Un instant, ils luttèrent sans qu’il parvînt à placer seulement une parole tant la jeune furie mettait d’ardeur dans son attaque et ses injures. Finalement, il parvint à la maîtriser en la plaquant à terre, les poignets solidement maintenus derrière son dos. Réduite à l’impuissance mais non à la résignation, elle lui cracha au visage comme une chatte furieuse en dardant sur lui un regard si fulgurant qu’il touchait à la folie.
— Espèce de sale croquant ! hurla-t-elle, si tu ne me lâches pas tout de suite, je te ferai arracher la peau du dos et je la jetterai aux chiens !
Le visage juvénile était tellement déformé par la colère qu’il n’était plus dangereux du tout. Par contre, il avait beaucoup gagné en comique et Gilles, sans lâcher prise, se mit à rire.
— Vous avez une curieuse façon de remercier quand on vous sauve la vie, Mademoiselle !
Le calme de sa voix, ses inflexions élégantes frappèrent la jeune furie. Elle cessa de cracher mais fronçant les sourcils observa son sauveur à travers ses paupières mi-closes.
— Où avez-vous pris que ma vie était en danger ? s’écria-t-elle abandonnant d’instinct le tutoiement. N’a-t-on plus le droit de prendre un bain sans qu’un énergumène se jette sur vous, vous assomme et vous traîne sur la première rive venue ?
— Un bain ? Dans l’estuaire ? Avec les courants qu’il y a et à marée descendante ? C’est de la folie pure. Vous ne nagiez même pas.
— Non ! Je me laissais porter. C’est tellement agréable ! C’est même merveilleux. Malheureusement, cela vous mène droit dans l’autre monde. En tout cas, n’importe qui, à ma place, aurait agi comme je l’ai fait. Où sont vos vêtements ?
Elle eut un rire trop nerveux pour ne pas traduire la colère.
— Où voulez-vous qu’ils soient ? Dans la barque, voyons ! Vous n’avez plus qu’à courir après…
Il se redressa, fouillant des yeux le crépuscule. La barque était déjà loin. Prise par un courant plus rapide, elle était à peine visible et, dans un instant, elle atteindrait la mer.
— C’est impossible, murmura-t-il tandis que son regard, comme attiré par un aimant, revenait se poser sur le corps que la jeune fille ne semblait nullement songer à dissimuler.
Au contraire, elle s’étira dans l’herbe avec un bâillement qui découvrit l’intérieur rose de sa bouche et ses petites dents blanches.
— Eh bien, voilà ! soupira-t-elle avec un sourire tellement acide que Gilles la soupçonna de prendre secrètement plaisir à la situation. Il ne me reste plus qu’à rentrer au château dans cette tenue sommaire ! Je me demande ce que l’on en dira.
— Au château ?
Elle désigna du menton les grands toits bleus que l’on apercevait au-dessus des arbres.
— Celui-là ! Le château de Locguenolé bien sûr ! J’y séjourne chez mes cousins Perrien mais comme ils sont un peu à cheval sur les principes, il ne nous reste plus qu’une solution : vous allez me donner vos vêtements.
Il ne l’écoutait pas. Son regard, fasciné, suivait chacun des mouvements souples de cette chair dévoilée. Quelque chose d’inconnu et de terrible s’éveillait en lui balayant toutes les idées reçues. Le sang battait dans sa gorge, à ses tempes, brouillant sa vision, annihilant sa volonté et sa raison. L’impression que ce corps appartenait au sien depuis toujours, qu’il lui fallait le rejoindre, se souder à lui pour qu’il ne s’écartât plus jamais… C’était un besoin presque douloureux, comme la faim ou la soif. Tout son être se tendait, avide de saisir, d’étreindre, de soumettre.
Un changement subit dans l’expression de son visage alerta la jeune fille. Son sourire s’effaça et, soudainement, d’un mouvement souple et rapide, elle se releva, battit en retraite vers un buisson derrière lequel elle se cacha. Gilles ne vit plus qu’une fusée de genêts au-dessus de laquelle émergeait un jeune visage courroucé sous la masse rougeoyante des cheveux en désordre.
— Eh bien ? N’avez-vous pas entendu, fit-elle aigrement. Je vous ai dit de me donner vos vêtements ?
Il retomba sur terre si rudement que le choc lui arracha une grimace comme si réellement sa peau venait de s’écorcher.
— Mes vêtements ? Et je rentrerai comment ?
— Voilà qui m’est égal. L’important est que moi je ne reparaisse pas toute nue au château. Allons, vite !… Et ne me dites pas qu’ils sont mouillés, cela n’a aucune importance ! Si vous ne vous exécutez pas, je crierai si fort que l’on m’entendra ! Je dirai que vous m’avez attaquée, malmenée… et si l’on ne vous pend pas, au moins on vous bastonnera !
Il haussa les épaules, indifférent à la menace mais n’hésita cependant pas une seconde de plus. Elle avait raison en disant qu’il lui était impossible de rentrer nue au château. La comtesse de Perrien, propriétaire de Locguenolé que l’on disait austère serait capable d’en avoir une attaque. Lui-même attendrait la nuit noire pour rentrer à Kervignac sans ameuter les foules et tout serait dit.
