Toute à l'opération qu'elle accomplissait, la naine semblait peu disposée à se mettre en frais pour la nouvelle venue.

Cependant, les discours volubiles de Barcarole finirent par lui arracher un sourire.

– Je lui ai dit, expliqua-t-il à Angélique, que tu m'avais trouvé rajeuni et que c'était au bonheur qu'elle me procure que je devais cela. Ma chère, quelle vie de coq en pâte je mène ici ! À la vérité, je m'embourgeoise. Parfois, je m'en inquiète. La reine est une bien bonne femme. Quand elle est trop triste, elle m'appelle près d'elle et me tapote les joues en me disant : « Ah ! mon pauvre garçon ! Mon pauvre garçon ! » Je ne suis pas habitué à ces façonslà. J'en ai la larme à l'œil, tel que tu me vois, moi, Barcarole.

– Pourquoi la reine est-elle triste ?

– Dame, elle commence à se douter que son homme la fait cocue !

– Alors, c'est vrai ce qu'on raconte que le roi a une favorite ?

– Pardi ! Il la cache, sa La Vallière. Mais la reine finira bien par l'apprendre. Pauvre petite femme ! Elle n'est pas très fine et elle ne connaît rien de la vie. Vois-tu, ma frangine, à regarder de près, la vie des princes ne diffère pas tellement de celle de leurs humbles sujets. Ils se font de sales coups et se disputent en ménage, tout comme filles et compagnons. Il faut la voir, la reine de France, lorsqu'elle attend, le soir, la venue de son époux qui, pendant ce temps, se trémousse dans les bras d'une autre. S'il y a une chose dont nous pouvons être fiers, nous autres Français, c'est de la capacité amoureuse de notre maître. Pauvre petite reine de France !

Décidément le cynique Barcarole pratiquait maintenant une philosophie attendrie. Il vit le sourire d'Angélique et lui adressa un clin d'œil.

– Cela fait du bien, n'est-ce pas, marquise des Anges, d'avoir parfois de beaux sentiments, de se sentir honnête, brave, gagnant sa vie par un bon travail courageux ?

Elle ne répondit rien, car le ton doucereux du nain lui déplaisait. Pour faire diversion, elle interrogea :

– Pourrais-tu me dire ce que doña Térésita fait mijoter avec tant de soins ? Ce mets exhale une odeur bizarre, sur laquelle je n'arrive pas à mettre un nom.

– Mais, c'est le chocolat de la reine.

Du coup, Angélique se leva et alla regarder dans la cassolette. Elle y vit un produit noirâtre, de consistance épaisse, et qui n'avait rien de bien appétissant. Par l'intermédiaire de Barcarole, elle entama une conversation avec la naine, qui lui indiqua que, pour mener à bien le chef-d'œuvre qu'elle était en train d'exécuter, il lui fallait cent grains de cacao, deux grains de chili ou poivre du Mexique, une poignée d'anis, six rosés d'Alexandrie, une gousse de campêche, deux drachmes de cannelle, douze amandes, douze noisettes et un demi-pain de sucre.

– Ça m'a l'air extrêmement compliqué, dit Angélique, déçue. Est-ce que c'est bon au moins ? Pourrais-je en goûter ?

– Goûter le chocolat de la reine ! Une impie, une gueuse de ton espèce ! Quelle hérésie ! s'écria le nain avec une feinte indignation.

Bien que la naine trouvât aussi la chose très hardie, elle daigna tendre à Angélique, dans une cuillère d'or, un peu de la pâte en question.

Cette pâte emportait la bouche et était extrêmement sucrée. Angélique dit par politesse :

– C'est excellent.

– La reine ne pourrait s'en passer, commenta Barcarole. Il lui en faut plusieurs tasses par jour, mais on les lui porte en cachette, car le roi et toute la cour se moquent de sa passion. Il n'y a guère qu'elle et Sa Majesté la reine mère, qui est aussi espagnole, qui en boivent au Louvre.

– Où peut-on se procurer les graines de cacao ?

– La reine les fait venir tout spécialement d'Espagne, par l'intermédiaire de l'ambassadeur. Il faut les griller, les piler, les dégraisser.

Il ajouta entre haut et bas :

– Je ne comprends pas qu'on fasse tant de tintouin pour une telle horreur !

