Chapitre 19

Pendant quelques jours encore, Angélique partagea ses talents entre les casseroles de maître Bourjus et les fleurs de la mère Marjolaine. La bouquetière lui avait demandé un peu de renfort, car la naissance de l'héritier royal approchait, et ces dames étaient débordées. Un jour de novembre, alors qu'elles étaient assises sur le Pont-Neuf, l'horloge du palais se mit à sonner. Le jacquemart de la Samaritaine saisit son marteau, et l'on entendit dans le lointain les coups sourds du canon de la Bastille.

Tout le peuple de Paris entra en transes.

– La reine est accouchée ! La reine est accouchée !

Haletante, la foule comptait :

– 20, 21, 22...

Au vingt-troisième coup, les gens commencèrent à s'empoigner. Certains disaient que c'était le vingt-cinquième, d'autres que c'était le vingt-deuxième. Les optimistes étaient en avance, les pessimistes en retard. Et les sonneries, les carillons, les coups de canon continuaient de pleuvoir sur Paris en délire. Plus de doute : un GARÇON !

– Un dauphin ! Un dauphin ! Vive le dauphin ! Vive la reine ! Vive le roi !

On s'embrassait. Le Pont-Neuf éclata en chansons. Des farandoles se formèrent. Les boutiques et les ateliers mirent leurs volets. Les fontaines vomirent des flots de vin. À de grandes tables, dressées dans les rues par les valets du roi, on se régala de pâtés et de confitures. Le soir, il y eut un grand feu d'artifice.

Lorsque la reine fut revenue de Fontainebleau et réinstallée au Louvre avec le royal poupon, les corporations de la ville se préparèrent à lui porter leurs compliments. La mère Marjolaine dit à Angélique qu'elle avait prise en affection :

– Tu viendras. Ce n'est pas très normal, mais je te désignerai comme apprentie pour porter mes paniers de fleurs. Ça te plaira, hein, de voir la demeure des rois, ce beau palais du Louvre ? Il paraît que les chambres y sont plus larges et hautes que des églises !

Angélique n'osa pas refuser. L'honneur que lui faisait la bonne femme était grand. Aussi bien, sans se l'avouer, elle était anxieuse de se retrouver dans ces lieux témoins, pour elle, de tant d'événements et de drames. Apercevrait-elle la Grande Mademoiselle, les yeux gonflés de larmes émues ; l'insolente comtesse de Soissons ; le pétillant Lauzun ; le ténébreux de Guiche ; de Vardes ?... Qui, parmi ces grandes dames et grands seigneurs, s'aviserait de reconnaître, au milieu des marchandes, la femme qui, naguère, dans ses robes de cour, les yeux ardents, suivie de son Maure impassible, parcourait les couloirs du Louvre, allait de l'un à l'autre, inquiète puis suppliante, réclamant l'impossible grâce d'un époux condamné d'avance ?...

Le jour dit, elle se retrouva dans la cour du palais où les bouquetières, les orangères du Pont-Neuf et les harengères des Halles mêlaient leurs voix sonores et leurs jupons empesés. Leurs marchandises, pareillement belles, mais d'odeurs inégales, les accompagnaient. Corbeilles de fleurs, paniers de fruits et caques de harengs allaient être déposés côte à côte devant monseigneur le dauphin, qui devait toucher pareillement, de sa menotte, les douces roses, les éclatantes oranges et de beaux poissons d'argent. Tandis que ces dames, en groupe bruyant et odoriférant, montaient l'escalier conduisant aux appartements royaux, elles croisèrent le nonce apostolique qui venait remettre la layette de l'héritier présomptif du trône de France, offerte traditionnellement par le pape « pour témoignage qu'il le reconnaissait comme fils aîné de l'Église ». Dans l'antichambre, où on les fit attendre, les bonnes femmes s'extasièrent sur les merveilles extraites des trois caisses de velours rouge à ferrures d'argent. On les fit passer ensuite dans la chambre de la reine. Les dames des corporations marchandes s'agenouillèrent et débitèrent leurs harangues. Agenouillée comme elles sur les tapis aux couleurs vives, Angélique voyait, dans la pénombre du lit chamarré de dorures, la reine étendue dans une robe somptueuse. Elle avait toujours cette expression un peu figée qu'elle présentait déjà à Saint-Jean-de-Luz, au sortir de ses noirs palais madrilènes. Mais la mode et les coiffures françaises lui seyaient moins bien que ses fantastiques atours d'infante et ses cheveux gonflés de postiches qui encadraient jadis, par larges lignes hiératiques, son visage et sa silhouette de jeune idole promise au Roi-Soleil. Mère comblée, amoureuse rassurée par les attentions du roi, la reine Marie-Thérèse daigna sourire au groupe bariolé, truculent, qui succédait à son chevet à la compagnie pleine d'onction de l'ambassade apostolique. Le roi était à ses côtés. Il souriait.

Dans l'émotion cruelle qui l'envahit lorsqu'elle se vit à genoux, aux pieds du roi, mêlée à ces humbles femmes, Angélique se sentit comme aveugle et paralysée. Elle ne voyait plus que le roi.

Plus tard, lorsqu'elle se retrouva hors de l'appartement avec ses compagnes, on lui dit que la reine mère avait été présente, ainsi que Madame d'Orléans et Mlle de Montpensier, le duc d'Enghien, fils du prince de Condé, et nombre de jeunes gens et jeunes filles de leurs maisons.

