– C'est bien, murmura-t-il, tu n'as plus peur. Tout s'éloigne... Il y a seulement la neige qui tombe dehors, et nous qui sommes là bien au chaud... Cela ne m'arrive pas souvent d'être logé à si belle enseigne !... Tu es nue sous ces vêtements ?... Oui, je le sens. Ne bouge pas, ma mie... Ne dis plus rien...
Sa main glissait, écartait la robe pour suivre la ligne de l'épaule, glissait plus bas. Il rit parce qu'elle tressaillait.
– Voici les bourgeons du printemps. Et pourtant, c'est l'hiver !...
Il lui prit les lèvres. Puis il s'allongea devant le feu et doucement l'attira contre lui.
*****
Mais écoute un peu, je te prie
J'entends le crieur d'eau-de-vie
Et je crois, raillerie à part,
Chère amie, qu'il est déjà tard !...
Le poète avait remis son grand chapeau et son manteau troué. L'aube était là, envahie de neige, et, dans la blancheur de la rue silencieuse, le marchand d'eau-de-vie, emmitouflé, trébuchait comme un ours.
Angélique l'appela. Il leur servit à tous deux, sur le seuil, un petit verre d'alcool. Quand le bonhomme se fut éloigné, ils se sourirent.
– Où allez-vous, maintenant ?
– Rendre compte à Paris d'un nouveau scandale. M. de Brienne, cette nuit, a trouvé sa femme avec un amant.
– Cette nuit ? Comment pouvez-vous le savoir ?
– Je sais tout. Adieu, ma belle.
Elle le retint par le pan de son manteau et lui dit :
– Revenez.
Il revint. Il arrivait le soir, grattait aux carreaux selon un signal convenu. Elle allait lui ouvrir sans bruit. Et, dans la tiédeur de la petite chambre, près de ce compagnon tour à tour bavard, caustique et amoureux, elle oubliait le dur labeur de la journée. Il lui racontait les scandales de la cour et de la ville. Cela l'amusait, car elle connaissait la plupart des personnages dont il parlait.
– Je suis riche de toute la peur des gens qui me craignent, disait-il.
Mais il ne s'attachait pas à l'argent. C'est en vain qu'elle voulait le vêtir plus décemment. Pour un bon dîner qu'il acceptait sans d'ailleurs faire le geste d'ouvrir son escarcelle, il disparaissait huit jours et, quand il se représentait, hâve, affamé, souriant, elle le questionnait en vain. Pourquoi, puisqu'il s'entendait si bien avec les bandes argotières de Paris, n'allait-il pas, à l'occasion, faire bombance avec elles ? On ne l'avait jamais vu à la tour de Nesle. Pourtant, étant l'un des personnages importants du Pont-Neuf, sa place y était marquée. Et, avec tous les secrets qu'il connaissait, il eût pu faire « chanter » bien des gens.
– C'est plus amusant de les faire pleurer et grincer des dents, disait-il. Il n'acceptait de l'aide que de la main des femmes qu'il aimait. Une petite bouquetière, une fille de joie, une servante après s'être livrées à ses caresses avaient le droit de le gâter un peu. Elles lui disaient : « Mange, mon petit », et le regardaient engloutir avec attendrissement.
Puis il s'envolait. Comme la bouquetière, la fille de joie ou la servante, Angélique éprouvait parfois le désir de le retenir. Allongée, dans la chaleur du lit, près de ce long corps dont l'étreinte était si vive et si légère, elle passait un bras autour de son cou et l'attirait près d'elle.
Mais, déjà, il ouvrait les yeux, notait la lueur du jour derrière les petits carreaux sertis de plomb. Et il sautait hors du lit, s'habillait en hâte.
En vérité, il ne tenait pas en place. Il était possédé d'une manie assez rare à l'époque et qui de tous temps s'est payée fort cher : la manie de la liberté.
Chapitre 4
Il n'avait pas toujours tort de fuir ainsi. Bien souvent, alors qu'Angélique, la fenêtre ouverte, achevait de s'habiller, une ombre noire se profilait derrière les barreaux.
– Vous rendez vos visites de bon matin, monsieur le policier.
– Je ne viens pas en visite, madame. Je cherche un pamphlétaire.
– Et vous pensez le trouver dans ces parages ? demandait Angélique désinvolte, tout en jetant sa mante sur ses épaules pour se rendre à la taverne du Masque-Rouge.
– Qui sait ? répondait-il.
Elle sortait et Desgrez l'accompagnait par les rues enneigées. Le chien Sorbonne folâtrait devant eux. Cela rappelait à Angélique le temps où, de la même façon, ils avaient marché côte à côte dans Paris. Un jour, Desgrez l'avait emmenée aux étuves Saint-Nicolas. Une autre fois, le bandit Calembredaine s'était dressé devant eux. Maintenant, ils se retrouvaient, chacun gardant pour lui la part d'ombre des dernières années. Angélique n'avait pas de honte qu'il la vit servante dans une taverne. Il avait suivi d'assez près l'écroulement de sa fortune pour comprendre la nécessité dans laquelle elle se trouvait de travailler humblement de ses mains. Elle savait qu'il ne l'en méprisait point. Elle pouvait enfouir au fond d'elle-même le souvenir de sa vie avec Calembredaine. Les années avaient passé. Calembredaine n'avait pas reparu. Angélique espérait encore qu'il avait pu s'enfuir dans la campagne. Peut-être s'était-il acoquiné avec des bandits de grand chemin ? Peut-être était-il tombé aux mains d'un recruteur de soldats... En tout cas, son instinct l'avertissait qu'elle ne le reverrait plus. Elle pouvait donc marcher dans les rues la tête haute. L'homme qui allait près d'elle de son pas souple, habitué au silence, ne la soupçonnait pas. Il avait changé, lui aussi. Il parlait moins, et sa gaieté avait fait place à une ironie qu'on apprenait à redouter. Derrière les paroles les plus simples, bien souvent on devinait une menace cachée. Mais Angélique avait l'impression que jamais Desgrez ne lui ferait de mal.
