– Qu'est-ce que c'est, cocher ?
– Madame, c'est Versailles.
*****
Une allée d'arbres fraîchement plantés ombrageait l'extrémité de l'avenue. Aux abords de la première grille, le carrosse d'Angélique dut faire halte pour laisser passer un équipage qui, par la route de Saint-Cloud, arrivait ventre à terre. Le carrosse rouge, tiré par six chevaux bais, était escorté de cavaliers. On assurait qu'il s'agissait de Monsieur. Le carrosse de Madame suivait, à six chevaux blancs.
Angélique fit rentrer son équipage à leur suite. Elle ne croyait plus aux mauvaises rencontres, aux maléfices. Elle marchait sur les eaux, jouissant d'une sorte d'immunité. Une certitude, plus forte que toutes les craintes, lui assurait que l'heure de son triomphe était proche, car elle l'avait payé cher.
Elle attendit cependant que le remous causé par l'arrivée des deux grands personnages se fût un peu calmé. Puis elle descendit de voiture et gagna la cour de Marbre, par les degrés qui y donnaient accès.
Flipot, en livrée des du Plessis – bleu et jonquille – soutenait la queue de son manteau de robe.
– Ne t'essuie pas le nez sur ta manche, lui dit-elle. N'oublie pas que nous sommes à Versailles.
– Oui, ma'âme, soupira l'ancien mion de la cour des Miracles, qui béait d'admiration en regardant autour de lui.
*****
Versailles n'avait pas encore la majesté écrasante que devaient lui conférer les deux ailes blanches ajoutées par Mansart vers la fin du règne. C'était un palais de féerie qui se dressait sur sa butte étroite avec son architecture joyeuse, couleur de rose et de coquelicot, ses balcons de fer ouvragé, ses hautes cheminées claires. Les pinacles, mascarons, plombs et pots à feu de ses combles étaient entièrement dorés à la feuille et étincelaient comme autant de bijoux ornant un précieux coffret. L'ardoise neuve avait, selon les angles reflétant l'ombre ou la lumière, la profondeur du velours nocturne ou l'éclat de l'argent, et les lignes vives des toits paraissaient se fondre dans l'azur du ciel. Une grande agitation régnait aux alentours du château, car les livrées multicolores des valets et des laquais se mêlaient aux blouses sombres des ouvriers allant et venant avec leurs brouettes et leurs outils. Le bruit chantant des ciseaux martelant la pierre répondait aux tambourins et aux fifres d'une compagnie de mousquetaires paradant au centre de la grande cour.
Angélique, regardant autour d'elle, ne vit pas de visages connus. Elle entra finalement dans le château par une porte de l'aile gauche où les allées et venues paraissaient nombreuses. Un vaste escalier en marbre de couleur la conduisit dans un grand salon où se pressait une foule de gens assez modestement vêtus, et qui la regardèrent avec étonnement. Elle s'informa. On lui dit qu'elle se trouvait dans la salle des Gardes. Chaque lundi, les solliciteurs y venaient déposer leurs placets ou chercher la réponse à leurs précédentes requêtes. Au fond de la pièce, sur la cheminée, la nef d'or et de vermeil représentait la personne du roi, mais on espérait que Sa Majesté apparaîtrait, comme elle avait parfois coutume de le faire.
Angélique, avec ses plumes et son page, se sentit déplacée parmi ces vieux militaires, ces veuves et ces orphelins. Elle allait se retirer, lorsqu'elle aperçut Mme Scarron. Elle lui sauta au cou, heureuse de rencontrer enfin une personne de connaissance.
– Je cherche la cour, lui dit-elle, mon mari doit être au lever du roi et je veux le rejoindre.
Mme Scarron, plus pauvre et modeste que jamais, paraissait peu indiquée pour la renseigner sur les gestes des courtisans. Mais, depuis qu'elle hantait les antichambres royales à la recherche d'une pension, la jeune veuve se trouvait plus au fait du programme détaillé de la cour que le gazetier Loret lui-même, chargé d'en consigner heure par heure les faits et gestes.
Très obligeamment, Mme Scarron attira Angélique vers une autre porte ouvrant sur une sorte de vaste balcon5 au-delà duquel on apercevait les jardins.
– Je crois que le lever du roi est terminé, dit-elle. Il vient de passer dans son cabinet, où il va s'entretenir quelques instants avec les princesses du sang. Ensuite, il descendra dans les jardins, à moins qu'il ne vienne ici. De toute façon, le mieux pour vous serait de suivre cette galerie ouverte. Tout au bout, sur votre droite, vous allez trouver l'antichambre, qui mène au cabinet du roi. Chacun s'y presse à cette heure. Vous rencontrerez sans peine votre époux.
Angélique jeta un regard sur le balcon, où l'on ne voyait que quelques gardes suisses.
– Je meurs de peur, dit-elle. Ne venez-vous pas avec moi ?
– Oh ! ma chère, comment le pourrais-je ? s'effara Françoise en jetant un coup d'œil confus sur sa pauvre robe.
Angélique s'avisa seulement du contraste de leurs toilettes.
– Pourquoi êtes-vous ici en solliciteuse ? Avez-vous encore des ennuis d'argent ?
