— Elle ne voit rien, n’entend rien, s’indigna la vieille femme. Dieu ! Le Ciel ! L’Église ! Elle ne connaît que cela et à cette heure, elle va conter à l’abbé Séveno, son confesseur et le recteur de notre village, que Gilles a été touché par la grâce ! Et qu’importe si le petit est malheureux ! La grâce ? Allons donc ! Le beau curé que nous allons avoir là s’il a pris le mal d’amour…

Mais Rozenn savait qu’il n’y avait rien à faire et, pour la première fois de sa vie, elle trouva que les vacances duraient trop longtemps, que l’heure où Gilles quitterait des terres si dangereuses pour lui et regagnerait Vannes ne viendrait jamais assez tôt.

Sans le savoir, elle était, en cela, d’accord avec Gilles lui-même. Le jeune homme ne comprenait rien à ce qui lui arrivait, à cette douleur sourde installée au creux de sa poitrine comme un minuscule rongeur, à cette image obsédante qui ne le quittait ni jour ni nuit, à cette envie brûlante de revoir, ne fût-ce qu’une fois le visage qui le hantait. Les sévères mises en garde de l’abbé Delourme, vitupérant la femme et ses dangers, étaient bien loin maintenant. Il n’en recevait même plus l’écho mais il pensait que Dieu était à la fois injuste et cruel de lui avoir montré Judith puisqu’elle ne serait jamais pour lui qu’un rêve impossible. Et il souhaitait, naïvement, s’éloigner pour toujours…

Mais son besoin de revoir la jeune fille fut plus fort que sa raison. Le jour de la Toussaint, qui précédait celui de son départ pour le collège, il décida d’aller entendre les obligatoires Vêpres des Morts à Notre-Dame du Paradis, l’église principale d’Hennebont. Il savait que toute la ville y serait.

Et, en effet, Judith était là, accompagnant son père qui lui donnait le bras. Mais, tout d’abord, il eut peine à reconnaître la petite furie qui avait essayé de lui crever les yeux dans la jeune fille aux yeux baissés, aux boucles sages sous la grande mante brune à capuchon qui s’avançait à pas comptés dans la nef pour gagner les bancs de la noblesse.

Caché derrière un pilier, il vit que ses cheveux lisses brillaient comme du cuivre à la lumière des cierges et, quand elle releva les paupières pour regarder l’autel il reçut en plein cœur l’éclat de ses yeux, brillants comme des diamants noirs.

Durant l’interminable office, il demeura figé dans l’ombre de son pilier, sans même un regard pour le chœur où tout le clergé, en chapes noir et argent, officiait, avec l’impression déchirante que sa vie allait finir au moment où ses yeux se détacheraient de Judith.

Mais, quand le dernier Requiem tonna sous les vieilles voûtes, clamé par les solides gosiers des Hennebontais, Gilles eut la réaction normale de tout jeune amoureux qui aperçoit, à l’église, celle qu’il aime et se jeta littéralement vers le bénitier pour lui offrir l’eau sainte quand elle passerait devant lui.

Il attendit un bon moment, avec la crainte grandissante qu’elle ne fût sortie par une autre porte car il avait vu passer son père donnant la main à la vieille Mme de La Foret qui était sourde comme un pot et percluse de rhumatismes.

Elle parut enfin, avec les derniers fidèles, accompagnée d’une jeune fille de son âge, aussi brune qu’elle était rousse mais pourvue d’une paire d’yeux verts particulièrement vifs. Gilles s’avança vivement et, plongeant la main dans la coupe de granit avec tant d’ardeur qu’il mouilla sa manche jusqu’au coude, il la lui offrit toute ruisselante.

Elle tressaillit, plongea un instant son regard sombre dans les yeux bleus du jeune homme, puis, considérant sévèrement cette main trempée :

— Toujours aussi maladroit, à ce que je vois ? fit-elle sans approcher la sienne.

— La paix pour l’éternité aux âmes des Trépassés ! murmura-t-il en constatant avec horreur que sa voix tremblait.

Judith ne répondit pas. Immobile à deux pas de lui, elle le dévisageait avec une insolente insistance tandis que sa compagne, visiblement ravie de l’aventure, chuchotait quelque chose à son oreille.

— Amen ! fit-elle enfin. Mais la paix des trépassés ne vous autorise pas à m’offrir l’eau bénite ! Je t’en prie, Azénor, cesse de me tourmenter pour que je te présente ce garçon ! ajouta t-elle vivement à l’adresse de son amie. On ne présente pas n’importe qui à une fille de bonne maison ! Quant à vous, Monsieur, je croyais vous avoir dit que je ne tenais pas à ce que vous vous rappeliez mon nom ? À plus forte raison ma personne !

— Mais, enfin, qui est-ce ? insista la jeune Azénor incapable apparemment de contenir sa curiosité, je ne l’ai jamais vu !

— C’est sans importance ! Si tu y tiens vraiment, il s’appelle Gilles Goëlo. C’est un futur curé de campagne, Viens ! Il ne faut pas manquer la procession…

Et elle s’éloigna dans le jour gris, portée par les derniers rugissements de l’orgue.

