– Quel âge avez-vous vraiment, Ivory ?

– Je le réinvente chaque jour, Keira, l'important est de ne pas se laisser aller.

Ivory imprima une liste d'adresses et l'agita fièrement devant les yeux de son invitée.

– Nous n'avons plus qu'à passer quelques appels pour trouver ceux qui accepteront de traiter notre demande à un prix convenable et dans des délais raisonnables, conclut-il.

Keira regarda sa montre.

– Votre sœur ! s'exclama Ivory. Je crois qu'elle doit être libérée de sa réunion depuis un bon moment maintenant. Allez la rejoindre, je m'occupe de tout.

– Non, je reste, dit Keira gênée, je ne peux pas vous laisser faire ce travail tout seul.

– Mais si, j'insiste, après tout, je me pique autant à ce jeu que vous, peut-être même plus encore. Allez rejoindre Jeanne et revenez me voir demain. Nous en saurons plus.

Keira remercia le professeur.

– Accepteriez-vous de me confier votre collier pour la soirée ? Je vais en prélever un infime fragment qui servira à l'analyser. Je vous promets d'agir avec le doigté d'un chirurgien, il n'y paraîtra rien.

– Bien sûr, mais j'ai déjà essayé plusieurs fois et je n'ai jamais réussi ne serait-ce qu'à l'égratigner.

– Aviez-vous une pointe en diamant comme celle-ci ? demanda Ivory en sortant fièrement de son tiroir l'outil de découpe.

– Vous êtes décidément plein de ressources, Ivory ! Non, je n'avais pas un tel scalpel.

Keira hésita un instant et abandonna le collier sur le bureau d'Ivory. Ce dernier dénoua délicatement le lacet en cuir qui enserrait l'objet triangulaire et rendit la cordelette à sa propriétaire.

– À demain, Keira, passez quand vous voudrez, je serai là.

*

*     *


1- Lucy fut découverte le 30 novembre 1974 à Hadar, sur les bords de la rivière Awash, dans le cadre d'un projet regroupant une trentaine de chercheurs éthiopiens, américains et français, dirigé par Donald Johanson, Maurice Taïeb et Yves Coppens. Le squelette fut baptisé Lucy car ses découvreurs fredonnaient à longueur de journée la chanson des Beatles « Lucy in the Sky with Diamonds ».


Londres

– Non, non, non Adrian ! Votre propos endormirait jusqu'au public d'un concert d'AC/DC.

– Qu'est-ce que AC/DC vient faire là-dedans ?

– Absolument rien, mais c'est le seul groupe de hard-rock dont je connaisse le nom. Ce n'est pas un prix que le comité de la Fondation va distribuer, mais une balle dans la tête à ceux qui vous écouteront encore... afin d'abréger leurs souffrances !

– Bon, cette fois, je crois que j'ai bien compris, Walter ! Si mon texte est si rébarbatif, eh bien, trouvez-vous un autre orateur.

– Qui rêverait lui aussi de retourner au Chili ? Désolé, je n'ai pas le temps.

Je tournai la page de mon cahier et toussotai avant de reprendre la lecture.

– Vous allez voir, dis-je à Walter, la suite est bien plus intéressante, vous n'aurez pas le loisir de vous ennuyer.

Mais, à l'énoncé de la troisième phrase, Walter parodia un ronflement.

– Soporifique ! s'exclama-t-il en ouvrant l'œil droit. Parfaitement assommant !

– Vous voulez dire que je suis chiant ? !

– Voilà, chiant, c'est tout à fait cela. Vos étoiles extraordinaires ne sont que de simples combinaisons de chiffres et de lettres impossibles à retenir. Qu'est-ce que vous voulez que les membres du jury aient à faire de X321 et de ZL254, nous ne sommes pas dans un épisode de Star Trek, mon pauvre ami ! Quant à vos galaxies lointaines, vous nous en définissez les distances en années-lumière ! Qui sait compter en années-lumière, je vous le demande ? Votre charmante voisine ? Votre dentiste ? Votre maman peut-être ? C'est ridicule. Personne ne peut survivre à une telle indigestion de chiffres.

– Mais merde à la fin, qu'est-ce que vous voulez que je fasse ? Que je baptise mes constellations, tomates, poireaux et pommes de terre pour que votre mère comprenne mes travaux ?

– Vous ne me croirez sans doute pas, mais elle vous a lu.

– Votre mère a lu ma thèse ?

– Absolument !

– J'en suis très flatté.

– Elle est horriblement insomniaque. Plus aucun médicament n'y faisait, et j'ai eu l'idée de lui rapporter un exemplaire broché de votre œuvre. Il faudrait que vous vous remettiez à écrire, elle va bientôt être en manque !

– Mais qu'attendez-vous de moi, à la fin !

– Que vous nous parliez de vos recherches en des termes accessibles à des êtres normaux. Ce que cette manie des mots savants est agaçante à la fin. Regardez, en médecine par exemple, pourquoi un tel charabia ? Être malade ne suffit pas ? A-t-on besoin d'entendre que nous avons une dysplasie de la hanche, le mot déformation ne convient pas ?

