D'ailleurs, David ne pouvait se formaliser des décisions prises par son oncle à l'égard d'une femme qui continuait à le subjuguer entièrement.

David lui-même devenait assez beau garçon. Il s'en rendait compte et ne désespérait pas de faire un jour sa maîtresse de celle qu'il adorait.

Angélique n'était pas sans s'apercevoir des progrès de David dans la science amoureuse. Elle les mesurait à ses propres réactions, car, si les gaucheries de l'adolescent l'avaient jadis fortement agacée, certains de ses regards, maintenant, lui causaient un plaisir un peu trouble. Elle continuait à le traiter durement, de façon bourrue, comme un jeune frère, mais dans les paroles qu'elle lui décochait, elle se reprochait parfois une certaine coquetterie. Les rires et les plaisanteries qu'ils échangeaient autour des broches n'étaient pas toujours dénués de cette provocation mordante qu'une femme et un homme, lorsqu'ils sont attirés l'un vers l'autre, échangent en cachant sous des mots innocents un appel qui l'est beaucoup moins.

Avec une moue un peu moqueuse pour elle-même, Angélique finissait par se demander si elle ne céderait pas un jour, par distraction, à cette passion tumultueuse et fraîche. Aussi bien, elle avait besoin de David. Celui-ci était l'un des piliers sur lesquels reposait le succès de ses futures entreprises. Par exemple, lorsqu'elle aurait acquis deux ou trois boutiques à la foire Saint-Germain, ce serait à David d'en assurer le lancement et la célébrité. L'autre pilier était Audiger, responsable des perspectives chocolatières et limonadières. Avec celuilà aussi, il fallait s'entendre. Il fallait retenir et ne pas décourager cet amoureux plus grave, plus profondément épris, dont la réserve, en s'accentuant, ne pouvait que signifier un sentiment de plus en plus profond. Il ne pouvait être question, avec lui, de le calmer par quelque complaisance. David, pour une nuit où elle lui accorderait le droit de toucher à loisir son « corps divin », lui resterait sans doute éperdument asservi. Angélique redoutait un peu, chez Audiger, la ténacité d'un homme fait et qui a dépassé l'âge des caprices, sans avoir jamais eu celui des passions. Ce calme bourgeois, domestique sans bassesse, militaire par hérédité nationale, franc, courageux et prudent comme d'autres sont blonds ou bruns, ne se laisserait pas payer en monnaie de singe.

Angélique secoua le sable de la feuille où elle venait de coucher ses comptes. Elle eut un rire indulgent.

« Me voilà bien entre mes trois cuisiniers bourrés de tendresse à mon égard, chacun pour des raisons diverses ! Il faut croire que c'est la profession qui veut cela... La chaleur des feux leur fait fondre le cœur comme la graisse des dindons. »

Javotte entra pour l'aider à se dévêtir et brosser ses cheveux.

– Qu'est-ce qu'on entend à l'entrée ? demanda Angélique.

– Je ne sais pas. On dirait qu'il y a un rat qui grignote la porte depuis un moment. Le bruit s'accentuant, Angélique alla dans l'antichambre et constata que le grignotement ne venait pas du bas de la porte, mais du petit guichet à mi-hauteur. Elle écarta le volet et poussa un léger cri de répulsion, car, aussitôt, une petite main noire s'était faufilée par le grillage du guichet et se tendait tragiquement vers elle.

– C'est Piccolo ! s'écria Javotte.

Angélique tira tous les verrous, ouvrit la porte, et le singe se précipita dans ses bras.

– Que se passe-t-il ? Jamais il n'est venu tout seul jusqu'ici. On dirait... ma foi, oui, on dirait qu'il a rompu sa chaîne.

Intriguée, elle porta la petite bête dans sa chambre et la posa sur la table.

– Oh ! la, la ! s'exclama la servante en riant. Dans quel état il est ! Son poil est tout collé et rouge. Il a dû tomber dans du vin.

En effet, Angélique, ayant caressé Piccolo, s'aperçut que ses doigts étaient poisseux et rougis. Elle les flaira et, aussitôt, se sentit devenir très pâle.

– Ce n'est pas du vin, dit-elle, c'est du sang !

– Il est blessé ?

– Je vais voir.

Elle le débarrassa de son justaucorps brodé et de son haut-de-chausses, tous deux également humides de sang. Cependant, l'animal ne portait aucune trace de blessures, bien qu'il fût agité d'un tremblement convulsif.

– Qu'y a-t-il, Piccolo ? fit Angélique à mi-voix... Que se passe-t-il, mon petit ami ? Explique-moi !

Le singe la dévisageait de ses yeux vifs et dilatés. Tout à coup il sauta en arrière, attrapa une petite boîte de cire à cacheter et commença à marcher très gravement en agitant devant lui la petite boîte.

– Oh ! le coquin ! s'écria Javotte en pouffant de rire. Il nous effraie, et puis le voilà qui se met à imiter Linot et son panier d'oubliés. N'est-ce pas remarquable, madame ? On dirait exactement Linot lorsqu'il présente gravement et gentiment sa corbeille.

Mais l'animal, après avoir fait le tour de la table en imitant la silhouette du petit marchand d'oubliés, paraissait de nouveau inquiet. Il tournait, regardait autour de lui, reculait. Son museau se plissait dans une expression à la fois pitoyable et effrayée. Il levait le visage à droite, puis à gauche. On aurait dit qu'il s'adressait en suppliant à quelque personnage invisible. Enfin, il parut se débattre, lutter. Il lâcha violemment la boîte qu'il tenait, crispa ses deux mains sur son ventre et tomba en arrière avec un cri aigu.