Gilles ne sut jamais combien de temps il était resté là, debout près de ce bénitier, les pieds rivés aux dalles froides sur lesquelles le vent de pluie chassait quelques feuilles flétries, la main toujours levée, foudroyé par ce dédain avec, dans la poitrine, une masse de plomb…

Peut-être fût-il resté là jusqu’au Jugement dernier si le fracas des cloches et l’attaque d’un cantique par les voix grêles des enfants de chœur ne l’avaient tiré de sa torpeur. Il vit la procession s’avancer vers lui depuis le fond de l’église, la grande croix d’argent qui avançait lentement balancée sur le fond bleu des bannières, les ornements de deuil sur les épaules des prêtres aux visages mornes. Quelque chose se noua dans sa gorge, quelque chose qu’il ne connaissait pas et qui était peut-être de la peur. C’était comme si l’église entamait les funérailles de sa vie et de ses espoirs en lui rappelant son destin.

— Un futur curé de campagne !… Un futur curé de campagne !…

La voix dédaigneuse emplissait ses oreilles, dominant le tumulte du glas, des chœurs et de l’orgue. Alors, emporté par une sorte de panique, il s’enfuit, bousculant les groupes qui, près de l’enclos des morts, attendaient le cortège, et, dévalant la pente raide menant à la rivière, il disparut dans le brouillard de novembre…

En arrivant à la maison, il trouva Rozenn occupée à recouvrir la table d’une nappe blanche sur laquelle, dans un instant elle disposerait le cidre, les crêpes et le lait caillé destinés aux trépassés qui, cette nuit-là, avaient le privilège de revenir sur terre et de retrouver leurs anciens logis. Mais il ne lui prêta aucune attention.

Courant au coffre où il rangeait ses vêtements, il en tira toutes ses affaires, les empila dans un vieux sac de matelot avec des gestes si brusques, des mains si nerveuses que la vieille femme s’inquiéta.

— Sainte Anne bénie ! Que fais-tu là, petit ? Est-ce que tu t’en vas ?

— Oui… Je pars… Tout de suite… Il faut que je m’en aille, que je rentre au collège…

— Mais il n’y a pas de presse ! C’est seulement demain matin que le coche part pour Vannes. Et ta mère…

Il saisit Rozenn aux épaules, embrassa l’une après l’autre ses joues ridées, bousculant la coiffe de mousseline qui glissa en arrière.

— Dis-lui adieu pour moi ! Dis… que je lui écrirai ! Au surplus, cela lui sera égal. Je vais jusqu’à la côte. Dans trois heures la marée sera haute et je trouverai bien un bateau pour me conduire à Vannes ! Dieu te bénisse, ma Rozenn !

Elle eut peur, tout à coup de cette voix saccadée, de ce visage blême, de ces traits tirés où presque rien à cette minute ne restait de l’enfance. Et, nouant ses bras autour de lui, elle essaya de le retenir.

— Gilles ! Mon petit… C’est bien à Vannes que tu vas ? Tu le jures ?

Il eut un petit rire sec, si triste qu’elle eut envie de pleurer.

— À Vannes, oui ! Où veux-tu que j’aille ? Il faut aller au collège, continuer les études. Est-ce que je ne dois pas devenir un jour curé de campagne ? On ne se hâte jamais assez quand un destin si brillant vous attend…

Il s’arracha des bras de la vieille femme. La porte retomba sur sa fuite avec un bruit sourd. Rozenn, les jambes fauchées, alla s’asseoir sur un banc, écoutant décroître au-dehors les pas pressés de ce garçon qu’elle aimait comme son propre fils, plus, peut-être, car son amour l’avait choisi.

— Mon Dieu ! fit-elle. C’est encore plus grave que je ne pensais.

Et, toute la nuit, en entretenant le feu qui devait brûler jusqu’à ce que revienne le jour afin que les âmes pussent s’y chauffer, Rozenn demeura assise sur la pierre de l’âtre, écoutant le glas qui, lui aussi, devait sonner jusqu’au jour et priant, au fond de son cœur simple, pour que Dieu eût pitié de Gilles et ne lui rendît pas l’épreuve trop cruelle.

— Il est si jeune ! répétait-elle tout bas. Si jeune ! Il ne saura pas souffrir…



1. Sorte de ver de sable.

CHAPITRE II

L’HOMME DE NANTES

Situé dans le faubourg d’Auray, hors des murailles de Vannes, le collège Saint-Yves, jadis fondé par la Compagnie de Jésus, n’avait rien d’un lieu de délices. C’étaient, autour d’une immense cour encombrée d’herbes folles et de graviers, des bâtiments sévères et plutôt délabrés auxquels leur situation, en contrebas de la cour, valait de recueillir, les jours de pluie, toutes les eaux de ruissellement qui transformaient les classes en autant de marécages. Dans un coin, une tour carrée, le « Barbin » servait de local disciplinaire et tenait suffisamment de place pour ne pas se laisser oublier. Quant aux classes, dallées de pierres branlantes, elles étaient meublées de chaires élevées qui avaient au moins l’avantage de mettre les professeurs au sec, et de bancs de bois sur lesquels les élèves s’alignaient, leur écritoire sur les genoux. Ils y gelaient l’hiver et quand, les jours de pluie, le concierge oubliait de jeter de la paille, ils y marinaient les pieds dans l’eau.