara de la petite enveloppe, la décacheta et tira légèrement sur le bristol. Elle sourit et rangea le mot dans sa poche.

– Je ne dînerai pas avec toi, ce soir, je te laisse avec tes amies si bien intentionnées.

– Keira, fais attention à Max, il a mis des mois à tourner la page, ne rouvre pas des plaies si c'est pour repartir ensuite, puisque tu vas repartir, n'est-ce pas ?

– Très fort, la question qui tue planquée au beau milieu de la leçon de morale. Là, je dois dire que, dans ton rôle de grande sœur, tu excelles. Max a quinze ans de plus que moi, tu crois qu'il peut gérer sa vie et ses émotions tout seul ou tu veux que je lui propose tes services ? La sœur de la garce comme chaperon, on ne peut pas rêver mieux, non ?

– Pourquoi tu m'en veux comme ça ?

– Parce que tu juges tout, tout le temps.

– Sors, Keira, va t'amuser, j'ai du boulot et tu as entièrement raison, tu n'as plus l'âge pour que je joue à la grande sœur. De toute façon, mes conseils, tu n'en as jamais rien eu à faire. Essaie juste de ne pas le laisser encore une fois en petits morceaux, ce serait méchant et inutile pour ta réputation.

– Parce que j'ai une réputation ?

– Après ton départ, les langues se sont déliées et elles n'étaient pas très aimables à ton égard.

– Si tu savais ce que je m'en moque, j'étais bien trop loin pour les entendre, tes mauvaises langues.

– Peut-être, mais pas moi, et j'étais là pour prendre ta défense.

– Mais de quoi se mêlent tous ces gens dans ta petite vie sociale, Jeanne ? Qui sont ces bons amis qui cancanent, ragotent et médisent ?

– Ceux qui consolaient Max, j'imagine ! Ah, une dernière chose, au cas où tu te demanderais à nouveau si tu as été une petite peste avec ta sœur, la réponse est oui !

Keira quitta le bureau de Jeanne en claquant la porte. Quelques instants plus tard, elle remontait le quai Branly vers le pont de l'Alma. Traversant le fleuve, elle s'accouda au parapet et regarda une péniche qui filait vers la passerelle Debilly. Elle prit son téléphone portable et appela Jeanne.

– On ne va pas se disputer chaque fois que l'on se voit. Je viendrai te chercher demain, nous irons déjeuner, rien que toi et moi. Je te raconterai tout de mon aventure éthiopienne, bien qu'il n'y ait plus grand-chose à en dire ; et toi tu me dévoileras tout de ta vie pendant ces trois dernières années. Je te laisserai même me réexpliquer pourquoi Jérôme et toi vous êtes séparés. C'était bien Jérôme son prénom, hein ?

*

*     *


Londres

Walter ne disait rien, mais il était difficile de ne pas voir qu'il se décourageait de jour en jour. Lui expliquer mes travaux était aussi irréaliste que d'espérer lui apprendre à parler le chinois en quelques jours. L'astronomie, la cosmologie étudient des espaces si vastes que les unités utilisées pour mesurer sur terre le temps, la vitesse, les distances y sont inopérantes. Il a fallu en inventer d'autres, multiples de multiples, équations inextricables. Notre science n'est faite que de probabilités et d'incertitudes, puisque nous avançons à tâtons, incapables d'imaginer les véritables limites de cet Univers dont nous faisons partie.

Depuis deux semaines, je n'avais pas réussi à formuler une phrase sans que Walter tique sur un terme dont il ne comprenait pas le sens, un raisonnement dont la portée lui échappait.

– Walter, une fois pour toute, l'Univers est-il plat ou courbe ?

– Courbe, probablement. Enfin, si j'ai bien compris votre propos, l'Univers serait en mouvement permanent et il se dilaterait tel un tissu que l'on étire, entraînant les galaxies accrochées à ses fibres.

– C'est un peu schématique mais c'est une façon de résumer la théorie de l'Univers expansionniste.

Walter laissa tomber sa tête dans ses mains. À cette heure avancée de la soirée, la salle de la grande bibliothèque était déserte. Seules nos deux tables étaient encore éclairées.

– Adrian, je ne suis qu'un humble gestionnaire mais, tout de même, mon quotidien se passe dans l'enceinte de l'Académie des sciences. Et pourtant, je ne comprends rien à ce que vous me dites.

Je remarquai sur une table une revue qu'un lecteur avait dû oublier de ranger. Un très beau paysage du Devon figurait sur la couverture.

– Je crois que j'ai une idée pour éclaircir les vôtres, dis-je à Walter.

– Je vous écoute ?

– Vous m'avez assez entendu comme ça et j'ai trouvé bien mieux que des mots pour vous enseigner quelques notions solides sur le cosmos. Il est temps de passer de la théorie à la pratique. Suivez-moi !