— Eh bien pas moi ! Tu ne m’as pas dit que nous serions obligés de couper les ponts si vite. Souviens-toi ! Ce matin seulement tu parlais d’embarquer sur le Saint-Nicolas quand il reprendrait la mer !

— Ce matin encore j’ignorais que tu avais les mêmes idées que moi. Et j’avais le droit de me méfier. J’avais raison aussi… puisque tu as peur.

Gilles se leva si brusquement que la table bascula. Ses yeux lançaient des éclairs et ses traits avaient pris la dureté de la pierre.

— Ne redis jamais une chose pareille ! fit-il, car sur mon âme, je ne le tolérerai de qui que ce soit. Je n’ai pas peur et tu le sais. Simplement, je ne veux pas briser le cœur de ma mère sans être certain qu’elle ne me laissera pas le choix. Je demande seulement quelques jours pour m’en assurer. Si tu m’avais averti que tu songeais à un départ immédiat, je te l’aurais dit !

Jean-Pierre, qui s’était levé lui aussi, perdit graduellement la couleur pourpre qui l’avait envahi. Il esquissa même un sourire.

— C’est juste ! Pardonne-moi ! Le mal vient de ce qu’on ne se connaît pas assez encore. Eh bien, attendons quelques jours !

Le Nantais qui avait suivi la conversation avec plus d’intérêt qu’il ne le montrait eut un claquement de langue mécontent.

— Attendre, attendre ! Comme vous y allez ! Le bateau prendra la mer bientôt. Quant au prochain départ, je ne sais quand il aura lieu. Je veux bien t’accorder quelques jours, garçon, mais si ton camarade est prêt, il vaudrait mieux qu’il parte dès maintenant. Au fond, il t’attendra aussi bien à Nantes et pourra même veiller à ce que l’on te garde ta place… D’ailleurs, je ne pensais pas que vous seriez deux.

Gilles et Jean-Pierre se regardèrent, visiblement indécis. Dans les yeux du second il y avait une impatience, une hâte si visible que le premier sentit quel sacrifice représenterait l’attente. Il sourit à son tour.

— Il a raison ! Pars le premier. De toute façon, je te rejoindrai et il est inutile de perdre son temps à deux.

— C’est vrai ? Tu ne m’en voudras pas ?

— Absolument pas. Nous ne sommes pas tout à fait dans la même situation. Pars sans crainte.

— Merci ! Dans ce cas, M’sieur, dites-moi ce que je dois faire, ajouta-t-il en se tournant vers le Nantais. Mais celui-ci hocha la tête.

— Je vais te le dire. Seulement, dans ces conditions, il faut que ton camarade s’en aille car on ne sait jamais et un mot imprudent est vite prononcé ! N’y vois pas offense, mon garçon, mais simple prudence. Quand tu seras décidé, tu reviendras ici me voir et je t’indiquerai ce que tu devras faire à ton tour… D’accord ?

— D’accord ! Je m’en vais ! La bonne nuit à toi, Jean-Pierre, on se reverra demain. Et que Dieu te garde !

— Dieu te garde, Gilles Goëlo ! À demain…

Laissant son camarade à la table du Nantais, Gilles quitta l’Hermine Rouge sans se retourner et avec un bizarre sentiment de soulagement. Après les lourdes odeurs d’alcool, le froid vif du dehors lui parut délicieux. Il aspira deux ou trois fois l’air marin où s’attardait une odeur d’algues et de poisson, avec une sorte de volupté. Mais, comme il ne faisait pas chaud, il se mit à courir le long du port afin de regagner la rue Saint-Gwenael.

Il allait atteindre l’arche de la porte Saint-Vincent quand il entendit, derrière lui, un bruit de course. En même temps une voix féminine étouffée et haletante, s’écriait :

— Arrêtez-vous, s’il vous plaît ! Vous courez trop vite pour moi !

Il s’arrêta, se retourna et, dans la coulée jaune d’une fenêtre éclairée, vit danser un jupon rouge et les bavolets blancs d’une coiffe vannetaise. Avec étonnement, il reconnut la jeune servante que le Nantais avait appelée Manon. Un châle noir serré autour de ses épaules, elle courait, légère, sur les gros pavés ronds.

— C’est à moi que vous en avez ? demanda-t-il quand elle fut tout près.

— Oui !… Il faut que je vous parle… mais je n’ai pas beaucoup de temps. J’ai dit… que j’allais à la réserve… chercher de l’huile pour les lampes ! Vite ! Venez ici…

Il sentit, sur sa main, une petite patte froide et dure singulièrement vigoureuse, qui l’attira au plus sombre de l’arche sur laquelle saint Vincent Ferrier, en costume d’évêque, bénissait inlassablement le port.

— Qu’avez-vous donc à me dire de si pressant ! demanda Gilles, intrigué.

Manon respira deux ou trois fois pour reprendre son souffle. Elle était si près de lui que, sous le châle, Gilles pouvait sentir les battements précipités de son cœur et, malgré sa course au grand air, elle apportait avec elle, imprégnant ses vêtements, l’odeur de la taverne, tabac et alcool mélangés. Elle n’avait pas lâché sa main et il sentit qu’au contraire elle la serrait plus fort.

