– Mais, puisque son père apporte une découverte à votre corporation... commença Angélique.
– Démontrez-le-nous d'abord à vos frais. Puis engagez-vous aussi à nous faire bénéficier de ladite découverte.
Angélique crut que sa tête allait éclater et poussa un profond soupir. Elle prit congé en disant qu'elle allait réfléchir aux mystères des administrations marchandes et qu'elle était certaine que, d'ici la prochaine fois, ces messieurs auraient encore trouvé une excellente raison pour l'empêcher de faire quelque chose de nouveau. Sur le chemin du retour, elle se reprochait d'avoir manqué à la prudence en laissant voir sa nervosité. Mais elle avait déjà compris que, même avec des sourires, elle ne parviendrait à rien avec ces gens-là.
C'est Audiger qui avait raison en affirmant qu'avec l'autorisation du roi il se passerait du patronage des corporations et ne s'en trouverait que mieux. Mais il était riche et avait de puissants appuis, tandis qu'Angélique et le pauvre David se trouvaient assez désarmés en face de l'hostilité des corporations. Demander la protection du roi pour cette première patente, accordée depuis cinq années, lui semblait aussi délicat que difficile.
Elle commença par chercher un moyen de s'entendre avec Audiger. Après tout, au lieu de se combattre, n'avaient-ils pas intérêt à unir leurs efforts et à se partager la besogne ? Ainsi Angélique, avec sa patente et son matériel de chocolaterie, pourrait se charger de faire venir les fèves de cacao et les rendre propres à la consommation, c'est-à-dire jusqu'à la fabrication de la poudre sucrée et cannellisée ou vanillée. Le maître d'hôtel, lui. transformerait la poudre en boisson et en toutes sortes de spécialités de confiserie. Au cours de leur première conversation, Angélique avait pu se rendre compte que le jeune homme n'avait pas encore sérieusement songé aux sources de son ravitaillement. Il répondait négligemment que « cela ne présentait aucune difficulté », « qu'il serait toujours temps d'aviser », qu'il en aurait comme il voudrait « par des amis ». Or, grâce à la naine de la reine, Angélique savait que la venue en France des quelques sacs de cacao nécessaires à la gourmandise de Sa Majesté représentait une véritable mission diplomatique, nécessitait de nombreux intermédiaires, des relations à la cour d'Espagne ou à Florence...
Ce n'était pas ainsi qu'on pouvait envisager le ravitaillement de consommation courante. Ce ravitaillement, seul le père de David paraissait jusque-là s'en être préoccupé.
*****
Audiger revenait souvent à la taverne du Masque-Rouge. À la façon du « glouton » Montaur, il s'installait à une table à part, et évitait visiblement les autres clients. Après des débuts très entreprenants et enjoués, il était devenu subitement taciturne, et Angélique ne pouvait s'empêcher d'être un peu blessée que ce confrère déjà renommé ne lui fît aucun compliment sur sa cuisine. Il ne mangeait d'ailleurs que du bout des dents et ne quittait pas des yeux la jeune femme, tandis qu'elle allait et venait dans la salle. Le regard tenace de ce beau garçon bien vêtu et sûr de lui finissait par intimider Angélique. Elle regrettait leur badinage du premier jour et ne savait comment aborder le sujet qui lui tenait au cœur. Audiger s'était sans doute rendu compte qu'elle serait plus difficile à écarter qu'il ne l'avait pensé. En tout cas, il l'observait avec attention.
Il poussait même cette sorte de surveillance un peu loin car, à plusieurs reprises, au cours des promenades que toute la famille faisait le dimanche à la campagne, on vit surgir Audiger à cheval, et qui, feignant la surprise, s'invitait cordialement à partager le repas sur l'herbe. Comme par hasard, il avait, dans les fontes de sa selle, un pâté de lièvre et une bouteille de Champagne.
Ou bien on le rencontrait soit dans la galiote menant à Chaillot par la rivière, soit dans le coche de Saint-Cloud où ses rubans, ses plumes et ses vêtements de drap fin faisaient curieuse figure.
C'était l'été. Le dimanche, dès l'aube, tous les grands chemins autour de Paris étaient couverts, à plus d'une lieue à la ronde, de promeneurs en carrosse, à cheval et à pied, qui couraient prendre l'air et se réjouir du ciel bleu, les uns à leur maison de campagne, les autres dans les villages des environs.
Après avoir entendu la messe dans une petite église, on allait danser sous l'ormeau avec les paysans, et l'on dégustait les vins blancs de Sceaux, les vins clairets de Vanves, d'Issy et de Suresnes.
Et le Poète-Crotté, pour une fois moins amer, célébrait l'éternel besoin d'évasion des Parisiens :
Une fête, qu'il fasse beau,
Paris déborde comme l'eau,
La terre se trouve couverte
De gens assis sur l'herbe verte.
Papa Bourjus et son petit monde suivaient le mouvement.
– À Chaillot ! À Chaillot ! Allons, un sol chacun, criaient les bateliers.
