On s’expliqua. Adalbert s’excusa et tout rentra dans l’ordre, à commencer par la mallette de Morosini. On pénétra ensuite dans le bureau, sévère, dont le mur, derrière la table de travail, affichait l’écusson simplissime du canton, rouge et blanc, décoré seulement sur la partie supérieure de trois mots : « Liberté et Patrie ». Le commandant Albert Schultheis indiqua des chaises de la main mais, comme il ne s’assit pas, les autres l’imitèrent. Il s’adressa à Adalbert :

— Vous connaissez, je pense, l’inspecteur Durtal de la police judiciaire parisienne ?

— Bien sûr, et je suis agréablement surpris de le voir en ce lieu. Bonjour, inspecteur !

— Vous pourriez ajouter qu’il est le bienvenu ! Car je vais vous restituer le prince Morosini dont il semblerait qu’il soit accusé à tort du meurtre que vous savez. Il se trouve qu’à l’heure où se perpétrait le double crime, M. Morosini était comme l’inspecteur lui-même en gare de Pontarlier à l’arrivée du train de Paris, mais ils s’y ignorèrent.

— Morosini m’a dit, en effet, avoir vu l’inspecteur, mais il ne savait pas s’il avait été reconnu par lui dans la foule, intervint Adalbert.

— Il l’a été.

Tout en parlant, l’officier appuyait sur un timbre, et presque aussitôt Aldo, accompagné d’un policier, fit l’entrée sans gloire de qui a dormi sur une planche.

— Un bon policier doit avoir des yeux partout. C’est sans doute le cas. Je vais donc vous rendre votre liberté, Monsieur. Cependant vous voudrez bien ne pas quitter la Suisse tant que nous n’aurons pas le vrai coupable. Il se pourrait que nous ayons besoin de vous entendre encore en tant que témoin car enfin, vous êtes le dernier à avoir vu les Olger vivants. Et puisque l’on vous a pris à Sainte-Croix, eh bien, restez-y !

Aldo fit la grimace. Il n’aimait guère ce semblant de liberté qu’on lui rendait… même si l’approche d’un bain chaud qui l’attendait à l’hôtel lui souriait assez !

— Avez-vous une idée de qui peut être l’assassin ?

— Aucune, mais nous n’avons pas cherché loin. La dénonciation était nette et détaillée puisqu’elle a décrit jusqu’aux vêtements que vous portez ! Voilà ! Vous pouvez partir à présent, mais naturellement je garde votre passeport.

Toujours aussi monolithique jusque-là, Durtal réagit :

— Ma parole qui est celle de la police judiciaire française ne vous suffit pas ?

— Excusez-moi, mais non. Pas en l’occurrence parce que vous me semblez lié d’amitié avec M. Morosini…

— Certainement pas. C’est un ami du patron, oui, mais si vous connaissiez le commissaire principal Langlois, vous sauriez que son devoir passe avant toute autre considération, et c’est lui qui m’envoie. C’est donc sa parole que vous mettez en doute et je crains qu’il n’apprécie pas !

— Allons, n’exagérons rien ! Je le libère, votre prince ! Simplement je ne veux pas qu’il s’éloigne jusqu’à nouvel ordre !

— Si je ne peux même aller jusqu’à Pontarlier, je ne vois pas comment je pourrais prouver mon innocence planté dans un village – ravissant, je n’en disconviens pas ! – où je vais mourir d’ennui ! Dites-moi au moins qui m’accuse ?

— Vous êtes trop impulsif pour que je m’y risque ! En outre, je n’en ai pas le droit. S’il lui arrivait quelque chose, cela vous réintégrerait automatiquement dans nos prisons !

— Quoi qu’il en soit, je n’aurai de cesse de traîner devant vous un assassin assez lâche pour s’en prendre à un couple de vieillards…

— Comme vous voudrez, mais n’oubliez pas que vous allez être sous surveillance !

On se sépara là-dessus. Adalbert, lui, semblait sur le point d’exploser.

— Plutôt que ce minable, j’aimerais mieux que l’on essaie de retrouver notre Plan-Crépin. Elle seule m’intéresse. En dehors d’elle, que ces gens s’entretuent comme ils l’entendent, c’est leur affaire et non la mienne ! lâcha Aldo.

— Tu m’oublies, on dirait ?

— Tu fais partie de moi. Alors comment t’oublier ?

— Grande parole !

— Cela posé, conduis-moi à l’hôtel, que je puisse me récurer ! Je ne suis bon à rien quand je suis sale !

— Tu endureras bien ta crasse… – toute relative, entre parenthèses – quelques minutes de plus ? J’aimerais dire deux mots à l’inspecteur Durtal ! On lui doit au moins un merci, tu ne crois pas ?

— Oh ! sans nul doute puisqu’il a levé sa couverture pour venir à mon aide. Je me demande d’ailleurs comment Langlois va prendre ça.

— Il est probable que les vitres vont trembler… mais j’ai le sentiment qu’il respectera la décision de son collègue helvétique. Quitte à lui rendre la monnaie de sa pièce à la première occasion. Quoique, après tout, je ne fasse pas partie de ses troupes. Tiens, voilà Durtal !

Au même moment, celui-ci descendait les marches de l’hôtel de police et, voyant qu’on l’attendait, rejoignit les deux hommes.

