– Tu n'aimes personne, Keira ! avait dit Jeanne alors que le taxi les déposait en bas de chez elle.

La dispute s'était achevée un peu plus tard dans la nuit. Et pourtant, le lendemain, Keira accompagna sa sœur à une autre soirée. Peut-être parce que la solitude dans laquelle elle avait vécu ces derniers temps était plus profonde qu'elle ne voulait l'admettre.

C'est au cours du week-end suivant, en traversant le jardin des Tuileries, alors qu'une averse s'apprêtait à tomber, qu'elle croisa Max. Tous deux couraient dans l'allée centrale, tentant de rejoindre la grille de l'entrée de Castiglione, avant que l'ondée éclate. Essoufflé, Max s'était arrêté devant l'escalier, au pied du socle où deux lions en bronze s'attaquent à un rhinocéros ; de l'autre côté des marches, Keira avait pris appui sur celui où deux lionnes déchiquettent un sanglier agonisant.

– Max ? C'est toi ?

Bel homme, Max n'en était pas moins terriblement myope ; derrière ses lunettes embuées, tout n'était que brouillard, mais il aurait reconnu la voix de Keira parmi cent autres.

– Tu es à Paris ? demanda-t-il surpris en essuyant ses verres.

– Oui, comme tu le vois.

– Maintenant, je le vois ! dit-il en reposant la monture sur son nez. Tu es là depuis longtemps ?

– Dans le parc ? Une petite demi-heure, répondit Keira gênée.

Max l'observa attentivement.

– Je suis à Paris depuis quelques jours, finit-elle par concéder.

Un grondement dans le ciel les convainquit tous deux d'aller trouver refuge sous les arcades de la rue de Rivoli. Une pluie diluvienne se mit à tomber.

– Tu ne comptais pas m'appeler ? interrogea Max.

– Bien sûr que si.

– Alors pourquoi ne l'as-tu pas fait ? Pardonne-moi, je te bombarde de questions idiotes. Si tu avais eu envie que nous nous voyions, tu m'aurais téléphoné.

– Je ne savais pas vraiment comment m'y prendre.

– Alors, tu as eu raison, il suffisait d'attendre que la providence nous mette sur le même chemin...

– Je suis contente de te voir, interrompit Keira.

– Moi aussi je suis content de te voir.

Max lui proposa d'aller prendre un verre au bar de l'hôtel Meurice.

– Tu es là pour combien de temps ? Et voilà que je recommence avec mes questions !

– Ce n'est pas très grave, répondit Keira. Je viens d'enchaîner six soirées où les gens ne parlaient que de politique, de grèves, d'affaires et de petits ragots. Personne ne semble plus s'intéresser à personne, j'ai fini par penser que j'étais invisible ; je me serais pendue avec ma serviette de table pour que quelqu'un me demande comment j'allais et prenne le temps d'écouter la réponse.

– Comment vas-tu ?

– Comme un lion en cage.

– Et tu es dans cette cage depuis combien de temps, au moins une petite semaine ?

– Un peu plus.

– Tu restes ou tu repars ?

Keira parla à Max de ses péripéties éthiopiennes et de son retour forcé. L'espoir de trouver le moyen de financer une nouvelle expédition lui semblait bien mince. À 20 heures, elle s'éclipsa pour téléphoner à Jeanne et la prévenir qu'elle rentrerait tard.

Max et elle dînèrent au Meurice et chacun raconta ce qu'il avait fait de sa vie au cours de ces trente-six derniers mois où ils ne s'étaient plus revus. Après le départ de Keira et leur séparation, Max avait fini par abandonner son poste d'enseignant en archéologie à la Sorbonne, pour reprendre l'imprimerie de son père décédé d'un cancer l'an passé.

– Tu es imprimeur maintenant ?

– La bonne phrase était : « Je suis désolée pour ton papa », répliqua Max en souriant.

– Mais, mon Max, tu me connais, je ne dis jamais la phrase qu'il faut. Je suis désolée pour ton papa... je croyais me souvenir que vous ne vous entendiez pas bien.

– Nous avions fini par nous réconcilier... à l'hôpital de Villejuif.

– Pourquoi avoir quitté ton poste, tu adorais ton métier ?

– J'adorais surtout les excuses qu'il me donnait.

– Quelles excuses ? Tu étais un très bon prof.

– Je n'ai jamais eu cette folie qui t'anime et t'entraîne sur le terrain.

– Et l'imprimerie, c'est mieux ?

– Au moins, je regarde la vérité en face. Je ne prétends plus attendre la mission qui m'aurait permis de faire la découverte du siècle. J'en ai eu assez de mes bobards. J'étais un archéologue d'amphithéâtre juste bon à séduire les étudiantes.

– Dis donc, j'ai fait partie du club ! ironisa Keira.

– Tu as été plus que cela, et tu le sais très bien. Je suis un aventurier des faubourgs de Paris. Maintenant, au moins, je suis lucide. Et toi, tu as trouvé ce que tu cherchais là-bas ?

