Audiger jeta son manteau et son feutre sur une table et s'assit en face d'Angélique. Peu d'instants après, ils étaient devenus presque des amis. Audiger avait une trentaine d'années. Son léger embonpoint ne nuisait pas à sa belle taille. Comme tous les officiers de bouche au service d'un grand seigneur, il portait l'épée et était aussi bien mis que son maître.
Il raconta que ses parents étaient des petits-bourgeois de province assez aisés, qui lui avaient permis de faire quelques études. Il avait acheté une charge d'officier de bouche dans l'armée et, après quelques campagnes, il s'était amusé à passer la maîtrise de cuisinier. Ensuite, afin de compléter ses connaissances, il était allé deux ans en Italie en vue d'étudier les spécialités limonadières et de confiserie, les glaces et les sorbets, les dragées et les pastilles, et aussi le chocolat.
– C'est à mon retour d'Italie, en 1660, que j'ai eu la bonne fortune de plaire à Sa Majesté, de sorte que mon avenir se trouve désormais assuré. Voici par quel truchement : alors que je traversais la campagne aux environs de Gênes, je remarquai dans les champs d'incomparables petit pois en cosses. Or, nous étions au mois de janvier. J'eus la pensée de les faire cueillir et mettre en caisse et, quinze jours après, étant à Paris, je les présentai au roi, par le moyen de M. Bontemps, son premier valet de chambre. Oui, ma chère, ce n'est pas la peine de me regarder avec de grands yeux. J'ai vu le roi de près et il m'a entretenu avec bonté. Autant que je me souvienne, Sa Majesté était accompagnée de Monsieur, de M. le comte de Soissons, de M. le maréchal de Gramont, du marquis de Vardes, du comte de Noailles et de M. le duc de Créqui. D'une commune voix, ces princes s'écrièrent, après avoir examiné mes petits pois, qu'ils n'avaient jamais rien vu de plus beau. M. le comte de Soissons en écossa quelques-uns devant le roi. Puis, celui-ci m'ayant témoigné sa satisfaction, m'ordonna de les porter au sieur Beaudoin, contrôleur de la bouche, et de lui dire d'en employer une partie pour faire plusieurs plats, l'un destiné à la reine mère, l'autre à la reine et le troisième à M. le cardinal, qui se trouvait alors au Louvre, et qu'on lui conservât le reste, qu'il mangerait le soir avec Monsieur. En même temps, il ordonna à M. Bontemps de me faire donner un présent en argent, mais je le remerciai. Alors Sa Majesté insista et dit qu'Elle m'accorderait ce que je lui demanderais. Deux ans plus tard, ayant réalisé une certaine fortune, je lui demandai l'autorisation d'ouvrir une limonaderie qui distribuerait, entre autres produits, du chocolat.
– Pourquoi n'êtes-vous pas encore installé ?
– Tout doux, ma belle. Ces choses-là demandent de mûrir. Mais, dernièrement, le chancelier Séguier, après avoir examiné ma lettre patente royale, m'a promis de l'enregistrer en y apposant le sceau royal et sa griffe, afin de la rendre exécutoire immédiatement. Vous voyez bien, belle amie, qu'avec cette exclusivité de vente, il ne vous sera guère facile de me damer le pion, à supposer même que vous obteniez une patente semblable à la mienne.
Malgré la sympathie que l'enjouement et la franchise du visiteur lui inspiraient, la jeune femme éprouvait une véritable déception.
Elle fut sur le point de contredire son interlocuteur avec force et de rabaisser un peu sa superbe en lui révélant qu'elle aussi, ou plutôt le jeune Chaillou, était en possession d'une semblable exclusivité, laquelle au surplus avait l'avantage d'avoir été enregistrée antérieurement.
Mais elle se retint à temps de dévoiler ses atouts. L'un des papiers pouvait n'être pas valable ; il lui faudrait se renseigner encore près des corporations et du prévôt des marchands.
Comme elle ne comprenait pas grand-chose à ces histoires, elle préféra ne pas heurter de front son « concurrent » et continua de badiner.
– Vous n'êtes pas galant, messire, de vous opposer ainsi au désir d'une dame. Je meurs d'envie, moi, de servir du chocolat aux Parisiens !...
– Eh bien, s'écria-t-il jovial, j'entrevois le moyen de tout arranger. Épousez-moi.
Angélique rit de bon cœur, puis elle lui demanda s'il resterait à prendre son repas à la taverne.
Il accepta et elle le servit avec un soin particulier. Il fallait qu'il se rendît compte que les patrons du Masque-Rouge n'étaient pas les premiers venus. Cependant, Audiger la dévorait des yeux tandis qu'elle allait et venait à travers la salle. Quand il partit, il paraissait subitement soucieux.
Angélique se frotta les mains. « Il commence à comprendre qu'il ne l'a pas encore lancé, son chocolat ! se dit-elle. Mais je n'ai plus un instant à perdre. »
*****
Le soir, elle aborda maître Bourjus.
– Mon oncle, je voudrais vous demander votre avis pour cette histoire de chocolat...
Le rôtisseur, dont c'était le tour de guet, s'apprêtait à se rendre au Châtelet. Il haussa les épaules en riant doucement.
