— Je vais vous donner quelque chose à manger, fit la femme. Vous devez avoir faim ?

— Pas vraiment ! J’aimerais seulement un peu de vin !

— Je vais vous en apporter. Cela vous permettra d’attendre le souper que l’on servira sans doute ici même... Oh! Mon Dieu ! Quelle magnifique robe !

Tout en parlant, elle avait ôté le manteau de Lorenza, découvrant la "toilette quelle portait. En effet, attendant l’arrivée de Thomas, la jeune femme avait choisi l’une de celles qu’il préférait, velours noir et satin blanc sans collerette afin de mieux dégager les épaules, la gorge et le cou au long duquel tremblaient les girandoles de diamants, de rubis et d’émeraudes assorties à la rose épanouie faite des mêmes pierres et agrafée au creux profond du décolleté. En laissant Guillemette les lui accrocher, elle avait eu les larmes aux yeux au souvenir des mains caressantes de son époux ôtant la fleur pour la remplacer par ses lèvres. Elle avait tant espéré qu’en la revoyant ainsi parée les souvenirs remonteraient des profondeurs obscurcies de sa mémoire ! Ce soir, elle les portait peut-être pour la dernière fois...

Ne jugeant pas utile de répondre à l’exclamation admirative, elle alla s’asseoir près du feu.

— Apportez-moi du vin ! rappela-t-elle sans la regarder.

Elle ne tourna pas davantage les yeux quand un léger grincement de la porte se fit entendre, se contentant d’avancer la main pour prendre le verre présenté sur un plateau, sans cesser de suivre distraitement la danse des flammes dans la cheminée.

— Ce vin d’Alicante devrait vous plaire ! fit une voix masculine. Rien de tel pour les émotions ! Dieu, que vous êtes maladroite !

Poussant un cri, elle s’était en effet relevée brusquement, laissant échapper le gobelet de cristal qui se brisa à ses pieds et fit soudain volte-face à... Antoine de Sarrance, qui était devant elle !

— Ainsi, c’était donc vous ? Lâcha-t-elle avec lassitude.

Il s’éloigna d’elle pour s’adosser à l’une des colonnes du lit.

— L’idée ne vous en est jamais venue ? Qui croyiez-vous donc rencontrer ici ?

L’écho de deux voix parlant en italien parvint jusqu’à eux par la porte entrouverte. Ce qui le fit s’esclaffer.

— Ce bon Concini, bien sûr ! C’est d’ailleurs ce que j’espérais. Et je reconnais que je lui dois quelque gratitude ! Il a énormément fait pour moi !

— Tuer votre père, par exemple ?

— Il est certain que, par la suite, je m’en suis félicité mais, en fait, ce Bertini, qui n’était pas très intelligent, a frappé pour lui rendre service. Il lui devait certaines choses et sachant qu’il vous convoitait a saisi l’occasion en vous voyant fuir. Il en a été bien mal remercié, comme vous le savez.

— Je sais qu’il est mort, c’est tout. Qui l’a tué ?

— Un autre séide de Concini mais, cette fois, sur ordre. L’imbécile était tellement content de lui qu’il en devenait gênant ! Fin de l’histoire !

Tandis qu’il parlait, Lorenza l’observait, cherchant à comprendre avec le recul ce qui s’était passé en elle ce fameux soir de Fontainebleau où leurs regards s’étaient croisés pour qu’en un instant elle eût oublié Vittorio pour ne plus voir que lui. Elle avait été si persuadée de l’aimer à ce moment. Son cœur avait dû s’embraser à la flamme de la passion qu'elle avait pu lire dans son regard ! Il était beau alors !... C’était toujours vrai mais elle avait en face d’elle un homme incroyablement différent et, celui-là, il lui répugnait ! Le contraire eût été surprenant : n’était-elle pas venue rencontrer son pire ennemi ?

Repoussant du pied les débris de verre, elle se rassit, ce qui lui permit de sentir contre sa jambe la présence rassurante de la dague et sa main glissa doucement vers l’ouverture de sa robe.

— Pas tout à fait, reprit-elle. Il faut aussi admirer vos talents de faussaire, l’image parfaite de la dague, c’était à s’y méprendre ! Toujours la bande à Concini, je présume ?

— Bien entendu ! Il y a de tout dans le flot italien qui accompagnait la Reine à son arrivée. Des artistes parfois mais, en ce qui concerne les lettres, ce n’était pas difficile d’en faire d’identiques : mon père en avait reçu une avant le mariage - d’où la cotte de mailles ! - et l’avait conservée. Je l’ai retrouvée dans son écritoire. Une telle œuvre d’art, cela se garde, outre le fait que cela donne à penser... Mais vous aviez demandé du vin et vous l’avez renversé ! Je vais appeler...

— N’en faites rien ! Je n’en ai plus envie !

— Pourquoi donc ? Nous allons au contraire boire ensemble... à cette nuit qui nous attend... et que je veux inoubliable !

— Comme celle que m’a infligée votre père ?

— Sous des dehors apparemment policés, mon père était un sauvage. Oser abîmer la perfection que vous êtes ! Soyez rassurée, vous n’aurez de moi que des caresses !... Dieu que vous êtes belle ! Bien plus encore que lorsque vous êtes arrivée de Florence !

— Trêve de fadaises ! Vous avez prétendu détenir mon époux : je viens le chercher !

