– Il a dit que nous nous marierions ce soir. Il ne sait plus ce qu'il dit. Mon père n'est même pas prévenu...

Elle en était à ce point de ses réflexions lorsqu'on frappa timidement. Angélique alla ouvrir et découvrit ses fils, toujours serrés l'un contre l'autre de la façon la plus touchante. Mais, cette fois, Florimond étendait sa protection d'aîné au singe Piccolo, qu'il tenait sur un bras.

– Maman, dit-il d'une petite voix tremblante mais ferme, nous voudrions aller chez monsieur notre grand-père. Ici, nous avons peur.

– Peur est un mot qu'un garçon qui porte l'épée ne doit pas prononcer, dit Angélique sévèrement. Seriez-vous couards, comme on l'a insinué tantôt ?

– M. du Plessis a déjà tué Parthos. Maintenant, il va peut-être tuer Piccolo.

Cantor se mit à pleurer avec des petits sanglots étouffés. Cantor, le calme Cantor, bouleversé ! C'était plus que ne pouvait en supporter Angélique. Il n'y avait pas à chercher si cela était stupide ou non : ses enfants avaient peur. Or, elle s'était juré qu'ils ne connaîtraient plus jamais la peur.

– C'est entendu, vous allez partir avec Barbe pour Monteloup, et tout de suite. Seulement, promettez-moi d'être bien sages.

– Mon grand-père m'a promis de me faire monter sur un mulet, dit Cantor, déjà réconforté.

– Peuh ! moi, il va me donner un cheval, affirma Florimond.

Moins d'une heure plus tard, Angélique les embarquait dans la carriole avec leurs domestiques et leurs garde-robes. Il y avait assez de lits à Monteloup pour les loger, eux et leur suite. Les domestiques eux-mêmes paraissaient contents de s'en aller. L'arrivée de Philippe avait apporté dans le château blanc une atmosphère irrespirable. Le beau jeune homme, qui jouait le rôle de la grâce à la cour du Roi-Soleil, faisait régner dans sa seigneurie solitaire la poigne d'un despote.

Barbe murmura :

– Madame, on ne va pas vous laisser ici, toute seule avec ce... cet homme.

– Quel homme ? demanda Angélique, hautaine.

Elle ajouta :

– Barbe, une existence confortable t'a fait oublier certains épisodes de notre vie commune. Souviens-toi que je sais me défendre envers et contre tous.

Et elle embrassa la servante sur ces bonnes joues rondes, car elle se sentait le cœur transi.

Chapitre 26

Lorsque les sonnailles du petit équipage se furent éteintes dans le soir bleuté, Angélique revint à pas lents vers le château. Elle était soulagée de sentir ses enfants sous l'aile tutélaire de Monteloup. Mais le château du Plessis n'en paraissait que plus désert, et presque hostile malgré sa joliesse de bibelot Renaissance.

Dans le vestibule, un laquais s'inclina devant la jeune femme et l'avertit que le souper était servi. Elle se rendit à la salle à manger, où le couvert était mis. Presque aussitôt, Philippe parut et, sans un mot, s'assit à l'une des extrémités de la table. Angélique prit place à l'autre. Ils étaient seuls, servis par deux laquais. Un marmiton apportait les plats. Trois flambeaux reflétaient leurs flammes dans les pièces d'argenterie précieuse. Tout le long du repas, on n'entendit que le bruit des cuillères et le tintement des verres, que dominait l'appel strident des grillons de la pelouse. Par la porte-fenêtre ouverte, on voyait la nuit brumeuse envahir la campagne.

Angélique, après s'être dit qu'elle ne pourrait avaler une bouchée, mangea de bon appétit, selon les réactions particulières de son tempérament. Elle remarqua que Philippe buvait beaucoup, mais que, loin de le rendre plus expansif, la boisson augmentait de plus en plus sa froideur.

Lorsqu'il se leva, ayant refusé le dessert, elle n'eut d'autre ressource que de le suivre dans le salon voisin. Elle y trouva Molines et l'aumônier, ainsi qu'une très vieille paysanne qui, elle ne le sut que plus tard, était la nourrice de Philippe.

– Tout est-il prêt, l'abbé ? demanda le jeune homme, sortant de son mutisme.

– Oui, monsieur le marquis.

– Alors, allons à la chapelle.

Angélique tressaillit. Le mariage, son mariage avec Philippe, n'allait tout de même pas avoir lieu dans ces conditions sinistres ?

Elle protesta.

– Vous ne prétendez pas que tout est prêt pour notre mariage et qu'il va être célébré sur-le-champ ?

– Je le prétends, madame, répondit Philippe goguenard. Nous avons signé le contrat à Paris. Voilà pour le monde. M. l'abbé ici présent va nous bénir et nous échanger nos anneaux. Voilà pour Dieu. D'autres préparatifs ne me semblent pas nécessaires.

La jeune femme regarda avec hésitation les témoins de cette scène. Un seul flambeau les éclairait, que tenait la vieille femme. Au-dehors, la nuit était totale. Les domestiques s'étaient retirés. S'il n'y avait pas eu Molines, l'âpre, le dur Molines, mais qui aimait Angélique plus que sa propre fille, Angélique aurait craint d'être tombée dans un guetapens. Elle chercha le regard de l'intendant. Mais le vieillard baissait les yeux avec cette servilité particulière qu'il affectait toujours devant les seigneurs du Plessis. Alors, elle se résigna.