– Plus que jamais, hélas ! La mort de la reine mère a entraîné la suppression de ma pension. Je viens dans l'espoir de la faire rétablir. M. d'Albret m'a promis son appui.
– Je souhaite que vous y parveniez. Je suis vraiment désolée... Mme Scarron sourit très gentiment et lui caressa la joue.
– Ne le soyez pas. Ce serait dommage. Vous paraissez si heureuse ! D'ailleurs, vous méritez bien votre bonheur, ma chérie. Je me réjouis de vous voir si belle. Le roi est très sensible à la beauté. Je ne doute pas qu'il soit charmé par vous.
« Moi, je commence à en douter », pensa Angélique, dont le cœur se mit à battre d'une façon désordonnée. Le splendide décor de Versailles l'encourageait à pousser jusqu'au bout son audace. Bien sûr, elle était folle. Mais tant pis ! Elle n'allait pas agir comme le coureur qui s'effondre à quelques mètres du but...
Après un sourire à Mme Scarron, elle s'élança à travers la galerie, marchant si vite que Flipot s'essoufflait derrière elle. Comme elle parvenait à mi-chemin, un groupe surgit à l'autre extrémité, paraissant venir à sa rencontre. Même à cette distance, Angélique n'eut aucune peine à reconnaître, marchant au centre des courtisans, la silhouette majestueuse du roi.
Rehaussé par ses talons rouges et son opulente perruque, Louis XIV se distinguait des autres par un art admirable de la démarche. De plus, nul mieux que lui ne savait se servir de ces hautes cannes dont il lançait la mode et qui, jusqu'ici, n'avaient semblé réservées qu'aux vieillards ou aux infirmes. Il en faisait un instrument d'assurance, de belle attitude et même, dans son cas, de séduction.
*****
Il s'avançait donc, appuyé sur sa canne d'ébène à pommeau d'or, échangeant des paroles enjouées avec les deux princesses qui se trouvaient à ses côtés : Henriette d'Angleterre et la jeune duchesse d'Enghien. Aujourd'hui, la favorite en titre, Louise de La Vallière, ne prenait pas part à la promenade. Sa Majesté n'en était pas mécontente. La pauvre fille devenait de moins en moins décorative. À la retrouver dans l'intimité, il y avait encore quelque douceur. Mais, par ces belles matinées où les splendeurs de Versailles s'épanouissaient, la pâleur et la maigreur de Mlle de La Vallière paraissaient s'accentuer. Autant qu'elle demeurât dans sa retraite, où il l'irait voir tantôt et s'informer de sa santé...
Le matin était vraiment splendide et Versailles merveilleux. Mais n'était-ce pas la déesse Printemps elle-même qui venait vers le souverain en la personne de cette femme inconnue ?... Le soleil la nimbait d'une auréole et ses bijoux ruisselaient jusqu'à sa taille comme des perles de rosée...
Angélique avait tout de suite compris qu'en rebroussant chemin elle se couvrirait de ridicule. Elle continuait donc d'avancer, mais de plus en plus lentement, avec cette étrange sensation d'impuissance et de fatalité que l'on a parfois en rêve. Dans le brouillard qui l'environnait, elle ne distinguait plus que le roi seul et le regardait fixement comme attirée par un aimant. Elle aurait voulu baisser les yeux qu'elle en aurait été incapable. Elle était maintenant aussi près de lui que jadis dans la pièce obscure du Louvre où elle l'avait affronté, et tout s'abolissait pour elle en dehors de ce souvenir terrible. Elle n'avait même pas conscience du spectacle qu'elle offrait, seule au centre de cette galerie baignée de lumière, avec ses atours magnifiques, sa beauté épanouie et chaleureuse, son expression fascinée.
Louis XIV s'était arrêté, et les courtisans derrière lui. Lauzun, qui avait reconnu Angélique, se mordit les lèvres et se dissimula derrière les autres en jubilant. On allait assister à quelque chose de surprenant !
Très courtois, le roi ôta son chapeau orné de plumes couleur de feu. Il était facilement ému par la beauté des femmes, et la hardiesse tranquille avec laquelle celle-ci le regardait de ses yeux d'émeraude, loin de le mécontenter, le charmait au contraire. Qui était-elle ?... Comment ne l'avait-il pas déjà remarquée ?...
Cependant, obéissant à une réaction inconsciente, Angélique fit une profonde révérence. Maintenant, à demi agenouillée, elle aurait voulu ne jamais se relever. Pourtant, elle se redressa, les yeux irrésistiblement attirés par le visage du roi. Elle le regardait, malgré elle, d'une façon provocante.
Le roi s'étonnait. Il y avait quelque chose d'inusité dans l'attitude de cette inconnue, et aussi dans le silence et la surprise des courtisans. Il jeta un regard autour de lui, fronça légèrement les sourcils.
Angélique crut qu'elle allait s'évanouir. Ses mains se mirent à trembler dans les plis de sa robe. Elle était sans force, elle était perdue.
Ce fut alors que des doigts prirent les siens, les lui broyèrent à la faire crier, tandis que la voix de Philippe disait, très calme :
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