La jactance du personnage écœurait Lorenza et la confortait dans sa décision de le tuer mais, en même temps, lui avait fait renoncer à son projet initial qui était de frapper son ennemi dès l’instant où elle se trouverait en face de lui. C’eût été stupide puisqu’elle n’aurait jamais obtenu une vérité qui lui importait tellement : celle des désastres qui jalonnaient sa route depuis qu’elle avait quitté son couvent des Murate. Quand, à Courcy, elle avait reçu la première lettre de menaces à la veille de son mariage, elle s’était crue poursuivie par un unique meurtrier. En fait, il y en avait trois obéissant à des motifs différents : la politique pour Giovanetti, la servilité jointe à l’appât du lucre pour Bertini, et maintenant celui-là, prêt à tous les crimes afin d’assouvir un désir où l’orgueil et la cruauté tenaient sans doute plus de place qu’un prétendu amour...

— C’est un plaisir d’être de vos amis ! fit-elle, méprisante. Mais, trêve de plaisanteries, à présent je veux voir mon époux...

Dans les plis de sa robe, elle avait saisi la poignée de la dague qu’elle tirait lentement de son fourreau. Lui souriait toujours. Il ébaucha un mouvement vers la jeune femme dont la main se crispa sur l’arme. S’il venait contre elle, la tentation l’emporterait sur la prudence, mais il se ravisa et sortit de la chambre... Le moment le plus difficile approchait et Lorenza recommanda son âme à Dieu.

Soudain, la voix furieuse de Thomas parvint jusqu’à elle.

— Vous devenez fou ? Quelle sorte d’ami êtes-vous pour oser me traiter de la sorte ?

En d’autres circonstances, Lorenza aurait chanté de joie à l’entendre, surtout si vigoureuse, mais il y avait celle de l’autre, si haineuse qu’elle en frissonna.

— L’important était que tu le croies, pauvre idiot ! Mais tu devrais m’être reconnaissant : tu vas revoir ta femme !

— Ma femme ? Je n’ai pas de femme... ou alors vous avez trouvé une gueuse pour jouer ce rôle ?

— Rassure-toi, mon bonhomme, tu vas être content ! Je t’ai gâté...

Les voix se rapprochaient. Le cœur de Lorenza battait la chamade et ce qu’elle vit lui arracha un cri d’épouvante.

— Thomas ! Mais que lui avez-vous fait, espèce de monstre ?

Ce que deux hommes vigoureux apportaient était une chaise à haut dossier sur laquelle Thomas était étroitement ligoté, vêtu seulement de ses chausses. Un épais bandeau de fer, comme le reste du siège, lui maintenait la tête contre le dossier.

A travers les larmes jaillies spontanément, elle dévorait des yeux son époux. Sa longue souffrance lui avait creusé les traits et l’avait amaigri mais elle retrouvait dans ses yeux couleur d’outremer la flamme d’autrefois. Plus de mémoire peut-être mais l’intelligence restait intacte, elle l’aurait juré !

D’instinct, elle voulut s’élancer vers lui mais Sarrance la retint si soudainement et si fermement en l’invitant au calme qu’elle ne put sortir son arme. Cependant Thomas lui souriait aimablement.

— Ainsi vous êtes mon épouse, Madame ? J’ai beaucoup de chance parce que vous êtes bien belle !

Sarrance ricana.

— N’est-ce pas ? Une chance que tu n’aurais jamais dû connaître et que j’avais interdite...

— Pourquoi ?

— C’est clair pourtant : je la voulais pour moi ! Elle m’a désobéi mais il y a si longtemps qu’elle ne devrait même plus s’en souvenir ! De toute façon, je vais le lui faire oublier sans plus tarder et tu vas être notre témoin !

Le sourire de Thomas s’effaça.

— Ce qui signifie ?

— Que je vais la prendre là, devant toi, dans ce lit qui nous attend et que tu ne perdras pas une miette de mes exploits. Filez, vous autres !

D’un geste accompagnant la parole, il chassait les valets. D’une voix redevenue paisible, Thomas demanda :

— Pourquoi voulez-vous l’accabler si vous l’aimez ? Si nous sommes mariés c’est elle que vous allez faire souffrir... puisque moi je ne la connais pas !

— Même d’elle, tu ne te souviens pas ?

— Non. Pardonnez-moi, Madame ! Il est probable que si on m’en laissait le temps, je vous aimerais comme vous méritez de l’être car je n’ai encore jamais vu pareille beauté. Est-ce que... vous m’aimiez ?

— Oh Dieu ! Oui... Je vous aimais et je vous aime toujours...

— Alors, Vitry - c’est votre nom n’est-ce pas ? -, mon « ami » Vitry, pourquoi voulez-vous lui infliger cette humiliation ?

— Parce qu’elle la mérite ! Je te l’ai dit, elle m’a désobéi et maintenant, elle va payer ! Ensuite, sois tranquille, je me débarrasserai de toi...

— Et elle ? Vous la tuerez aussi ?

— Non... Pas tout de suite ! Elle vivra ici et je viendrai la voir selon mon bon plaisir ! Ce sera souvent, je pense... Mais puisque tu ne te souviens plus, nous allons la découvrir ensemble ! Déshabillez-vous ! ordonna-t-il en se tournant vers la jeune femme...

— Que je... ?

— Immédiatement !

— Et si je refuse ?

