Elle ne gémissait plus mais, cherchant vaguement à reprendre conscience, elle remuait un peu sur le dallage, comme un bel oiseau blessé.
Philippe eut une sorte de hoquet qui ressemblait à un sanglot.
« Qu'est-ce que j'ai ? » pensa-t-il avec effroi.
Le monde n'était plus soudain que ténèbres et désespoir. Toute lumière s'était éteinte. Tout était détruit à jamais. Tout ce qui aurait pu être était mort. Il avait assassiné jusqu'au souvenir timide d'une petite fille vêtue de gris dont la main avait tremblé dans la sienne, ce souvenir qui lui revenait parfois en mémoire et lui plaisait, il ne savait pas pourquoi... Angélique ouvrait les yeux. Il la toucha du bout du pied et dit avec un ricanement :
– Eh bien, je pense que vous êtes satisfaite ? Bonne nuit, madame la marquise du Plessis.
Elle l'entendit s'éloigner en se cognant aux meubles. Puis il sortit de la pièce.
Chapitre 27
Elle resta longtemps étendue à terre, malgré le froid qui mordait sa chair dénudée. Elle se sentait meurtrie jusqu'au sang et sa gorge se serrait dans un désir enfantin de pleurer. Malgré elle, le souvenir de ses premières noces, sous le ciel de Toulouse, revenait la hanter.
Elle se revoyait gisant, inerte, la tête légère, les membres lourds d'une lassitude qu'elle connaissait pour la première fois. À son chevet, s'inclinait la silhouette du grand Joffrey de Peyrac.
– Pauvre petite blessée ! avait-il dit.
Mais sa voix n'avait pas de pitié. Et, tout à coup, il s'était mis à rire, d'un rire de triomphe, le rire exalté de l'homme qui, le premier, a marqué de son sceau la chair de la compagne aimée.
« Voilà aussi pourquoi je l'aime ! » avait-elle pensé alors. Parce qu'il est l'Homme par excellence. Qu'importé sa face ravagée ! Il a la force et l'intelligence, la virilité, l'intransigeance subtile des conquérants, la simplicité, bref tout ce qui fait l'Homme, le premier des êtres, le maître des créatures... »
Et c'était cet homme-là qu'elle avait perdu, qu'elle venait de perdre une seconde fois ! Car elle sentait obscurément que l'esprit de Joffrey de Peyrac la reniait. Ne venait-elle pas de le trahir ?
Elle se prit à songer à la mort, au petit étang sous les nénuphars. Puis elle se souvint de ce que Desgrez lui avait dit :
– Évitez de remuer ces cendres que l'on a dispersées au vent... Chaque fois que vous y songerez, vous aurez envie de mourir... Et moi, je ne serai pas toujours là...
Alors, à cause de Desgrez, à cause de son ami le policier, la marquise des Anges écarta une fois encore la tentation du désespoir. Elle ne voulait pas décevoir Desgrez. Se relevant, elle se traîna jusqu'à la porte, poussa les verrous, puis revint s'abattre d'une masse sur le lit. Il valait mieux ne pas trop réfléchir. D'ailleurs, Molines ne l'avait-il pas prévenue :
– Il se peut que vous perdiez la première manche...
La fièvre lui battait les tempes, et elle ne savait comment apaiser les douleurs cuisantes de son corps.
D'un rayon de lune, jaillit le léger fantôme du poète avec son chapeau pointu et ses cheveux pâles. Elle l'appela. Mais, déjà, il disparaissait. Elle crut entendre Sorbonne aboyer et le pas de Desgrez décroître dans le lointain...
Desgrez, le Poète-Crotté... Elle les confondait un peu dans son esprit, ce chasseur et ce pourchassé, tous deux fils du grand Paris, tous deux gouailleurs et cyniques, émaillant de latin leur langue argotière. Mais elle avait beau réclamer leur présence, ils s'effaçaient, perdaient toute réalité. Ils ne faisaient plus partie de sa vie. La page était tournée. Elle s'était séparée d'eux à jamais.
*****
Angélique s'éveilla brusquement, alors qu'elle ne croyait pas avoir dormi. Elle tendit l'oreille. Le silence de la forêt de Nieul environnait le château blanc. Dans l'une des chambres, le beau tortionnaire devait ronfler, abruti par le vin. Une chouette ululait, et son appel feutré apportait toute la poésie de la nuit et du bocage. Un grand calme envahit la jeune femme. Elle se retourna sur son oreiller, et résolument chercha le sommeil.
Elle avait perdu la première manche, mais elle était quand même devenue marquise du Plessis-Bellière.
*****
Cependant, le matin, affronté la tête haute, lui apporta une nouvelle déception. Comme elle descendait, ayant fait elle-même sa toilette pour éviter la curiosité de Javotte, et après avoir barbouillé son visage de blanc de céruse et de poudre afin de dissimuler une ecchymose par trop visible, elle apprit que le marquis son époux était tout bonnement reparti vers Paris dès l'aube. Ou plutôt pour Versailles, où la cour se réunissait en d'ultimes fêtes avant les campagnes d'été.
Le sang d'Angélique ne fit qu'un tour. Philippe s'imaginait-il que sa femme accepterait d'être enterrée en province tandis que des fêtes se dérouleraient à Versailles ?...
