— Moi aussi, dit-il enfin comme si les paroles lui étaient arrachées par une force inconnue, moi aussi je prendrai la mer, un jour…

Jean-Pierre glissa vers lui un sourire en coin et haussa les épaules avec un rien de dédain.

— Toi ? Tu es encore plus mal loti que moi. Tu vas être curé.

Il s’était mis à ricaner mais Gilles darda sur lui un regard si glacé qu’il en resta pantois et devint tout rouge.

— Curé ? fit le jeune Goëlo avec une inquiétante douceur, sache mon bonhomme que je ne le serai jamais. Sache aussi que je ne veux plus que l’on m’en parle. Compris ?

— Compris ! admit l’autre. Mais… comment feras-tu ? On dit que ta mère a décidé…

— Elle a décidé, en effet. Mais moi je ne veux pas… je ne veux plus. Et ce soir même, je lui écrirai.

— Et si elle refuse de t’écouter ? Si elle exige que tu ailles au séminaire ? Tu sais qu’elle a le droit de t’y faire conduire par la maréchaussée ?

— Eh bien, je m’enfuirai…

Il y eut un silence que les deux garçons employèrent à descendre de leur borne. Aussi bien tous les matelots étaient à terre maintenant et la foule se dispersait, afin de retrouver la chaleur des maisons ou des cabarets. Un instant, Gilles et Jean-Pierre demeurèrent plantés l’un en face de l’autre, s’observant comme s’ils se rencontraient pour la première fois. Ils se sentaient timides, tout à coup, gênés comme si les années d’indifférence s’opposaient à une véritable amitié.

L’horloge d’une église voisine sonnant une demie les sauva du silence. Jean-Pierre eut un sourire embarrassé.

— Il faudrait peut-être y aller ! fit-il. On est sérieusement en retard maintenant et j’ai idée qu’on va avoir droit au « Barbin », ajouta-t-il avec une grimace comique.

Gilles lui rendit franchement son sourire.

— Il n’y a aucun doute là-dessus ! Mais tu ne crois pas que ça en valait la peine ?

Tous deux se mirent à courir pour remonter la rue en pente, moins par crainte des coups de baguette qui s’abattraient tout à l’heure sur leurs épaules et dont tous deux avaient une expérience suffisante pour n’y attacher qu’une importance relative, que pour se réchauffer.

Mais, quand le grand portail de Saint-Yves, deux fois centenaire, fut en vue, Jean-Pierre qui n’avait rien dit durant tout le trajet s’arrêta brusquement.

— Dis-moi, fit-il, tu étais sincère tout à l’heure quand tu disais vouloir t’embarquer ?

— Naturellement, j’étais sincère. Pourquoi ?

— Alors, écoute ! Ce soir, quand la cathédrale aura sonné neuf heures, rejoins-moi à l’angle de la rue des Halles, devant « Vannes et sa femme » 2. Ne pose pas de questions, ajouta-t-il très vite en voyant Gilles ouvrir la bouche. Je t’emmènerai dans un endroit qui t’intéressera ! Maintenant, allons nous faire corriger, et à ce soir !

— À ce soir ! J’y serai !

La correction fut double pour Gilles qui, pour une excuse aussi futile qu’un malaise, avait manqué la confession. On lui enjoignit d’ailleurs, dès sa sortie du Barbin, de se rendre à la chapelle afin de s’y présenter au prêtre de service et y dire deux chapelets en sus de la pénitence qui lui serait imposée. Il accepta le tout sans protester, soutenu par la perspective nouvelle que les paroles de Jean-Pierre avaient ouverte devant lui. Il fit délibérément une confession incomplète, rompant ainsi pour la première fois avec des scrupules de conscience qui lui semblaient maintenant hors d’âge et incompatibles surtout avec les aspirations de l’homme qu’il était en train de devenir. Et, au dernier coup de neuf heures, les épaules encore endolories mais le cœur plein d’espoir, il arpentait le pavé gras de la petite place, déserte et noire à cette heure nocturne, sur laquelle régnaient les deux petits personnages tutélaires de la cité. Pour la première fois, depuis son plongeon dans le Blavet, la pensée de Judith avait desserré l’espèce d’étau qui tenait prisonnier l’esprit du jeune homme. C’était à un avenir paré de toutes les brumes bleues de l’aventure que Gilles songeait en battant la semelle au cœur de cette froide nuit.

Jean-Pierre surgit de l’obscurité comme un diable de sa boîte mais sans faire plus de bruit qu’un chat.

— Allons-y ! fit-il seulement.

Comme le matin, les deux garçons se dirigèrent vers le port, seule partie de la ville qui montrât encore quelque activité car Vannes était une cité sage et pieuse dont la vie se réglait sur les cloches de sa cathédrale et de ses couvents.

— Où m’emmènes-tu ? demanda Gilles comme ils débouchaient tous deux de la porte Saint-Vincent.

Pour toute réponse, Jean-Pierre désigna, sur le quai une vieille bâtisse dont l’encorbellement retombait, comme une lourde paupière au-dessus de deux petites fenêtres basses qui clignaient dans la nuit leurs yeux rougeoyants.

— On va là !