Rapidement, il ôta sa chemise et sa culotte de toile trempées, les jeta par-dessus les genêts, ne gardant autour des hanches qu’un étroit caleçon de lin. Il tournait le dos, beaucoup plus gêné que ne l’avait été la jeune fille tout à l’heure. Ne lui serinait-on pas, au collège, que la nudité était, de toute façon, une honte insoutenable ? Il avait envie de s’enfuir mais quelque chose de plus fort que lui le retenait, Soudain, une voix paisible lui parvint.
— Ce n’est pas la peine d’avoir honte, disait-elle. Vous êtes très beau ! C’est seulement quand on est laid qu’il faut se cacher.
Alors, il se retourna, la regarda et se mit à rire avec un profond sentiment de soulagement. Vêtue de ses habits, beaucoup trop grands, elle était ridicule et charmante. Mais elle ne riait pas. Perplexe, elle le considérait gravement, comme s’il représentait pour elle un problème difficile à résoudre.
— Je ne vous ai jamais vu, dit-elle enfin, comment vous appelez-vous ?
— Gilles. Gilles… Goëlo ! J’habite à Kervignac.
Dieu que son nom avait eu du mal à passer ! En face de cette fille qu’il devinait noble malgré ses étranges manières il eût donné n’importe quoi pour pouvoir s’annoncer Rohan ou Penthièvre… Il sentit d’ailleurs aussitôt qu’elle était déçue, à un plissement léger de sa bouche, à un imperceptible haussement d’épaules.
— Ah ! dit-elle seulement.
Puis, virant brusquement sur elle-même et, sans rien ajouter, elle se mit à courir vers le parc du château. Alors, les mains en porte-voix, il cria :
— Et vous ? Comment vous appelez-vous ?
Elle s’arrêta net, se retourna mais la nuit venait vite et il ne pouvait plus distinguer l’expression de son visage. Il sentit cependant qu’elle hésitait puis sa voix lui parvint, lointaine et froide.
— Je ne tiens pas à ce que vous vous rappeliez mon nom, dit-elle. Mais je n’ai pas le droit de vous le refuser. Je suis Judith de Saint-Mélaine !…
Aussitôt elle partit, sans plus se retourner, disparut sous les arbres tandis que Gilles, humilié et furieux, transi par-dessus le marché, prenait sa course à travers la lande pour regagner son village de Kervignac, distant d’une bonne lieue.
Il ne savait pas très bien à qui s’adressait en priorité sa colère. À qui en voulait-il davantage ? À lui-même, assez idiot pour aller assommer une innocente baigneuse qui ne lui demandait rien (encore qu’elle risquât indubitablement sa vie). À la petite furie rousse, impudique comme une vraie sirène et dont le sourire avait tant de charme, mais qui, prête peut-être à lier connaissance, s’était refermée comme une huître en découvrant qu’il n’appartenait pas à son univers de châteaux et de préjugés ? Ou encore au destin diabolique qui ne les avait mis en présence que pour mieux faire sentir à un garçon, séduit pour la première fois de sa vie, l’abîme infranchissable qui le séparait à jamais de cette jolie créature ? Judith de Saint-Mélaine avait été déçue par son nom trop simple. Comment eût-elle réagi si elle avait pu savoir que Gilles ne le tenait que de sa mère et qu’il était bâtard ? À imaginer le mépris, voire le dégoût plissant le petit nez aux taches de rousseur, pinçant les lèvres fraîches, le jeune homme sentait monter en lui une rage meurtrière. Pourquoi Dieu lui avait-il fait cela ?
Quand, dans un accès de rage, il lui arrivait de poser cette question à Rozenn, la vieille servante qui l’avait pratiquement élevé, elle se contentait de sourire tendrement et de lui caresser la joue. Puis elle ajoutait :
— Sans doute qu’il te voulait pour lui dès avant ta naissance, petit ! Tu sais bien que tu dois le servir toute ta vie.
Cette explication l’avait satisfait longtemps. Mais depuis deux ans, depuis ses quatorze ans, elle s’était réduite aux dimensions d’une simple hypothèse. Encore s’acharnait-il à la détruire avec tous les arguments de sa jeune logique. Dieu ne pouvait pas avoir décidé, avant même qu’un être humain ne vînt au monde, qu’il était irrévocablement destiné à l’Église. Et, s’il lui arrivait de le faire, il prenait au moins la peine d’inspirer à son élu une solide vocation.
Or ce n’était pas le cas de Gilles. Sa piété était sincère, profonde même mais elle était ni plus ni moins ardente que celle de tous les jeunes Bretons de son âge. Dieu était pour lui une entité immense, mystérieuse, effrayante et vaguement cruelle dont les meilleurs serviteurs se devaient de renoncer totalement à tout ce que ce même Dieu avait créé de plus magnifique : la terre, ses immenses richesses et son infinie douceur. Et plus Gilles grandissait, plus l’austérité de ce service difficile le rebutait. Il s’imaginait tellement mieux sous le tricorne galonné d’or d’un soldat du Roi que sous la lévite noire, étriquée et lustrée aux coudes d’un homme de Dieu ! Malheureusement, sa mère avait une fois pour toutes décidé qu’il serait prêtre.
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