Quatre heures plus tard, un carrosse tiré par six chevaux faisant feu de tous leurs fers se lançait sur les routes caillouteuses du Poitou.
Angélique, pétrie de courbatures mais raidie dans sa volonté, retournait, elle aussi, vers Paris.
N'ayant pas osé rencontrer le regard perspicace de Molines, elle lui avait laissé une lettre où elle lui recommandait ses enfants. Entre Barbe, la nourrice, le grand-père et l'intendant, Florimond et Cantor seraient comme coqs en pâte. Elle pouvait entreprendre son escapade l'esprit en repos.
À Paris, elle alla s'abattre chez Ninon de Lenclos. Celle-ci, depuis trois mois, était fidèle à l'amour que lui inspirait le duc de Gassempierre. Le duc étant à la cour pour une huitaine, Angélique trouva chez son amie la retraite souhaitée. Elle passa quarante-huit heures étendue dans le lit de Ninon avec un cataplasme de baume du Pérou sur le visage, deux compresses d'alun sur les paupières, le corps oint d'huiles et de pâtes diverses. Elle avait mis sur le compte d'un malencontreux accident de carrosse les nombreuses meurtrissures et balafres qui lui abîmaient le visage et les épaules. Le tact de la courtisane était si grand qu'Angélique elle-même ne sut jamais si elle avait été crue ou non.
Ninon lui parla très naturellement de Philippe, qu'elle avait aperçu à son retour, se rendant à Versailles. Un programme de réjouissances des plus agréables était prévu là-bas : course de bagues, ballets, comédies, feux d'artifice et autres inventions fort belles. La ville retentissait des papotages des gens qui étaient invités et des grincements de dents de ceux qui ne l'étaient pas.
Assise au chevet d'Angélique, Ninon parlait d'abondance afin que sa patiente ne fût pas tentée d'ouvrir la bouche, le calme étant nécessaire pour retrouver rapidement un teint de lys et de rose. Ninon disait qu'elle ne regrettait pas d'ignorer Versailles, où sa réputation lui interdisait d'être reçue. Son domaine était ailleurs, dans ce petit hôtel du quartier du Marais, où elle était vraiment reine et non suivante. Il lui suffisait de savoir qu'à propos de tel ou tel incident de ruelle ou de cour le roi demandait parfois :
– Et qu'en a dit la belle Ninon ?
– Quand vous serez fêtée à Versailles, m'oublierez-vous, ma mie ? demanda-t-elle. D'un signe, Angélique, sous ses emplâtres, répondit que non.
Chapitre 28
Le 21 juin 1666, la marquise du Plessis-Bellière s'en fut à Versailles. Elle n'avait pas d'invitation, mais elle possédait en revanche la plus grande audace du monde. Son carrosse garni de velours vert à l'intérieur comme à l'extérieur, avec des franges et des galons d'or, la caisse et les roues entièrement dorées, était traîné par deux grands chevaux pommelés.
Angélique portait une robe de brocart vert cendré à grandes fleurs d'argent et, pour bijou, un splendide collier de perles à plusieurs tours qui descendait plus bas que la pointe de son corsage.
Ses cheveux, coiffés par Binet, étaient également ornés de perles et garnis de deux plumes légères et immaculées comme une parure de neige. Son visage, fardé avec grand soin, mais sans exagération, ne montrait plus trace des violences dont elle avait été victime quelques jours auparavant. Seule demeurait une marque bleue à sa tempe, que Ninon avait dissimulée grâce à une mouche de taffetas en forme de cœur. Avec une autre mouche, plus petite, au coin de la lèvre, Angélique était parfaite.
Elle enfila ses gants de Vendôme, ouvrit son éventail peint à la main et, se penchant à la portière, cria :
– À Versailles, cocher !
Son inquiétude et sa joie la rendaient si nerveuse qu'elle avait emmené Javotte afin de pouvoir bavarder pendant le trajet.
– Nous allons à Versailles, Javotte ! répétait-elle à la petite, qui se tenait assise devant elle en bonnet de mousseline et tablier brodé.
– Oh ! moi, j'y ai déjà été, madame. Avec la galère de Saint-Cloud, le dimanche... pour voir souper le roi.
– Ce n'est pas la même chose, Javotte. Tu ne peux pas comprendre.
Le voyage lui parut interminable. La route était mauvaise, creusée d'ornières profondes par le train des deux mille charrois qui, chaque jour, empruntaient dans les deux sens cet itinéraire, apportant pierres et plâtre pour la construction du château, ainsi que des blocs de rocaille, des tuyaux de plomb et des statues pour les jardins. Charretiers et cochers s'injuriaient copieusement.
– Nous n'aurions pas dû passer par là, madame, disait Javotte, mais par Saint-Cloud.
– Non, c'était trop long.
À chaque instant, Angélique mettait la tête à la portière, au risque de détruire le savant échafaudage de Binet et de se faire arroser de boue liquide.
– Presse-toi, cocher, morbleu ! Tes chevaux sont des limaces.
Mais, déjà, elle voyait se lever à l'horizon une haute falaise rose, criblée d'étincelles, et qui semblait irradier tout le soleil de la matinée printanière.
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