— Je vous dois une sacrée gratitude ! s’exclama Aldo en lui serrant la main. Sans vous j’étais bon pour un long séjour dans les geôles helvétiques ! Un double meurtre sur la conscience  !

Durtal leva un sourcil puis, tirant sa pipe de son manteau, se mit à la bourrer :

— Double ? Qui vous a dit ça ?

— Mais… tout le monde…

— C’est facile de comprendre pourquoi mais, en réalité, s’il y a eu deux agressions, il n’y a eu qu’un seul mort : le vieux Georg !

— Vous voulez dire que Martha ?…

— … a été attaquée, blessée sérieusement, mais elle a eu le bon réflexe de ne plus bouger… et elle a une chance de s’en sortir. Oh, ne chantez pas victoire trop vite ! Elle est mal en point mais elle vit, et si elle s’accroche, elle pourra peut-être nous raconter ce qui s’est passé.

— Souhaitons-le, soupira Aldo, tout de même soulagé. C’est une femme bonne et compréhensive et elle va déjà souffrir suffisamment d’avoir perdu son compagnon  ! Mais cela ne nous dit pas où est son patron ?… En cas de besoin, où peut-on vous joindre, inspecteur Durtal ?

— Toujours au même endroit ! Pourquoi voulez-vous que j’aille planter ma tente ailleurs qu’à l’hôtel de La Poste ? fit-il avec l’ombre d’un sourire. Cela me convient d’autant plus que tous les bruits de la ville s’y donnent rendez-vous…

— … et puis, ajouta Adalbert, la cuisine n’est pas mauvaise ?

— Ça compte aussi pour vous si j’ai bien compris  ? Sinon pourquoi l’hôtel de France à Sainte-Croix plutôt que le palace voisin ?

— Parce qu’on me l’a recommandé. Le conseil venait même des Olger. En attendant, me voilà coincé là-haut sans pouvoir bouger. Cet imbécile ne pouvait-il se suffire de votre garantie, inspecteur ?

— Cela ne m’étonne guère ! C’est un Vaudois et un frontalier. Autrement dit quelqu’un d’essentiellement méfiant. Au cas où Martha Olger viendrait à mourir…

— Il n’hésiterait pas à me récupérer ? C’est gai !

— Ne vous tourmentez pas pour cela ! Sauf si elle vous accusait formellement, mais ce serait vite réglé car le patron s’en mêlerait ! Et, à ne rien vous cacher, cette frontière est un vrai gruyère. Pour peu qu’on la connaisse, elle a des trous pratiquement partout… à condition évidemment de la passer à pied. Enfin, je vous rappelle que M. Vidal-Pellicorne est, lui, parfaitement libre… Alors patientez en prenant deux ou trois jours de vacances ? Le cas de Martha sera, je crois, rapidement entériné !

— Ça peut être à double tranchant ! Imaginez que, pour une raison parfaitement obscure, elle m’accuse ?

— Oh, alors là… !

Il n’en dit pas plus mais la simple intonation n’avait rien de rassurant ! Cependant, après un instant de réflexion, il ajouta :

— On laisserait agir le patron et, comme vous êtes de ses amis, il est capable d’aller sortir le président de la République de son Élysée pour qu’il menace la Suisse d’un incident diplomatique… Allons, ne vous tourmentez pas tant !

On se quitta sur ces paroles qui se voulaient réconfortantes et Aldo put retrouver les joies de l’hydrothérapie qui eurent au moins l’avantage de lui remettre les idées en place. Être impeccable était chez lui un besoin physique. Autrement, et en admettant qu’il soit obligé de se glisser dans la défroque d’un clochard, il aurait eu facilement tendance à en endosser la mentalité. Aussi fut-ce avec un soulagement réel qu’il rejoignit Adalbert pour déjeuner en face d’un panorama positivement grandiose découvrant sur plus de deux cents kilomètres la chaîne des Alpes, le Jura et le lac de Neuchâtel. En outre, le temps était superbe, l’hôtel et sa table plus qu’agréables, et les deux hommes se détendirent autant que le leur permettait le souci constant qui les habitait : Plan-Crépin, qu’ils ne savaient plus de quel côté chercher.

— Puisqu’elle volait au secours de cet Hugo, ce ne peut être que dans la région, soupira Adalbert. Mais où ? C’est plutôt vaste ! Que comptais-tu faire après ta visite à la Seigneurie ?

— Aller à la Ferme, naturellement. Pendant que j’étais à Grandson, les Olger, inquiets d’ailleurs, m’ont dit qu’Hugo de Hagenthal n’y était pas, mais c’était hier et depuis il y est peut-être revenu si Marie-Angéline a payé sa « rançon » avec mon rubis. Au fond, je n’y crois guère !

— Et que crois-tu ?

— Réfléchis, voyons ! L’appel au secours que Plan-Crépin a reçu, ce ne peut pas être lui qui l’a envoyé. Les malheureux Olger ont été formels là-dessus : en aucun cas Hugo n’aurait fait appel à une femme pour le tirer d’affaire ! Surtout elle dont il ne doit plus ignorer à présent l’intérêt qu’elle lui porte… pour ne pas dire plus ! Quelqu’un a imité son écriture ; Plan-Crépin est partie fend la bise après t’avoir soulagé de ton rubis, et s’ils sont réunis à l’heure actuelle, j’ai bien peur que ce ne soit dans…

— Pas ce mot-là ! Je ne veux pas l’entendre !