*****

Dans la chapelle, éclairée par deux gros cierges de cire jaune, un petit paysan ahuri, revêtu d'une chasuble d'enfant de chœur, apporta de l'eau bénite. Angélique et Philippe prirent place sur deux prie-Dieu. L'aumônier vint se placer devant eux, récita d'une voix marmonante les prières et les formules d'usage.

– Philippe du Plessis-Bellière, consentez-vous à prendre pour épouse Angélique de Sancé de Monteloup ?

– Oui.

– Angélique de Sancé de Monteloup, consentez-vous à prendre pour époux Philippe du Plessis-Bellière ?

Elle dit « oui » et tendit la main vers Philippe pour qu'il lui passât l'anneau. Le souvenir d'un même geste, accompli des années auparavant dans la cathédrale de Toulouse, la traversa.

Ce jour-là, elle n'était pas moins tremblante, et la main qui avait pris la sienne l'avait serrée doucement comme pour la rassurer. Dans son affolement, elle n'avait pas compris la signification de cette discrète étreinte. Maintenant, ce détail lui revenait, la déchirait comme un coup de poignard, tandis qu'elle voyait Philippe à demi ivre, aveuglé par les vapeurs de vin, tâtonner, n'arrivant pas à lui glisser l'anneau. Enfin, il y parvint. Tout était accompli. Le groupe sortit de la chapelle.

– À votre tour, madame, dit Philippe en la regardant avec son insupportable sourire gelé.

Elle comprit et pria les assistants de la suivre jusqu'à sa chambre. Là elle retira du secrétaire le coffret, l'ouvrit et le remit à son mari. La flamme des chandelles miroita sur le flacon.

– C'est bien là le coffret perdu, dit Philippe après un instant de silence. Tout va bien, messieurs.

L'aumônier et l'intendant signèrent un papier par lequel ils reconnaissaient avoir été témoins de la remise du coffret par Mme du Plessis-Bellière, selon les clauses du contrat de mariage. Puis ils ployèrent l'échine une fois de plus devant le couple et s'éloignèrent à petits pas, précédés de la vieille femme qui les éclairait. Angélique dut se maîtriser pour ne pas retenir l'intendant. La panique qu'elle éprouvait était non seulement ridicule, mais sans fondement. Certes, il n'est jamais agréable d'avoir à affronter la rancune furieuse d'un homme. Cependant, entre elle et Philippe, il y aurait peut-être un moyen de s'entendre, de faire trêve...

Elle lui jeta un regard à la dérobée. Chaque fois qu'elle le détaillait, dans la perfection de sa beauté, elle se rassurait. L'homme penchait vers le redoutable coffret son profil d'une pureté de médaille, à peine renflé au-dessus de la lèvre par la moustache blonde. Ses longs cils touffus projetaient une ombre sur ses joues. Mais il était plus rouge que d'habitude, et la forte odeur de vin qu'il dégageait était bien désagréable. Le voyant soulever d'une main mal assurée l'ampoule de poison, Angélique dit vivement :

– Prenez garde, Philippe. Le moine Exili prétendait qu'une seule goutte de ce poison suffirait pour défigurer à jamais.

– Vraiment ?

Il leva les yeux sur elle et une lueur méchante traversa ses prunelles. Sa main balança le flacon. Dans un éclair, Angélique comprit qu'il était tenté de le lui jeter au visage. Paralysée d'effroi, elle ne cilla pourtant point et continua de le regarder avec une expression paisible et hardie. Il eut une sorte de ricanement, puis reposa l'ampoule et referma le coffret, qu'il mit sous son bras.

Sans un mot, il saisit le poignet d'Angélique, et l'entraîna hors de la chambre. Le château était silencieux et obscur, mais la lune qui venait de se lever projetait sur les dalles le reflet des hautes fenêtres.

La main de Philippe tenait si durement le frêle poignet de la jeune femme que celle-ci sentait battre son propre pouls. Mais elle préférait cela. Dans son château, Philippe prenait une consistance qu'à la cour il n'avait point. Sans doute était-il ainsi à la guerre, abandonnant l'enveloppe du beau courtisan rêveur, pour sa vraie personnalité de guerrier noble, précis, presque barbare.

Ils descendirent l'escalier, traversèrent le vestibule et sortirent dans les jardins. Un brouillard argenté flottait au-dessus de l'étang. Au petit embarcadère de marbre, Philippe poussa Angélique vers une barque.

– Montez ! dit-il sèchement.

À son tour, il prit place dans la barque et posa avec précaution le coffret sur l'un des bancs. Angélique entendit filer l'amarre, puis, lentement, l'esquif se détacha de la rive. Philippe avait pris l'un des avirons. Il entraînait le bateau vers le milieu de l'étang. Les reflets de la lune jouaient sur les plis de son habit de satin blanc, sur les boucles dorées de sa perruque. On n'entendait que le froissement de la coque contre les feuilles serrées des nénuphars. Les grenouilles, intimidées, s'étaient tues.