La lettre s’interposa alors entre lui et la jeune fille.
— Il y a de quoi ! commenta Mme de Royancourt. Qu’en penses-tu ? J’ajoute que Lorenza veut nous quitter !
Le rapide coup d’œil fut suivi d’un grondement de colère! Thomas serra plus fort la main de sa fiancée.
— Jamais ! Explosa-t-il. Jamais je ne vous laisserai partir ! Quant à ce misérable qui ose vous poursuivre et prétend vous imposer sa volonté, je le débusquerai ! Et, croyez-moi, je saurai lui en faire passer l’envie... et l’expédier en enfer !
— Le Roi interdit les duels, murmura Lorenza.
Thomas se mit à rire.
— Il me passerait bien celui-là ! Comme quelques autres d’ailleurs : presque chaque nuit, si ce n’est le jour, on s’étripe joyeusement dans un coin ou un autre de Paris ! Tout le monde sait que notre Majesté béarnaise a d’autres chats à fouetter ! Et puis il est fort possible que je me refuse à salir mon épée du sang de ce drôle. Avec ceci, je peux, sans me fatiguer outre-mesure, économiser une corde au bourreau ! conclut-il en étendant ses mains aux longs doigts maigres mais solides.
— Si tu préfères salir tes mains plutôt que ta rapière, ça te regarde, bougonna le baron. Je ne vois pas où est la différence ! Un bon coup de pistolet à distance convenable ou un poignard planté entre les deux épaules feraient aussi bien l’affaire !
— Ne dites pas n’importe quoi, père ! Je ne suis pas un estafier et vous non plus !
— La chevalerie, hein ? Il y a des moments où je me demande si le plus vieux des deux ce n’est pas toi ! Mais il m’est venu une idée. Allons en discuter dans un coin tranquille! Et vous, Clarisse, remettez-nous notre promise sur pied : elle convole demain et ne doit plus penser qu’à cela !
Trouver un coin tranquille dans un château livré à des préparatifs de fête n'était pas évident. Même la chère librairie du baron abritait des musiciens en train de répéter au milieu des allées et venues bruyantes des serviteurs et des voix d’une centaine d’ouvriers au travail.
— Allons dans l’orangerie, proposa Thomas.
— Espérons qu’on en aura déjà sorti les plantes dont on va avoir besoin !
— Alors un tour de jardin ?
— Fait plutôt frisquet ce matin ! C’est joli, sous le soleil, cette petite couche de givre, mais ça ne vaut rien à mes rhumatismes.
— Depuis quand avez-vous des rhumatismes ?
— C’est... c’est tout récent mais va pour le jardin ! J’aurais préféré la chapelle mais j’entends d’ici une cacophonie redoutable : les chanteurs ne sont pas encore à l’unisson et ne semblent pas réussir à chanter la même chose !
On était en effet au tout début de décembre, les dernières évolutions des chevau-légers n’ayant pas permis à Thomas de se libérer plus tôt. En outre, avec son tact habituel, il avait bridé son impatience afin d’accorder à Lorenza un ultime délai de réflexion. A sa tante Clarisse qui s’en étonnait, il avait répondu que la jeune fille ayant été, par deux fois, face au mariage sans avoir eu le temps de souffler, il préférait lui laisser au moins quelques semaines afin de s’y habituer. Pensée délicate dont on l’avait remercié par une larme et un baiser sur le front !
Un moment plus tard, le fils et le père - ce dernier quasi enseveli sous une épaisse pelisse et appuyé sur une canne - suivaient paisiblement le chemin sablé qui contournait l’étang. Le sourcil froncé, le baron allait à pas comptés, l’œil fixé sur une famille de canards que la température de l’eau ne semblait pas décourager, mais sans un mot.
— Eh bien, mon père, de quoi voulez-vous que nous parlions ?
— De ce maudit billet, parbleu ! Tu n’as pas idée de qui aurait pu l’écrire ?
— Aucune ! S’il s’agit d’un des Florentins de la Reine, je ne les connais pas. Même ce Concini qu'elle porte aux nues. Il me déplaît et, en outre, on ne me voit pas souvent à la Cour...
— Il ne t’est pas venu à l’esprit que ce pourrait être ton ancien ami Sarrance ?
— Antoine ? Je sais qu’il a énormément changé mais ce serait tout de même un peu fort !
— Pourquoi ? Ne nous as-tu pas dit qu’il était tombé amoureux de Lorenza dès l’instant où il l’a vue à Fontainebleau ?
— C’est vrai ! Au point de rompre ses accordailles avec Mlle de La Motte-Feuilly et de supplier le Roi de l’envoyer au loin afin de ne pas être contraint d’assister au mariage de son père. Mais on n’en est plus là. Je vous rappelle qu’il n’a cessé d’accuser Lorenza de meurtre envers et contre tous et de réclamer sa tête ! Curieuse façon d’aimer, vous ne trouvez pas?
— Pour le commun des mortels, sans doute, mais il ne faut pas oublier qu’il est le fils du vieil Hector que l’on a plus ou moins accusé sous le manteau d’avoir assassiné sa femme. Une grande réputation de vaillance n’exclut pas fatalement la cruauté et chez les gens de cette trempe l’amour ne s’écrit pas de la même encre que pour tout un chacun. Et si nous parlions de votre belle amitié ? Qu’en reste-t-il aujourd'hui ?