– Mais qu'est-ce qu'il a ? Qu'est-ce qu'il a ? balbutia Javotte, effarée. Il est malade ! Il est devenu fou.

Angélique, qui avait suivi attentivement le manège du singe, marcha d'un pas rapide vers la garde-robe, décrocha sa mante et prit son masque.

– Je crois qu'il est arrivé un malheur à Linot, dit-elle d'une voix blanche, il faut que j'aille là-bas.

– Je vous accompagne, madame.

– Si tu veux. Tu tiendras la lanterne. Auparavant, monte le singe à Barbe pour qu'elle le nettoie, le réchauffe et lui donne à boire du lait.

Le pressentiment du drame s'était abattu sur Angélique de façon inéluctable. Malgré les paroles de réconfort que lui murmurait Javotte, pas un instant durant le trajet elle ne douta que le singe n'eût assisté à une scène terrible. Mais la réalité dépassait encore ses pires appréhensions. À peine arrivait-elle à l'entrée du quai des Tanneurs qu'un bolide, lancé, en courant, faillit la renverser. C'était Flipot, hagard.

Elle le saisit aux épaules et le secoua pour l'aider à reprendre ses esprits.

– J'allais te chercher, marquise des Anges, bégaya le gamin. Ils ont... ils ont tué Linot !

– Qui, ils ?

– Eux... Ces hommes, les clients.

– Pourquoi ? Que s'est-il passé ?

Le pauvre mitron avala sa salive et dit précipitamment, comme s'il récitait une leçon apprise :

– Linot était dans la rue avec sa corbeille de gaufres. Il chantait :

– Oublies ! Oublies ! Qui appelle l'oublieur ?... Il chantait comme tous les soirs. L'un des clients qui étaient chez nous, vous savez, l'un des seigneurs masqués, en col de dentelle, a dit : « Voilà une jolie voix. Je me sens des envies d'oubliés. Qu'on aille me chercher le marchand. » Linot est venu. Alors le seigneur a dit : « Par Saint Denis, voilà un gamin plus séduisant encore que sa voix ». Il a pris Linot sur ses genoux et s'est mis à l'embrasser. D'autres sont venus et voulaient l'embrasser aussi... Ils étaient tous saouls comme des grives... Linot a lâché son panier et a commencé à crier et à leur donner des coups de pied. L'un des seigneurs a tiré son épée et la lui a plongée dans le ventre. Un autre aussi lui a plongé son épée dans le ventre. Linot est tombé, et il y avait plein de « raisiné » qui lui sortait du ventre.

– Maître Bourjus n'est pas intervenu ?

– Si, mais ils l'ont châtré.

– Quoi ? Qu'est-ce que tu dis ? Qui ça ?

– Maître Bourjus.

– Tu deviens fou !

– Non, c'est pas moi, c'est eux qui sont fous, pour sûr. Quand maître Bourjus a entendu Linot crier, il est venu de la cuisine. Il disait : « Messeigneurs ! Voyons ! Messeigneurs ! » Mais ils lui ont sauté dessus. Ils riaient et le bourraient de coups en disant : « Gros tonneau ! Grosse barrique ! Même que moi, j'ai commencé à rigoler ». Et puis, il y en a un qui a dit : « Je le reconnais, c'est l'ancien patron du Coq-Hardi !... » Un autre dit : « Tu ne m'as pas l'air bien hardi pour un coq, je vais faire de toi un chapon. Il a pris un grand couteau à viande, ils se sont tous précipités sur lui et ils lui ont coupé... »

Le gamin acheva son récit d'un geste énergique qui ne laissait aucun doute sur l'affreuse mutilation dont avait été victime le pauvre rôtisseur.

– Y gueulait comme un âne ! Maintenant on ne l'entend plus gueuler. Peut-être qu'il est mort.

David voulait aussi les arrêter. Ils lui ont flanqué un grand coup d'épée sur la tête. Alors quand on a vu ça, David et moi, et les autres mitrons et les servantes et la Suzanne, on a tous f... le camp !

La rue de la Vallée-de-Misère avait un aspect inusité. Toujours animée en cette saison de carnaval, les nombreux clients qui remplissaient les rôtisseries continuaient de chanter et de choquer leurs verres. Mais, vers l'extrémité, il y avait un attroupement anormal de silhouettes blanches coiffées de hauts bonnets. Les rôtisseurs voisins et leurs marmitons, armés de lardoires et de tourne-broches, s'agitaient devant la taverne du Masque-Rouge.

– On ne sait quoi faire ! cria l'un d'eux à Angélique. Ces démons ont bloqué la porte avec des bancs. Et ils ont un pistolet...

– Il faut aller chercher le guet.

– David y a couru, mais...

Le patron du Chapon-Plume, qui était voisin du Masque-Rouge, dit en baissant la voix :

– Des valets ont arrêté le guet dans la rue de la Triperie. Ils lui ont dit que les clients qui étaient en ce moment au Masque-Rouge étaient de très hauts seigneurs, des gens de l'entourage du roi, et que le guet ferait une drôle de gueule quand il se verrait embarqué dans cette histoire. David a quand même été jusqu'au Châtelet, mais les valets avaient déjà prévenu les gardes. Au Châtelet, on lui a dit qu'il n'avait qu'à se débrouiller avec ses clients.