— Le chercher ? (Il eut un rire bref.) Vous n'avez rien compris. Il n’en a jamais été question ! Je ne vous ai proposé que de le revoir vivant car je compte me débarrasser de cette coquille vide ! Dommage ! C’était un bon compagnon autrefois... Hélas pour lui, c’était avant vous ! Vous êtes apparue et tout a changé !

— Je veux le voir !

— Mais vous allez le voir, sinon où serait le piment de cette nuit ? En fait, la façon dont il passera de vie à trépas va dépendre uniquement de votre bonne volonté ! Je vais le faire amener...

— Un moment encore !

— Vraiment ? Je vous croyais pressée !

— Il y a deux choses que je voudrais savoir !

— Quoi par exemple ?

— Il ne vous a pas reconnu ?

— Oh non ! Etant allé le chercher à Senlis, il m’a cru tout béatement quand je me suis présenté comme son meilleur ami et c’est très volontiers qu’il m’a suivi.

— Comment avez-vous su où il se cachait ? Nous nous sommes abstenus de nous y rendre afin que l’endroit où il était soigné demeurât inconnu ! Qui avez-vous corrompu ?

— Personne, ma chère ! Vous n’oubliez qu’un détail... ou plutôt vous l’ignorez sans doute. C’est qu'au temps où nous étions compères et où j'étais pauvre comme Job, il me faisait la grâce de partager avec moi les services de Gratien, son valet. Or, celui-ci n’était pas à Courcy que j'ai mis sous surveillance. Il faut avouer que votre fortune me permet nombre de fantaisies et que c’est franchement agréable d’être riche ! Et comme, avec de la patience, on parvient à tout, on a vu, un beau jour, arriver... et repartir ce bon Gratien. Il a suffi de le suivre !

Tandis qu’il parlait, le cerveau de Lorenza tournait à toute allure.

— Sous quel nom vous êtes-vous présenté à Thomas ? Antoine de Sarrance... ou M. de Vitry ? Car c’est vous, ça ne laisse aucun doute, qui avez osé cacher vos forfaits sous le nom honorable d’un serviteur du Roi !

— Qu’est-ce qui vous fait croire ça ? fit-il sans dissimuler sa surprise.

— Le fait qu’un paysan n’ait pas hésité à dénoncer mon beau-père au prince de Condé pour l’avoir privé de son neveu Colin, un pauvre garçon dépourvu de mémoire que le paysan en question avait sorti de l’Escaut à moitié mort. Mais il n’était pas seul : un religieux vivant en ermite dans la forêt voisine l’avait secouru et lui avait donné des soins. Je suppose qu’à ce moment sa perte de mémoire l’a sauvé.

— Bravo ! Quelle perspicacité ! Applaudit-il. C’était même follement drôle de le voir réduit à l’état de cheval de labour ! Cela valait la peine de l’abandonner à cette vie-là !

— C’est donc vous qui l’avez poignardé, comme vous aviez poignardé M. de Bois-Tracy ?

— Difficile d’agir autrement : celui-ci m'avait reconnu sous mon déguisement et m’avait apostrophé. Thomas avait entendu : j’ai par conséquent été obligé de m’en débarrasser aussi ! Vous en avez assez appris maintenant ?

— Oh oui, largement ! fit-elle sans cacher son dégoût. Vous êtes un fier misérable, Monsieur de Sarrance ! Votre père était certes une brute mais sa réputation était celle d’un homme d’honneur sans quoi le Roi ne lui aurait jamais accordé estime et amitié ! Comme à M. de Courcy !

— Ah, j’allais l’oublier celui-là ! Il faut que je vous fasse rire, ma chère, avant d’en arriver aux choses sérieuses. Savez-vous ce qu’il fait à cette heure, notre baron ?

— A quoi pourrait-il s’occuper d’autre que chercher son fils ?

— Oh que nenni ! Il est en quête du petit évêque de Luçon, le nouveau fidèle de ce bon Concini ! Il croit dur comme fer que c’est lui qui a révélé l’adresse du médecin de Senlis. Dans l’humeur où il est, je pense qu’il songe à lui administrer une fameuse raclée ! C’est d’un comique !

— Je ne trouve pas ! Et par quel hasard pourriez-vous le savoir ?

— Parce que j’ai quitté le baron il y a peu. Nous nous sommes rencontrés chez Concini où je lui ai fait savoir qu’ils étaient sortis tous les deux mais qu’ils ne tarderaient pas... et que je les attendais. Je lui ai même proposé ma compagnie mais il a préféré aller piétiner dans ses plâtras... ce qui m’a permis de m’esquiver aisément.

Désorientée, Lorenza cherchait à comprendre comment cela était possible.

— Vous l’avez vu il y a combien de temps ?

— Pas tout à fait deux heures...

Et, soudain, il éclata de rire.

— Où croyez-vous que nous sommes ? Aux environs de l’une de ces villes du Nord dont ce maréchal de foire s’est fait remettre les gouvernements ? Point du tout ! Cette bicoque lui appartient en effet mais nous sommes à deux lieues à peine du Louvre. Un endroit adroitement dissimulé et fort pratique pour y régler les comptes... délicats, car la Seine n’est pas loin. Mais je veillerai à ce qu’on y repêche le cadavre de votre mari adoré. Ainsi c’est notre maréchal-marquis qui portera le poids du crime... Il n’est pas à un mort près !