Il semblait aussi moins pauvre. Il avait de belles bottes. Souvent, il portait perruque. En arrivant devant la taverne, le policier saluait cérémonieusement Angélique et continuait sa route.
Angélique admirait, au-dessus de la porte, la belle enseigne aux couleurs vives que lui avait peinte son frère Gontran. Le tableau représentait une femme drapée dans une mante à carreaux de satin noir. Les yeux verts brillaient derrière le masque rouge. Autour d'elle, le peintre avait esquissé la rue de la Vallée-de-Misère, avec les silhouettes biscornues de ses vieilles maisons dressées sur le ciel étoile, et la lueur rouge de ses rôtisseries. Le crieur de vin, matinal, sortait de l'auberge, son cruchon à la main.
– Au bon vin sain et net ! Accourez toutes, bonnes petites femmes ! Les cerceaux éclatent !...
La vie reprenait vivement, dans le carillon des cloches. Et, le soir, Angélique rangeait les beaux écus en pile. Après les avoir comptés, elle les enfermait dans des petits sacs, qui eux-mêmes prendraient place dans le coffre-fort qu'elle avait fait acheter à maître Bourjus.
Périodiquement, Audiger revenait la demander en mariage. Angélique, qui n'oubliait pas ses projets sur le chocolat, le recevait avec un sourire.
– Et votre patente ?
– D'ici quelques jours, l'affaire est faite !
Angélique finit par lui dire :
– Votre patente, vous ne l'aurez JAMAIS !
– Vraiment, madame la devineresse ! Et pourquoi ?
– Parce que vous vous êtes fait appuyer par M. de Guiche, gendre de M. Séguier. Or, vous ignoriez que le ménage de M. de Guiche est un enfer et que M. Séguier soutient sa fille. En laissant moisir votre patente le chancelier voit là une occasion, entre plusieurs, de faire bisquer son gendre, et, cette occasion, il ne la laissera pas échapper.
Elle tenait ces détails du Poète-Crotté. Mais Audiger, blessé, jetait les hauts cris. L'enregistrement de sa patente était en bonne voie. La preuve, c'est qu'il avait déjà commencé à faire bâtir sa salle de distribution, rue Saint-Honoré. En visitant les travaux, Angélique constata que le maître d'hôtel avait suivi ses suggestions. Il y avait des glaces et des boiseries dorées.
– Je pense que cette nouveauté attirera les gens avides de singularité, expliqua Audiger, oubliant totalement à qui il était redevable de cette idée. Puisqu'on lance un produit nouveau, il faut une atmosphère nouvelle.
– Et vous êtes-vous préoccupé de faire venir le produit en question ?
– Une fois que j'aurai ma patente, les difficultés s'aplaniront d'elles-mêmes.
Chapitre 5
Angélique posa sa plume sur l'écritoire et relut avec satisfaction le compte qu'elle venait d'établir.
Elle revenait du Masque-Rouge, où elle avait pu enregistrer l'arrivée turbulente d'une bande de jeunes seigneurs dont les cols de dentelles en point de Gênes et les amples « canons » lui avaient fait bien augurer de leur solvabilité. Ils étaient masqués, ce qui était une preuve supplémentaire de leur rang élevé. Certains personnages de la cour préféraient, en effet, garder l'incognito pour aller oublier, dans les tavernes, les servitudes de l'étiquette. La jeune femme, comme cela lui arrivait fréquemment désormais, avait laissé à maître Bourjus, à David et aux mitrons, le soin de recevoir ces clients de marque. Maintenant que la réputation de la maison était faite et que David était rompu à la confection de ses spécialités culinaires, Angélique payait moins de sa personne, et consacrait plus de temps aux achats et à la gestion financière de l'établissement. On était à la fin de l'année 1664. Très doucement, la situation avait évolué vers un état de choses qui, si on l'avait prévu trois ans auparavant, aurait fait éclater de rire toute la rue de la Vallée-de-Misère. Sans avoir encore racheté la maison de maître Bourjus, comme elle en avait l'intention secrète, Angélique en était devenue en quelque sorte la patronne. Le rôtisseur restait propriétaire, mais elle assumait tous les frais, et avait augmenté en proportion sa part des bénéfices. Finalement, c'était maître Bourjus qui touchait la part la plus faible. Au reste il s'estimait satisfait d'être débarrassé de tout souci et de vivre grassement dans sa propre auberge, tout en se faisant un petit pécule pour ses vieux jours. Angélique n'avait qu'à amasser tout l'argent qu'elle voulait. Ce que demandait maître Bourjus, c'était de demeurer sous son aile, de se sentir entouré d'une affection clairvoyante et péremptoire. Parfois, parlant d'elle, il disait « ma fille » avec tant de conviction que beaucoup de clients du Masque-Rouge étaient persuadés de leur parenté. Facilement mélancolique et toujours convaincu de sa fin prochaine, il racontait autour de lui que son testament, sans léser les intérêts de son propre neveu, avantagerait grandement Angélique.
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