— Toujours quand j’assassine des gens !

Le pli qui se creusa entre les sourcils de Bauer fit comprendre à Aldo que son humour noir, s’il lui permettait de se détendre, n’avait guère de chance d’être apprécié par celui qui, pour l’instant, le tenait sous sa patte. Il poursuivit, sur un ton indifférent :

— Puis-je savoir aussi qui m’accuse ?

— Un voisin qui vous a vu partir en courant et qui a prévenu leur fils ! Vous n’allez pas nier vous y être rendu ?

— Non, mais il était à peine quatre heures quand je suis parti, et pas en courant. J’ai repris calmement ma voiture…

— Pour vous rendre où ?

— En France. Je voulais aller à Pontarlier ! J’ai dû passer la frontière à quatre heures et demie… Vous n’avez qu’à vérifier !

— Quand il s’agit des frontaliers, la surveillance n’est pas si sourcilleuse et vous avez une voiture immatriculée dans le canton de Vaud. Qu’alliez-vous faire en France ?

— J’allais chercher quelqu’un à la gare de Pontarlier !

— Il faut vous arracher les paroles ! Qui ?

— Je ne pense pas que cela vous regarde ! De toute façon, cette personne n’y était pas et je suis rentré à Sainte-Croix où l’on est venu m’appréhender, comme vous le savez aussi bien que moi. Et maintenant, j’aimerais savoir quelle suite vous comptez donner à cette lamentable affaire ?

— Si vous habitiez ici, je vous aurais peut-être mis en observation chez vous, mais vous êtes un étranger et la frontière française est trop proche. Pendant ce temps, vous vous procurerez un avocat, l’instruction se poursuivra et…

— Si je vous comprends bien, vous n’avez pas l’intention de continuer plus avant vos investigations. Vous êtes persuadé de tenir le coupable en ma personne et on va s’en tenir là ?

— Quoi que vous en pensiez, Monsieur, nous sommes des gens sérieux et ne faisons jamais rien à moitié. Si l’on vous relâche – en admettant que cela arrive et c’est tout le mal que je vous souhaite –, c’est que nous serons intimement persuadés de votre innocence. En attendant, vous resterez en notre compagnie. N’oubliez pas que l’on vous accuse formellement !

— Eh bien, soupira Aldo, ça va être gai. Puis-je au moins vous prier d’observer un maximum de discrétion jusqu’à ce que l’on vous ait démontré l’inanité de ces assertions et que je n’aie rien à voir dans ce double meurtre crapuleux ? J’ai une réputation à sauvegarder et il se trouve que j’y tiens !

— Nous verrons cela !

Quelques minutes plus tard, Aldo prenait possession d’une cellule – très propre au demeurant mais meublée sobrement d’un bat-flanc, d’un coin hygiénique et d’une pile de papiers chiffons. La propreté helvétique jouait à plein jusque dans les prisons et Aldo se demanda s’il verrait rappliquer chaque matin une femme de ménage avec balai, plumeau, etc.

Pas vraiment inquiet parce qu’il se doutait qu’Adalbert ne tarderait pas à remuer ciel et terre pour le sortir de cette souricière, il alla s’étendre sur sa planche et ferma les yeux afin de mieux réfléchir. Résultat, il s’endormit presque aussitôt…

C’est là que son inconscient l’attendait. Il eut un cauchemar dont le centre était Plan-Crépin. Deux hommes encagoulés étaient en train de la jeter dans le puits abyssal du fort de Joux au bord duquel Tante Amélie, agenouillée, sanglotait…


1 Voir Le Talisman du Téméraire, t. 1 : « Les Trois Frères », Plon, 2013.

2 À cette époque, Orly n’existait pas et moins encore Roissy- Charles-de-Gaulle.

3 Isabelle de Portugal.

4 Quelque chose comme l’ONU avant la guerre !

2

Encore du sang !

Adalbert ne dormit pas beaucoup plus. D’abord il passa la soirée à attendre que Langlois le rappelle. Ce qui eut lieu vers minuit, au grand soulagement de son hôtelier qui n’osait pas abandonner son poste et laisser ce Français inconnu – sympathique mais inconnu ! – seul dans le rez-de-chaussée de l’hôtel. Il allait enfin pouvoir se coucher. Un peu impressionné cependant quand la « Préfecture de Police de Paris » s’était annoncée. Il n’eut d’ailleurs pas le temps d’en écouter davantage, Adalbert lui ayant pratiquement arraché le combiné1.

Il fut vite évident que le grand chef était de mauvais poil. Peut-être avait-il sommeil ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? Vous avez retrouvé Mlle du Plan-Crépin ?

— Mon Dieu, non. En revanche, Morosini a été arrêté ce matin dans l’hôtel où…

— Quoi ?

Langlois avait crié si fort qu’Adalbert écarta l’écouteur de son oreille puis le replaça juste à temps pour entendre :

— Quelle inculpation ?

— Meurtre sur les personnes de Georg et Martha Olger, les gardiens de la Seigneurie à Grandson. Morosini y a filé directement en arrivant pour essayer de rencontrer leur patron, mais apparemment, il n’est nulle part, ni chez lui, ni à la Ferme.

— Il s’y est rendu ?

— Où ?