— Je ne crois pas ! Vous voyez ce bandeau de fer ? Il est bardé de pointes à l’intérieur et muni d'une vis derrière que l’on peut serrer. Quand le sang coulera, évidemment votre Thomas verra moins nettement ! Allons, pressons ! Sinon je vais donner un tour à la vis !

— Désolée, mais je ne sais pas me déshabiller seule ! J’ai l’habitude d’une femme de chambre !

— Dieu que vous êtes agaçante!... Enfin... Je vais vous assister !

Il se rapprocha d’elle pour dégrafer la robe. Lorenza fit volte-face. A ce moment, la dague surgit et frappa... un peu à l’aveuglette à cause de la trop forte tension nerveuse de la jeune femme. Elle réussit seulement à le blesser... Il émit une sorte de beuglement puis la frappa et l’envoya à terre où elle se fit très mal contre le lit et s'évanouit.

— Lorie ! Non ! hurla alors Thomas, affolé.

Ce cri retint le poing du dément prêt à cogner encore. Il regarda son prisonnier avec stupeur.

— Lorie ?... On dirait que la mémoire te revient !

— Suffisamment pour savoir ce que tu vaux !...

— Oh mais cela change tout!... Ma jouissance n’en sera que plus vive puisque tu vas pouvoir apprécier en connaisseur notre nuit d’amour…, et fais-moi confiance, je me sens plein de vigueur.

— Ton sang coule pourtant !

— Ce n’est pas grave ! Va me chercher un tampon de linge, toi ! ordonna-t-il au valet réapparu quand il avait entendu du grabuge. Et puis va-t’en.

Les charmes d’une noble dame ne sont pas pour les yeux d’un larbin !

Cependant, il ouvrait son pourpoint laissant apparaître une blessure en dessous de l’épaule. Il y appuya le linge apporté par le domestique et reboutonna le vêtement qui le maintint en place. Après quoi, il s’agenouilla près de Lorenza qu’il commença par dépouiller de ses bijoux pour lesquels il eut un sifflement admiratif avant dans les glisser dans sa poche.

— Voleur en plus ! Jeta Thomas, dégoûté. Tu es vraiment parfait. Tue-moi et finissons-en !

— Te tuer ? Tu es malade. Cela viendra peut-être... après le spectacle, et ce poignard m’a même donné une idée, ajouta-t-il en ramassant la dague. C’est elle qui aura ce plaisir! Pour te délivrer quand elle t’entendra hurler sous la torture. Cela me permettra de la renvoyer en place de Grève quand je me serai bien repu d’elle ! Mais d’abord, réveillons la belle endormie !

Se penchant à nouveau sur Lorenza, il la gifla à deux reprises à toute volée et, en effet, elle revint à elle sous le regard angoissé de son époux. Puis il la jeta dans un fauteuil et lui fit avaler un verre d’eau-de-vie qui la brûla mais acheva de la ramener à la réalité. Tout de suite son regard chercha Thomas. Avait-elle rêvé tout à l’heure quand elle avait brandi la dague ? L’angoisse qu’elle lut dans ses yeux lui fit comprendre qu’elle ne s’était pas trompée : il l’avait reconnue!

— Eh oui, confirma Sarrance, goguenard. Notre ami Thomas a recouvré la mémoire. En vous voyant sans doute ? Vous opérez des miracles. Ce dont je me réjouis parce qu’il va pouvoir apprécier toute la saveur de notre nuit d’amour !

— Vous êtes un suppôt du diable ! Jeta Lorenza écœurée.

— Vous croyez ? C’est possible mais, après tout, pourquoi pas ? Avec vous, j’espère encore reculer mes limites! Revenons à présent où nous en étions : déshabillez-vous... mais pas trop vite que j’aie le temps d’apprécier ! fit-il en jouant avec la dague qu’il venait de ramasser. Allons ! Que l’on obéisse sinon ce cher Thomas va souffrir, continua-t-il en se rapprochant de la chaise de fer. Il tendait la main vers la vis commandant les pointes. Désespérée, les larmes aux yeux, Lorenza commençait à faire glisser les épaules de son décolleté quand un véritable vacarme éclata dans la maison fait de cris et du fracas des armes.

— Allons bon ! Qu’est-ce encore que cela ! Maugréa Sarrance en s’élançant hors de la chambre, où il revint beaucoup moins rapidement et à reculons, la pointe d’une épée appuyée sur sa poitrine...

A l’autre bout de l’arme, se trouvait un gentilhomme pas très grand mais vigoureux, au faciès brutal barré d’une moustache noire.

— Lâchez cette dague ou je vous embroche ! Un peu plus tôt, un peu plus tard, et pas d’illusion, vous ne m’échapperez pas !

— Vous iriez jusqu’à m’assassiner ?

— Sans hésiter ! Ne fût-ce que pour vous apprendre à vous cacher sous un nom honorable pour commettre vos crimes ! Comment ça va, Courcy ?

— Aussi bien que possible dans cet attirail, capitaine de Vitry ! Et très heureux de vous voir ! Par quel miracle êtes-vous ici ?

— On vous dira ça plus tard ! D’abord en finir avec ce truand ! Mais pas devant une dame ! Mes hommages, Madame! (Puis élevant la voix :) Si vous voulez bien venir, Monseigneur, je crois que les secours de l'Eglise ne vont pas tarder à être les bienvenus.