— Ne partez pas avec le Nantais ! chuchota-t-elle très vite ! J’ai entendu ce qu’il vous disait ! C’est un mauvais homme, un brigand… et il ne-travaille pas du tout pour un grand armateur de Nantes.

— Pour qui alors ?

— Je ne sais pas au juste. Je crois que c’est pour un contrebandier espagnol qui relâche parfois, à ce que l’on dit, dans le Golfe. On entend de ces choses à l’Hermine Rouge ! mais il vaut toujours mieux les oublier.

— Mais enfin, le Nantais…

— Est un homme du Diable ! Écoutez ! Il y a deux ans, il est déjà venu dans cette ville et trois jeunes garçons ont disparu. On a dit qu’ils s’étaient embarqués à L’Orient pour faire la course aux Indes occidentales… mais un marin d’Auray qui a été prisonnier à Alger et racheté par les Pères de la Merci m’a raconté, après boire, qu’il avait vu l’un d’entre eux là-bas… esclave d’un homme riche à la peau noire. En fait de L’Orient, il avait été embarqué, une nuit, sur le navire de l’Espagnol et l’Espagnol l’avait vendu aux Barbaresques. Si vous partez, c’est cela qui vous attend ! Je vous en supplie, n’y allez pas…

Les paroles de la jeune servante répondaient trop à ce sentiment de méfiance que le Nantais lui avait inspiré à première vue pour que Gilles les mît en doute un seul instant. En outre, sa voix avait une sincérité, une ardeur convaincantes. Pourtant, quelque chose lui échappait et il ne put s’empêcher de lui demander :

— Depuis combien de temps le Nantais est-il ici ?

— Deux ou trois mois… peut-être plus… je ne sais pas trop.

— Est-ce que d’autres garçons sont venus à lui depuis ?

— Oui… trois ou quatre, je crois…

— Et… vous les avez prévenus ?

Il l’entendit respirer plus vite et comprit qu’elle hésitait. Mais cela ne dura pas.

— Non ! dit-elle. C’est trop dangereux. Si le Nantais savait… ou seulement Yann Maodan, mon patron, je pourrais moi aussi disparaître.

— Alors, pourquoi maintenant prenez-vous ce risque ? Pour quoi pour moi ?

— Parce que…

Elle n’acheva pas sa phrase et, brusquement, se colla contre Gilles. Ses bras glissèrent autour du cou du jeune homme et il sentit une bouche tiède se poser sur la sienne. Ce fut rapide, léger mais passionné. Un instant, le corps de Manon épousa le sien des genoux aux lèvres puis s’écarta, comme s’il l’avait brûlé tandis que la jeune fille murmurait, un peu haletante :

— … Ne me demande pas pourquoi, je n’en sais rien moi-même sinon que tu me plais comme aucun garçon ne m’a jamais plu. Tout à l’heure quand je t’ai vu en face du Nantais j’ai cru voir un goéland pris dans la glu. Et j’ai senti que, si je le laissais faire de toi un esclave je ne pourrais plus jamais dormir. Maintenant, je t’ai tout dit et il faut que je rentre ! Fais bon usage de mon avis… mais arrange-toi pour qu’on ne sache jamais que je te l’ai donné si tu ne veux pas avoir ma mort sur la conscience.

Elle allait partir. Ce fut lui qui la retint, presque machinalement à cause peut-être de l’émotion bizarre que le contact fugitif de son corps avait éveillé dans le sien, une émotion qui lui avait rappelé un peu ce qu’il avait éprouvé devant Judith.

— Tu me sauves plus que la vie. Dis-moi comment je peux t’en remercier…

Il l’entendit rire et vit, dans l’ombre, briller ses dents.

— En venant couper ma corde le jour où l’on voudra me pendre.

— Pourquoi voudrait-on te pendre, Manon ?

— J’appartiens à Yann Maodan et un jour ou l’autre on l’arrêtera. Ce jour-là, il faudra bien que je le suive jusqu’au bout.

— Tu es sa maîtresse ?

— Oui. Et il tient à moi. Mais c’est à toi que je voudrais donner ce qu’il prend chaque nuit. Écoute !… Près de la porte du Boureau, à main droite, il y a une masure sans étage. Ma sœur vit là. Elle est infirme et file le lin pour gagner sa vie. J’y vais souvent le dimanche soir, à la nuit close pour ne pas lui faire tort. Si tu veux de moi, viens m’y rejoindre un de ces soirs-là ! Tout compte fait… je crois que ce sera encore la meilleure façon de me dire merci ! Tu n’auras qu’à frapper cinq coups… comme ça !

Elle repartit en courant, laissant à Gilles un vague regret et un profond sentiment de gratitude. La pensée de ce qui les attendait, Jean-Pierre et lui, si la petite servante ne s’était prise pour lui de cette étrange et soudaine tendresse, lui donnait la chair de poule. Grâce au Ciel et à Manon, il n’était pas trop tard pour écarter le danger mais il fallait avertir Jean-Pierre et l’empêcher d’aller le lendemain au dangereux rendez-vous du Nantais.

Dans l’espoir de rencontrer son camarade, il retourna vers l’Hermine Rouge mais sans aller jusqu’à la taverne afin de ne pas inquiéter Manon. Tapi dans le renfoncement d’une porte, pour être hors de vue et avoir moins froid, il attendit que Jean-Pierre sorte et passe devant lui comme il devait le faire normalement pour rentrer chez lui.