– Je suis désolé d'apprendre que vos os vous font souffrir, mon cher Walter.

– Oui, eh bien, ne le soyez pas, je ne parlais pas de moi. C'est mon chien qui souffre d'une « dysplasie ».

– Vous avez un chien ?

– Oui, un charmant jack russell. Il est chez ma mère ; et si elle lui a fait la lecture des dernières pages de votre thèse, ils doivent dormir profondément tous les deux.

J'avais envie d'étrangler Walter, mais je me suis lâchement contenté de le dévisager. Sa patience me déconcertait, sa volonté aussi. Sans que je ne sache vraiment comment, ma langue s'est déliée et, pour la première fois depuis mon enfance, je me suis entendu dire à voix haute :

« Où commence l'aube ? »...

Au petit matin, Walter ne dormait toujours pas.

*

*     *


Paris

Keira n'arrivait pas à trouver le sommeil. De peur de réveiller sa sœur, elle avait quitté la chambre pour aller s'installer sur le canapé du salon. Combien de fois avait-elle maudit la dureté de son lit de camp ? Et pourtant, comme il lui manquait ! Elle se releva et avança jusqu'à la fenêtre. Ici, pas de nuit étoilée, juste une rangée de réverbères qui luisaient dans la rue déserte. Il était 5 heures du matin, à cinq mille huit cents kilomètres de là, dans la vallée de l'Omo, le jour était déjà levé et Keira cherchait à deviner ce qu'Harry pouvait bien faire. Elle retourna sur le canapé et, perdue dans ses pensées, elle s'endormit enfin.

Au milieu de la matinée, un appel du professeur Ivory la tira de ses rêves.

– J'ai deux nouvelles à vous annoncer.

– Commencez par la mauvaise ! répondit Keira en s'étirant.

– Vous aviez raison, même avec ce diamant dont j'étais si fier, je n'ai pas réussi à prélever le moindre fragment de votre bijou.

– Je vous l'avais dit. Et la bonne ?

– Un laboratoire en Allemagne peut traiter notre demande dans le courant de la semaine.

– Cela va coûter cher ?

– Ne vous en souciez pas pour l'instant, ce sera là une petite contribution de ma part.

– C'est hors de question Ivory, et puis il n'y a aucune raison.

– Mon Dieu, soupira le vieil homme, pourquoi faut-il trouver une raison à chaque chose. Le plaisir de la découverte n'est-il pas suffisant ? Vous voulez un prétexte, alors en voici un, votre objet mystérieux m'a tenu en éveil presque toute la nuit et, croyez-moi, pour un vieil homme qui bâille d'ennui à longueur de journée, cela vaut bien plus que la modique somme réclamée par ce laboratoire.

– Moitié-moitié alors, c'est cela ou rien !

– Alors moitié-moitié ! Vous acceptez donc que je leur envoie votre précieux objet, il faudra que vous vous en sépariez quelque temps.

Keira n'y avait pas pensé et l'idée de ne plus porter son pendentif la contraria, mais le professeur semblait si enthousiaste, si heureux de relever un nouveau défi que Keira ne trouva pas le courage de se défiler.

– Je pense pouvoir vous le rendre au plus tard mercredi. Je l'enverrai par courrier express. En attendant, je vais me replonger dans mes vieux livres afin de voir si une quelconque iconographie révélerait un objet comparable.

– Vous êtes sûr que tout ce mal que vous vous donnez en vaut bien la peine ? demanda Keira.

– Mais de quel mal parlez-vous, enfin ? Je ne vois là que du bien ! Je vous laisse, pour une fois, grâce à vous, un vrai travail m'attend !

– Merci Ivory, dit Keira en raccrochant.

La semaine passa. Keira renouait avec ses collègues et amis qu'elle n'avait pas revus depuis fort longtemps. Chaque soirée était l'occasion d'un repas entre copains dans un petit restaurant de la capitale, ou dans l'appartement de sa sœur. Les conversations tournaient souvent autour des mêmes sujets, la plupart du temps étrangers à Keira, qui s'ennuyait. Jeanne lui en avait même fait le reproche, alors qu'elles sortaient d'un dîner un peu plus bavard que les précédents.

– Ne viens plus si ces soirées t'emmerdent autant, avait sermonné Jeanne.

– Mais je ne me suis pas emmerdée !

– Eh bien le jour où tu t'ennuies vraiment, préviens-moi, que je me prépare au spectacle. À table, tu avais l'air d'un morse échoué sur la banquise.

– Mais bon sang, Jeanne, comment fais-tu pour supporter ce genre de conversations !

– Cela s'appelle avoir une vie sociale.

– Ça, une vie sociale ? éclata de rire Keira en hélant un taxi. Ce type qui reprenait toutes les banalités lues dans la presse pour nous imposer un discours à n'en plus finir sur la crise ? Son voisin qui se nourrit de résultats sportifs comme les singes se régalent de bananes ? La psy en herbe avec ses lieux communs sur l'infidélité ? L'avocat et ses vingt minutes sur la recrudescence de la criminalité en milieu urbain parce qu'on lui a volé son scooter ? Trois heures de cynisme absolu ! Théories et contre-théories du désespoir humain, c'est pathétique !