— Pas grand-chose, je le crains !
— Et pourquoi cela ? Parce que tu t’es rué sur l’échafaud où elle allait périr en la réclamant pour épouse. Vrai ou pas ?
— Vrai, j'en ai peur ! Je sais qu’il y assistait, mêlé à la foule qui était venue regarder mourir une jeune fille de dix-sept ans préalablement livrée à un vieux satyre qui l’aurait massacrée à coups de fouet si, par miracle, elle n’avait réussi à lui échapper.
— Je te ferai remarquer que le « vieux satyre » et moi étions à peu près du même âge. C’est toujours agréable à entendre !
Thomas rit de bon cœur et passa son bras sous celui de son père.
— L’âge est bien votre seul point commun !
— Me voilà rassuré ! Mais pour en revenir à Sarrance, le crois-tu capable d’avoir pondu ce billet ?
— Il y a seulement quelques mois, je vous aurais dit non sans hésiter, mais il a tellement changé ! Je sais qu’il lui arrive, dans les combats, de se laisser emporter par cette espèce de fureur que les Vikings anciens appelaient berseke et prétendaient envoyée par les dieux, ce qui les rendait pratiquement invincibles. Mais l’excitation retombée, il redevenait comme vous et moi. Cependant, après s’être laissé aller jusqu’à défier le Roi à la limite de l’insulte comme il l’a fait...
— Il devrait être embastillé ! Il a eu de la chance qu’Henri ait été de bonne humeur ! Qu’en pense votre colonel?
— M. de Sainte-Foy n’est pas homme à livrer ses sentiments. Il a ordonné qu’on le raye des rôles du régiment sans autre commentaire. En revanche, la plupart de ses camarades lui ont tourné le dos. Mais, pour ce que j’en sais, cela ne l’empêche pas de mener joyeuse vie avec des filles et les fêtards les plus notoires de Paris grâce à la fortune des Davanzati. Il joue beaucoup en compagnie de cet ex-croupier de Concini avec lequel la Reine le verrait toujours avec plaisir quand le Roi n’y est pas. On le rencontrerait aussi chez Mme de Verneuil mais là rien d’étonnant : il lui rendait déjà visite avant l’entrée en scène de Lorenza ! Voilà tout ce que je sais !
— Tu ne t’en tires pas si mal, pour quelqu’un qui ne s’intéresse pas aux potins de la Cour ! Donc, au fond de toi-même, tu le crois capable d’avoir rédigé ce maudit billet ?
Thomas haussa des épaules désabusées.
— C’est possible... bien que ce tutoiement me gêne !
— Pas moi ! Ce n’est jamais qu’une infamie de plus laissant supposer des droits de propriété !
— Vous voulez me faire comprendre qu’il en aurait eu...
— Ne divague pas ! J’ai dit une infamie de plus ! De toute façon, et au cas - inimaginable ! - où tu en douterais encore, la nuit de demain devrait te donner une preuve irréfutable.
— Je n’ai pas besoin de preuve ! Ce que je veux, c’est savoir le nom de ce salaud et lui passer mon épée au travers du corps ! A y réfléchir d’ailleurs, l’auteur du billet ne peut pas être Sarrance...
— Pourquoi ?
— La dague. Elle a peut-être tué son père mais je suis sûr qu’il ne l’a jamais vue. Celui qui l’a soigneusement dessinée devait l’avoir sous les yeux...
— Là, il se pourrait que tu aies raison !
Etait-ce le clair rayon de soleil qui envahit sa chambre le lendemain mais, en s’éveillant après une nuit réparatrice, Lorenza se retrouva telle qu’elle était avant l’arrivée du désastreux message : une jeune fille au matin de ses noces avec un garçon qu'elle aimait bien. Le cercle d’affection spontanée et l’atmosphère de ce puissant château dont l’élégance cachait une force réelle avaient, en se refermant autour d’elle, chassé les ténèbres de ses souvenirs. Et c’était une impression délicieuse que de se sentir, après tant de vicissitudes, partie intégrante d’une vraie famille. Surtout de cette famille-là !
A Guillemette qui, après avoir gratté timidement à la porte, passait un visage inquiet par l’entrebâillement, elle offrit un sourire radieux.
— Entre donc ! De quoi as-tu peur ?
— C’est que... vous étiez si malheureuse hier...
— Hier n’est pas aujourd’hui et aujourd’hui j’ai faim !
Brève disparition pour reprendre le plateau laissé sans doute sur un meuble à l’extérieur que la jeune femme de chambre vint déposer sur les genoux de Lorenza.
— Ah ! J’aime mieux ça ! On s’est fait tant de souci pour vous !
— C’est gentil et je vous en remercie tous !
Elle n’eut pas le temps d’en dire davantage : Mme de Royancourt, visiblement en proie à une inquiétude qu’elle s’efforçait de cacher, effectuait une entrée plus discrète que d’habitude. Le soupir de soulagement qu'elle lâcha dès le seuil fut plus révélateur qu’un long discours. Elle aussi se demandait dans quel état elle allait trouver la future baronne. Voir celle-ci tremper une tartine de miel dans un bol de lait chaud lui parut le plus agréable des spectacles.
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