Elle n'avait rien vu, sauf le roi qui souriait, debout sur les degrés du grand lit de la reine. Elle avait eu très peur. Il ne ressemblait pas au jeune homme qui l'avait reçue aux Tuileries et qu'elle avait eu tellement envie de secouer par son jabot. Ce jour-là, ils avaient été, l'un en face de l'autre, comme deux êtres de force égale et qui se battaient farouchement, sûrs, chacun, de mériter la victoire.

Quelle folie ! Comment n'avait-elle pas compris tout de suite que, sous des dehors d'une sensibilité encore vulnérable, il y avait en ce souverain un caractère entier qui, de sa vie, n'admettrait jamais la moindre atteinte à son autorité ! Dès le début, c'était le roi qui devait triompher et elle, Angélique, pour l'avoir méconnu, avait été brisée comme un fétu.

Maintenant, elle suivait le groupe des apprenties qui se dirigeaient vers les communs pour gagner la sortie du palais. Les dames-jurées des corporations restaient pour assister à un grand festin, mais les apprenties n'avaient pas droit à ces agapes.. Comme elle traversait les offices où pièces montées et viandes amoncelées attendaient d'être portées dans les salles, Angélique entendit siffler derrière elle : un coup long, deux brefs. Elle reconnut le signal de la bande de Calembredaine, et crut rêver. Ici, au Louvre ?... Elle se retourna. Dans l'entrebâillement d'une porte, une petite silhouette projetait son ombre sur le dallage.

– Barcarole !

Elle courut vers lui dans un élan de joie sincère. Le nain se gonflait, digne et fier.

– Entrez, ma frangine. Entrez, ma très chère marquise. Venez, nous allons bavarder un peu.

Elle rit.

– Oh ! Barcarole, que tu es beau ! Et comme tu parles bien.

– Je suis le nain de la reine, dit Barcarole plein de suffisance.

Il l'introduisit dans une sorte de petit parloir et lui fit admirer son justaucorps de satin mi-partie orange et mi-partie jaune, serré par une ceinture garnie de grelots. Il se lança ensuite dans une série de cabrioles, pour qu'elle pût apprécier l'effet de toutes ses sonnailles. Avec ses cheveux coupés sur la nuque, au ras de la vaste fraise godronnée, et son agréable visage soigneusement rasé, le nain paraissait heureux et dispos. Angélique lui dit qu'elle le trouvait rajeuni.

– Ma foi, c'est un peu ce que j'éprouve ici, avoua modestement Barcarole. La vie ne manque pas d'agrément et je crois, tout compte fait, que je plais assez aux gens de cette maison. Je suis heureux à mon âge d'avoir atteint le couronnement de ma carrière.

– Quel âge as-tu, Barcarole ?

– Trente-cinq ans. C'est le sommet de la maturité, l'épanouissement de toutes les facultés morales et physiques de l'homme. Viens donc, ma frangine. Il faut que je te présente une noble dame pour laquelle je ne te cache pas que j'éprouve un tendre sentiment... et qui me le rend bien.

*****

Affectant un air d'amoureux conquérant, le nain, très mystérieusement, guida Angélique à travers le dédale ténébreux des communs du Louvre.

Il l'introduisit dans une pièce sombre où Angélique aperçut, assise derrière une table, une femme d'environ quarante ans extrêmement laide et brune, et qui cuisinait quelque chose sur un petit réchaud de vermeil.

– Doña Térésita, je vous présente doña Angélica, la plus belle madone de Paris, annonça pompeusement Barcarole.

La femme vrilla sur Angélique son regard sombre et perspicace, et dit une phrase en espagnol où l'on pouvait distinguer le mot marquise des Anges. Barcarole cligna de l'œil vers Angélique.

– Elle demande si ce n'est pas toi cette marquise des Anges dont je lui rebats les oreilles. Tu vois, frangine, que je n'oublie pas mes amis.

Ils avaient fait le tour de la table, et Angélique s'aperçut que les pieds minuscules de doña Térésita dépassaient à peine le bord du tabouret sur lequel elle était juchée. C'était la naine de la reine.

Angélique pinça sa jupe à deux doigts et ébaucha une petite révérence pour marquer la considération où elle tenait cette dame de haut rang.

D'un signe de tête, la naine fit signe à la jeune femme de s'asseoir sur un autre tabouret, et continua de tourner sa mixture avec lenteur. Barcarole avait sauté sur la table. Il cassait et croquait des noisettes tout en racontant à sa compagne des histoires en espagnol. Un beau lévrier blanc vint flairer Angélique et se coucha à ses pieds. Les animaux se plaisaient d'instinct à ses côtés.

– C'est Pistolet, le lévrier du roi, présenta Barcarole, et voici Dorinde et Mignonne, les levrettes.

*****

Il faisait bon et calme dans ce recoin du palais où les deux nabots, entre deux cabrioles, venaient abriter leurs amours. Le nez d'Angélique palpitait avec curiosité au parfum qui s'échappait de la casserole. C'était une odeur indéfinissable, agréable, où dominait une pointe de cannelle et de piment. Elle examina les ingrédients qui se trouvaient sur la table : des noisettes et des amandes, un bouquet de piments rouges, un pot de miel, un pain de sucre à demi concassé, des coupes remplies de grains d'anis et de grains de poivre, des boîtes de cannelle en poudre. Enfin, des sortes de fèves qu'elle ne connaissait pas.