La nef passait devant le Cours-la-Reine et devant le couvent des Bonshommes1. Plus loin, on débarquait pour aller dans le bois de Boulogne faire collation. Parfois les bateaux menaient jusqu'à Saint-Cloud. On courait alors jusqu'à Versailles pour voir le roi manger. Mais Angélique refusait cette promenade. Elle s'était promis qu'elle n'irait à Versailles que reçue à la cour, par le roi. C'était un serment qu'elle s'était fait à elle-même. Autant dire qu'elle n'irait jamais à Versailles... Elle restait donc au bord de la Seine avec ses deux petits garçons grisés d'air pur.
Le soir venait.
– À Paris ! À Paris ! Allons, un sol chacun ! criaient les bateliers.
David et le galant de Rosine, le fils d'un rôtisseur qu'elle devait épouser à l'automne, prenaient les enfants sur leurs épaules. Aux portes de la ville, on croisait des groupes d'ivrognes.
*****
Au lendemain d'une joyeuse promenade Audiger sortit brusquement de sa réserve et dit à Angélique :
– Plus je vous observe et plus vous me laissez perplexe, belle amie. Il y a quelque chose en vous qui me chiffonne...
– À propos de votre chocolat ?
– Non... ou plutôt si,... indirectement. D'abord, je me suis figuré que vous étiez faite pour les choses du cœur... et même de l'esprit. Et puis, je m'aperçois que vous êtes en réalité très pratique, matérielle même, et que vous ne perdez jamais la tête.
« Je l'espère bien », pensa-t-elle. Mais elle se contenta de sourire de la façon la plus charmante.
– Dans la vie, voyez-vous, dit-elle, il y a des périodes où l'on est obligé de faire entièrement une chose, puis une autre. À certaines époques, c'est l'amour qui domine, généralement quand la vie est facile. À d'autres, c'est le labeur, un but à atteindre. Ainsi, je ne vous cache pas que, pour moi, la chose qui m'importe le plus actuellement, c'est de gagner de l'argent pour mes enfants dont... dont le père est mort.
– Je ne voudrais pas être indiscret, mais puisque vous voulez bien me parler de vos enfants, croyez-vous que dans un commerce aussi harassant qu'aléatoire, et surtout si peu conciliable avec une vraie vie de famille, vous arriverez à les élever et à les rendre heureux ?
– Je n'ai pas le choix, dit Angélique durement. D'ailleurs, je n'ai pas à me plaindre de maître Bourjus, et j'ai trouvé près de lui une situation inespérée par rapport à ma modeste condition.
Audiger toussota, joua un moment avec les glands de son rabat, et dit d'une voix hésitante :
– Et... si je vous donnais ce choix ?
– Que voulez-vous dire ?
Elle le regarda et vit dans ses yeux bruns une adoration contenue. L'instant lui parut bien choisi pour pousser plus avant ses négociations.
– À propos, avez-vous enfin votre patente ?
Audiger soupira.
– Vous voyez bien que vous êtes intéressée et ne le cachez même pas. Eh bien, pour tout vous dire, je n'ai pas encore le cachet de la Chancellerie, et je ne pense pas l'avoir avant le mois d'octobre car, pendant les chaleurs, le président Séguier est à sa maison de campagne. Mais, à partir d'octobre, tout ira très rapidement. En effet, j'ai entretenu moi-même de mon affaire le comte de Guiche, qui est le propre gendre du chancelier Séguier. Vous voyez que d'ici peu vous n'aurez plus aucun espoir d'être une belle chocolatière... à moins que...
– Oui... à moins que..., dit Angélique. Écoutez donc.
Et, tout de go, elle lui fit part de ses intentions. Elle lui révéla qu'elle avait une patente antérieure à la sienne, avec laquelle elle pourrait lui faire « des ennuis ». Mais le mieux n'était-il pas de s'entendre ? Elle se chargerait de la fabrication du produit, et lui le préparerait. Et, pour avoir part au bénéfice de la chocolaterie, Angélique y travaillerait et y mettrait des fonds.
– Où comptez-vous installer votre chocolaterie ? demanda-t-elle.
– Dans le quartier Saint-Honoré, près de la croix du Trahoir. Mais vos histoires ne tiennent pas debout !
– Elles tiennent parfaitement debout, et vous le savez bien. Le quartier Saint-Honoré est un excellent quartier. Le Louvre est proche, le Palais-Royal aussi. Il ne faudrait pas une boutique ressemblant à une taverne ou à une rôtisserie. Je vois de beaux carrelages noirs et blancs, des glaces et des boiseries dorées, et, derrière, un jardin avec des tonnelles garnies de treilles comme dans l'enclos des Célestins... des tonnelles pour les amoureux.
Le maître d'hôtel, que les explications de la jeune femme avaient rendu maussade, se dérida un peu à cette dernière description.
– Vous êtes vraiment charmante lorsque vous vous laissez aller ainsi à votre nature primesautière, ma mie. J'aime votre gaieté et votre feu, auxquels vous savez mêler une juste modestie. Je vous ai observée attentivement. Vous avez la réplique facile, mais vos mœurs sont honnêtes. Cela me plaît. Ce qui me choque en vous, je ne vous le cache pas, c'est votre esprit par trop pratique et votre façon de vouloir traiter d'égal à égal avec des hommes expérimentés. La fragilité des femmes s'accorde mal avec un ton péremptoire, des façons tranchantes. Elles doivent laisser aux hommes le soin de débattre ces questions où leurs petites cervelles se perdent et s'emmêlent.
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