Gilles fit la grimace. Bien qu’il n’eût jamais fréquenté les tavernes du port, il connaissait suffisamment la ville pour savoir que le cabaret de l’Hermine Rouge y jouissait d’une réputation détestable.

Yann Maodan, le patron, se montrait d’autant moins difficile sur le choix de ses clients qu’il avait jadis, sur le printemps de sa jeunesse folle, « fauché le grand pré » 3 durant trois de ses plus belles années à seule fin d’endurcir quelque peu des mains dont la souplesse égalait l’habileté. Chez lui, le contrebandier en quête d’un supplément d’équipage, le mari jaloux à la recherche d’un espion, voire le chef de bande désireux de réassortir une troupe ébréchée par la justice de la sénéchaussée étaient à peu près certains de trouver l’objet de leurs désirs. Mais il était bien évident que l’on y rencontrait fort peu d’élèves de Saint-Yves. Aussi, voyant son camarade dégringoler les marches qui menaient à la porte basse avec l’aisance d’un habitué, Gilles ne put-il s’empêcher de le retenir par le bras.

— Tu as déjà été dans cette maison ? demanda-t-il sévèrement.

Jean-Pierre haussa les épaules et détourna les yeux mais il y eut du défi dans sa voix quand il répondit :

— Bien sûr ! Quand on a dans l’idée de s’embarquer clandestinement, il vaut mieux ne pas faire le difficile. Il y a là un homme qui peut nous aider…

— Tu connais la réputation de l’Hermine Rouge ! Mais as-tu déjà songé à ce qui se passerait si ton père, ou le Père Principal apprenaient que l’on t’a vu ici ?

— Rassure-toi, j’y ai pensé. Mais on ne fait pas l’omelette sans casser les œufs. Maintenant, si tu crains pour ta réputation, libre à toi de rebrousser chemin. Seulement, je commence à me demander si tu ne ferais pas mieux de te faire curé…

— Si j’ai besoin d’un conseil au sujet de mon avenir, je te le demanderai ! riposta Gilles sèchement. Cela dit, je te suis… puisque apparemment tu sais ce que tu fais.

Sur les talons de son camarade il pénétra dans la taverne comme on plonge en se retenant de respirer. Il pensait atteindre un univers infernal, fait de bruits et de fureur, plein de querelles, de cris et de chants d’ivrognes. Or, on y entendait moins de bruit que dans une classe de Saint-Yves.

Du seuil, il aperçut, moutonnant dans la fumée bleue des pipes, des dos diversement coloriés, des têtes plus ou moins hirsutes penchées sur les tables où reposaient les coudes et les gobelets de rhum. Tous ces hommes parlaient entre eux à voix contenue, débattant discrètement d’affaires qui, pour être louches à la grande majorité, n’en étaient pas moins pour eux d’un intérêt puissant. Et, malgré la présence de deux servantes, décolletées aux limites de la décence, qui passaient entre les tables chargées de lourds plateaux, l’endroit n’évoquait en rien l’idée du plaisir.

Quant à Yann Maodan lui-même, appuyé des deux poings à son comptoir de noyer crasseux, il laissait planer sur l’assemblée un regard d’empereur auquel rien n’échappait. Ce regard saisit les deux garçons, s’orna d’une grimace qui à la grande rigueur pouvait passer pour un sourire et, traversant la salle, alla achever sa trajectoire sur une table du fond à laquelle un homme seul était installé.

— Ho ! Le Nantais ! cria-t-il. Du monde pour toi !…

L’interpellé tressaillit, arma son visage d’un sourire qui lui allait comme une rose à un crocodile et, ôtant de sa tête en forme de pain de sucre un tricorne superbement galonné d’or qui n’avait pas dû être fait pour elle, l’agita gracieusement en direction des deux garçons qui se faufilaient entre les tables.

— Te voilà, donc, garçon ! chuinta-t-il en découvrant trois dents, restées étonnamment blanches au milieu d’une incroyable collection de chicots brunâtres. Viens-tu me dire que tu as réfléchi ?

— Oui, M’sieur ! Et je suis décidé !

Le tricorne oscilla aimablement.

— Bien ! Et celui-là ? qui c’est ?

— Un ami ! Nous sommes dans la même classe. Lui aussi est décidé…

— Un instant ! coupa Gilles. J’aimerais tout de même savoir à quoi je suis décidé ?

Le Nantais ne lui plaisait pas. Brusquement rétrécies, ses prunelles glacées, d’un bleu d’acier, se mirent à fouiller le visage de cet homme comme s’il cherchait à lui arracher le secret de ses pensées. Sous le crâne pointu, il y avait une figure charnue au sourire trop large, au long nez fendu, aux petits yeux noirs brillants comme des perles de jais. Une figure propre d’ailleurs, bien rasée et qui n’eût pas été autrement désagréable sans l’incessante mobilité d’un regard impossible à saisir et sans cette façon irritante qu’avait le Nantais de passer continuellement sa langue sur ses lèvres à la manière d’un matou qui se pourlèche.

Un éclair de colère brilla dans ces yeux instables mais ce ne fut qu’un éclair et il s’éteignit comme une chandelle soufflée par le vent. L’homme haussa les épaules en éclatant d’un rire bonasse.