– Si tu parles de mes fouilles, non, juste quelques sédiments qui me convainquent que j'étais sur la bonne piste, que je ne me trompe pas. Mais ce que j'ai découvert, c'est un mode de vie qui me convient.

– Donc, tu vas repartir...

– Vérité pour vérité, j'ai envie de passer la nuit avec toi Max, et pourquoi pas celle de demain. Mais lundi j'aurai envie d'être seule, et les jours suivants aussi. Si je peux repartir, je le ferai aussitôt que possible. Quand ? Je n'en sais rien. D'ici là, il faut que je trouve du travail.

– Avant de me proposer de coucher avec toi, tu pourrais au moins me demander si j'ai quelqu'un dans ma vie ?

– Si c'était le cas, tu l'aurais appelée, il est minuit passé.

– Si c'était le cas, je n'aurais pas dîné avec toi. Tu as des pistes pour trouver du boulot ?

– Non, pour l'instant aucune, je n'ai pas beaucoup d'amis dans le métier.

– Je pourrais griffonner sur cette nappe, en deux minutes, une liste de chercheurs qui seraient ravis d'accueillir quelqu'un comme toi dans leur équipe.

– Je ne veux pas contribuer à la découverte d'un autre. J'ai déjà fait mes années de stages, je veux mener mon propre projet.

– Tu veux venir travailler à l'imprimerie en attendant ?

– Je garde de bons souvenirs de mes années à tes côtés à la Sorbonne, mais j'avais vingt-deux ans. Les rotatives, ce n'est pas vraiment mon truc. Et puis je ne crois pas que ce serait une bonne idée, répondit Keira en souriant. Mais merci de ta proposition.

Au petit matin, Jeanne trouva le sofa du salon, vide. Elle regarda son téléphone portable, sa sœur ne lui avait pas laissé de message.

*

*     *


Londres

La date fatidique où les dossiers de candidatures devaient être déposés auprès de la Fondation Walsh approchait. Le grand oral se tiendrait dans un peu moins de deux mois. Je passais mes matinées chez moi, communiquant avec des confrères aux quatre coins du globe et répondant à mes mails, en priorité à ceux que je recevais de temps à autre de mes collègues d'Atacama. Walter venait me chercher vers midi et nous nous rendions au pub où je lui résumais l'avancement de mon dossier. Puis les après-midi se poursuivaient dans la grande bibliothèque de l'Académie à compulser des ouvrages que j'avais pourtant déjà lus maintes fois, pendant que Walter parcourait mes notes. Le soir, il m'arrivait d'aller me distraire en flânant du côté de Primrose Hill et je m'évadais le week-end, sillonnant les allées du marché aux puces de Camden Lock. Chaque jour, je reprenais goût à ma vie londonienne, aux quartiers de ma ville, nouant une certaine complicité avec Walter.

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Paris

Le mercredi, Ivory reçut les résultats du laboratoire situé près de Dortmund, en Allemagne. Il prit en notes le rapport d'analyses que son interlocuteur lui dictait et demanda à ce dernier de bien vouloir expédier l'objet qu'il lui avait confié à un autre laboratoire, dans la périphérie de Los Angeles. Après avoir raccroché, il hésita un long moment et passa un autre appel, depuis son portable cette fois. On le fit patienter avant de le mettre en relation.

– Cela fait bien longtemps !

– Nous n'avions pas vraiment de raison de nous reparler, dit Ivory. Je viens de vous envoyer un courrier électronique, prenez-en connaissance aussitôt que vous le pourrez, j'ai de bonnes raisons de croire que vous ne tarderez pas à vouloir me joindre.

Ivory raccrocha et regarda sa montre. La communication avait duré moins de quarante secondes. Il quitta son bureau, ferma la porte à clé et descendit au rez-de-chaussée. Il profita de ce qu'un groupe d'étudiants avait envahi le hall du musée pour se faufiler discrètement hors de l'établissement.

Remontant le quai Branly, il traversa la Seine, ouvrit son téléphone portable, en ôta la puce et la jeta dans le fleuve. Puis il se rendit à la brasserie de l'Alma, emprunta les escaliers menant vers le sous-sol, entra dans la cabine téléphonique et attendit que la sonnerie retentisse.

– Comment cet objet est-il arrivé entre vos mains ?

– Les plus grandes découvertes sont souvent le fruit du hasard, certains appellent cela le destin, d'autres, la chance.

– Qui vous l'a remis ?

– Peu importe et je préfère garder cela secret.

– Ivory, vous rouvrez un dossier clos depuis fort longtemps, et le rapport que vous m'avez communiqué ne prouve pas grand-chose.

– Rien ne vous obligeait à me rappeler aussi vite.

– Qu'est-ce que vous voulez ?

– J'ai fait expédier l'objet en Californie pour une série de tests complémentaires, mais il faudra que le coût des analyses vous soit facturé directement. Ce n'est plus dans mes moyens.

– Et le propriétaire de cet objet, est-il au courant ?

– Non, il n'a pas la moindre idée de ce dont il s'agit, et bien entendu je ne compte pas lui en dire plus.

– Quand espérez-vous en savoir plus ?

– Je devrais recevoir les premiers résultats dans quelques jours.