— À la Ferme ! Écoutez, mon vieux, vous êtes sans doute fatigué mais moi aussi, alors tâchez d’être clair. Pourquoi Morosini n’y est-il pas allé ?

— Il voulait d’abord être à l’arrivée du train de Paris afin de suivre Marie-Angéline si elle en descendait comme on pouvait le supposer…

— Ah, vous trouvez, vous ? Aurait-elle pris la peine de vous indiquer aussi l’heure du train dans le billet qu’elle vous a écrit ? Il est probable qu’on a dû lui indiquer un autre train, et une autre gare ? J’écarte le départ en voiture dont elle se serait méfiée mais…

— Vous excluez l’arrivée à Pontarlier ?

— Très certainement !…

— C’est curieux, parce que l’inspecteur Durtal ne l’excluait pas. Aldo l’a vu à l’arrivée du train…

— Normal ! Il ne faut jamais rien laisser au hasard, même l’anormal… Où en est ce cher prince actuellement ?

— On l’a emmené à l’hôtel de police d’Yverdon où « on » a dû l’interroger.

— Les procédures étant à peu près les mêmes, on lui aura demandé le nom de son avocat ?

— Mais il n’en a jamais eu ! Pour quoi faire ? Moi, en tout cas, je ne lui en connais pas, et je sais à peu près tout ce qui le concerne.

— On va lui en coller un d’office et Dieu sait ce qu’il en résultera ! Un Italien, même vénitien, accusé d’avoir trucidé deux Suisses bon teint. Le « bavard » ne va pas se fatiguer beaucoup…

— Je pourrais peut-être tenir le rôle ? Je suis licencié en droit, vous savez ?

— Possible, mais comme ce détail ne figure pas sur vos papiers d’identité – et on vous les réclamera ! –, vous risquez de vous retrouver, avec un peu de chance, dans la cellule voisine ! Bon ! Je vais voir ce que je peux faire, je suppose que vous allez galoper à Yverdon dès l’aurore ?

— Évidemment, mais je ne vous cache pas que j’ai sommeil. La route d’abord, et puis ça !… Sans compter qu’on n’a plus la moindre trace de Plan-Crépin… et qu’elle doit être en danger !

— Quel que soit le moyen de transport qu’elle a employé, elle ne peut pas être ailleurs que dans votre coin et Lecoq s’y entend pour relever les pistes, mêmes refroidies. Si vous pouvez voir Morosini seul à seul, dites-lui que je ne le laisse pas tomber, mais cela m’étonnerait que l’on vous accorde ce privilège. Dans les affaires de meurtre, les Suisses sont intransigeants !

— On ne leur en demande pas tant ! grogna Adalbert. La simple justice fera tout à fait notre affaire ! En attendant allez dormir ! Je vous entends bâiller d’ici !

Le lendemain, sur le coup de huit heures, Adalbert arrêta sa voiture à peu de distance de l’hôtel de police, prit une mallette déposée sur le siège arrière et, sans prendre garde au planton, s’engouffra dans le sévère bâtiment où, tout de suite, un agent le freina en lui demandant où il « prétendait » aller ainsi :

— Un de mes amis a été incarcéré hier au soir et je lui apporte sa brosse à dents ! C’est autorisé, j’espère ? Il ne peut pas vivre sans elle !

— C’est selon ! Montrez-moi ce qu’il y a là-dedans, au cas où il y aurait des armes !

Adalbert s’exécuta en maîtrisant de son mieux une sournoise envie de rire. Cela tenait à l’accent vaudois qui avait toujours eu le privilège de l’amuser au point qu’il l’adoptait presque instantanément et sans même s’en rendre compte. Ce qui déplut à son interlocuteur :

— Si vous vous moquez, vous pouvez remporter votre fourbi. Votre ami pourra s’en passer.

Adalbert plaida aussitôt coupable en s’efforçant d’atténuer ce foutu accent vaudois que son interlocuteur possédait malheureusement au degré suprême. Il ouvrit la petite valise pour montrer qu’elle ne contenait rien de dangereux. C’était d’autant plus difficile qu’il devait lutter en même temps contre ce fou rire intempestif… qui cessa quand l’autre, ayant examiné le contenu du léger bagage dont, à part le linge de rechange, les principaux objets étaient signés Hermès, déclara aigrement :

— Eh bien, dites donc ! Ça rapporte tellement d’assassiner les gens ?

— Si vos confrères sont tous comme vous, mon pauvre ami est fichu ! C’est un expert international en joyaux historiques doublé d’un antiquaire connu dans le monde entier ! Vous ne voudriez pas qu’il s’équipe au Prisunic ?

— Pourquoi pas ? Ce qu’on y trouve marche aussi bien que ces machins de luxe ! Mais, évidemment, un prétendu prince…

Vidal-Pellicorne vit rouge. L’anecdote était en train de tourner à la bagarre quand, attiré par le bruit, le commandant de police sortit de son bureau :

— Que se passe-t-il ici ? Et qu’est-ce que c’est que ce déballage ? Nous ne sommes pas à la douane !

Lui aussi avait l’accent du canton mais accompagné d’une telle autorité qu’Adalbert ne se sentit pas entraîné le moins du monde à l’imiter. D’autant que derrière lui s’encadrait la silhouette monolithique de l’inspecteur Durtal que l’impétrant regarda comme il eût contemplé une apparition céleste.