– Comme si tu avais besoin de mon avis, sournoise, pour n'en faire qu'à ta tête !
– C'est que l'affaire est sérieuse, maître Bourjus. J'ai l'intention d'aller demain au bureau des Corporations pour demander la valeur exacte de la patente que possède David...
– Vas-y. Vas-y, ma fille. Aussi bien, quelle force humaine t'empêcherait d'y aller, si tu l'as décidé.
– Maître Bourjus, vous me parlez comme si vous blâmiez mon initiative.
Il souffla le briquet avec lequel il venait d'allumer sa lanterne, puis il tapota paternellement la joue d'Angélique.
– Tu sais bien que je suis un timoré... J'ai toujours peur que les choses tournent mal. Mais, va ton chemin, ma petite, sans t'inquiéter de mes soupirs de vieux grognon. Tu es le soleil de ma maison, et tout ce que tu fais est bien.
Attendrie, elle le regarda s'éloigner dans la nuit tombante, tout rond avec sa lanterne et sa hallebarde. Elle ne prenait pas au sérieux les pressentiments du rôtisseur et, pour sa part, elle se préparait à triompher d'Audiger.
Chapitre 2
Le lendemain matin, elle se rendit avec David à la prévôté des marchands. Ils furent reçus par un gros homme suant, au rabat de lingerie plus ou moins crasseux, qui confirma que la lettre patente accordée au jeune Chaillou était valable, à condition toutefois d'acquitter de nouveaux droits.
Angélique objecta :
– Mais, pour la rôtisserie, nous venons déjà de renouveler l'acquittement de la charge de rôtisseur, de cuisinier, enfin de traiteur ! Pourquoi faudrait-il payer encore pour servir une boisson non alcoolisée ?
– Vous avez raison, ma fille, car cela me fait penser qu'en plus des jurés d'épicerie que la question concerne, il faudra aussi dédommager les sous-corporations de la limonaderie. Si tout marche bien pour vous, vous aurez le privilège de payer deux patentes supplémentaires : une à la corporation de l'épicerie, l'autre à celle de la limonaderie.
Angélique avait de la peine à déguiser sa fureur.
– Et ce sera tout ?
– Oh ! non, répliqua-t-il avec componction. Bien entendu, nous ne parlerons pas des taxes royales correspondantes, ni de celles des jurés visiteurs, ni des mesureurs contrôleurs du poids et de la qualité...
– Mais comment pouvez-vous prétendre contrôler ce produit, puisque vous ne le connaissez même pas ?
– Là n'est pas la question. Ce produit étant une MARCHANDISE, toutes les corporations dont il relève doivent en avoir le contrôle... et leur part de bénéfice. Puisque votre chocolat est, dites-vous, une boisson épicée, vous devez avoir chez vous un maître épicier et aussi un maître limonadier, vous devez les rémunérer largement, les loger, payer le prix de la maîtrise du nouveau fonds de commerce vis-à-vis de chacune des corporations. Et, comme vous n'avez pas l'air « partageuse », je vous préviens tout de suite que nous veillerons de près à ce que vous soyez en règle.
– Ce qui veut dire exactement quoi ? demanda Angélique en prenant son air le plus audacieux, les mains sur les hanches.
Mais cela amusa les graves marchands, et l'un d'eux, plus jeune, crut devoir lui expliquer :
– Ce qui veut dire qu'en entrant dans la corporation, vous vous engagez, par cela même, à admettre AUSSI que votre nouveau produit puisse être mis en vente chez TOUS vos confrères épiciers et limonadiers, en supposant que ce produit bizarre plaise aux clients, bien entendu.
– Vous êtes on ne peut plus encourageants, messieurs. Si je vous comprends bien, nous devons faire tous les frais, engager de nouveaux maîtres avec leur marmaille, faire la réclame, essuyer les plâtres comme on dit, et ensuite, ou bien nous nous ruinons, ou bien nous partageons le bénéfice de nos efforts et de notre secret avec ceux qui n'auront rien fait pour nous aider ?
– Qui auront tout fait, au contraire, ma belle, en vous acceptant et en ne contrariant pas votre commerce.
– En somme, c'est une sorte de péage que vous réclamez ?
Le jeune maître-juré essaya bonnement de la calmer.
– N'oubliez pas que les corporations ont des besoins croissants d'argent. Vous n'ignorez pas, étant vous-même commerçante, qu'à chaque nouvelle guerre, victoire ou naissance royale ou même princière, on nous fait racheter une nouvelle fois nos privilèges durement acquis. Et, au surplus, le roi nous ruine en fabriquant à chaque occasion, ou même sans occasion, de nouvelles maîtrises ou charges, un peu du genre de celle que vous nous présentez là au nom de ce sieur Chaillou...
– Le sieur Chaillou, c'est moi, remarqua l'apprenti. Ou du moins c'était mon défunt père. Et je vous assure qu'il a dû payer sa patente très cher !
– Justement, jeune homme, c'est là que vous n'êtes pas en règle vis-à-vis de nous. D'abord, vous n'êtes pas et ne serez jamais maître épicier, et notre corporation n'a donc rien touché de vous.
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