À ce moment, une fillette entra vivement dans la pièce et réclama, dans un espagnol précipité, le chocolat de Sa Majesté. Angélique reconnut Philippa. On prétendait que cette enfant était une bâtarde du roi Philippe IV d'Espagne, et que l'infante Marie-Thérèse, l'ayant trouvée abandonnée dans les couloirs de l'Escortai, l'avait fait élever. Elle faisait partie de la suite espagnole qui avait franchi la Bidassoa. Angélique se leva et prit congé de doña Térésita. Le nain la raccompagna jusqu'à la petite porte qui donnait sur le quai de la Seine.

*****

– Tu ne m'as pas demandé ce que je devenais, lui dit Angélique. Tout à coup, elle avait l'impression que le nain s'était transformé en citrouille, car elle ne voyait plus de lui que son énorme chapeau de satin orange. Barcarole regardait à terre. Angélique s'assit sur le seuil afin d'être à la hauteur du petit homme et de le regarder dans les yeux.

– Réponds-moi !

– Je sais ce que tu deviens. Tu as laissé tomber Calembredaine, et tu es la proie des beaux sentiments.

– On dirait que tu m'accuses de quelque chose ? N'as-tu pas entendu parler de la bataille de la foire Saint-Germain ? Calembredaine a disparu. Moi, j'ai réussi à m'échapper du Châtelet. Rodogone est à la tour de Nesle.

– Tu ne fais plus partie de la gueuserie.

– Toi non plus.

– Oh ! moi je fais toujours partie de la gueuse rie. Je ferai toujours partie de la gueuserie. C'est mon royaume, dit Barcarole avec une étrange solennité.

– Qui t'a dit tout cela sur moi ?

– Cul-de-Bois.

– Tu as revu Cul-de-Bois ?

– Je suis allé lui rendre hommage. C'est maintenant notre Grand Coësre. Tu ne l'ignores pas, je pense ?

– En effet.

– Je suis allé cracher au bassinet une pleine bourse de louis d'or. Hou ! Hou ! ma chère, j'étais le plus rupin de l'assemblée.

Angélique prit la main du nain, une bizarre petite main ronde et potelée comme celle d'un enfant.

– Barcarole, est-ce qu'ils vont me faire du mal ?

– Je crois qu'il n'y a pas dans Paris une femme dont la jolie peau tienne moins au corps que la tienne.

Cependant, il exagérait sa grimace méchante. Mais elle comprit que la menace n'était pas vaine. Elle secoua la tête.

– Tant pis ! Je mourrai. Mais je ne pourrai pas revenir en arrière. Tu peux le dire à Cul-deBois.

Le nain de la reine se voila les yeux d'un geste tragique.

– Ah ! que c'est donc pénible de voir une aussi belle fille la gorge ouverte !

Comme elle s'en allait, il la rattrapa par un pan de sa jupe.

– Entre nous, il vaudrait mieux que ce soit toi qui le dises à Cul-de-Bois.

*****

À partir du mois de décembre, Angélique donna tout son temps au commerce de la rôtisserie. La clientèle augmentait. La satisfaction de la corporation des bouquetières avait fait boule de neige. Le Coq-Hardi se spécialisa dans les repas des confréries. Gens de métier heureux de « s'humecter les entrailles » et de se crever de mangeaille en compagnie et pour la plus grande gloire de leurs saints patrons, vinrent abriter leurs agapes sous les solives vernies de neuf et perpétuellement garnies de ce que l'on pouvait trouver de plus beau en gibier et charcuterie.

Angélique s'était vouée au rassasiement des gosiers et des estomacs exigeants comme elle eût enfourché un cheval rétif, mais qui la mènerait vite et loin. Après les ouvriers, artisans et commerçants, on commença à voir au Coq-Hardi des bandes de libertins, philosophes paillards et raffinés, qui professaient le droit à toutes les jouissances, le mépris de la femme et la négation de Dieu. Il n'était pas facile d'échapper à leurs mains indiscrètes. De plus, ils se montraient difficiles sur le choix de la nourriture. Mais, bien qu'elle fût parfois effrayée par leur cynisme, Angélique comptait beaucoup sur eux pour faire à son établissement une renommée justifiée qui lui amènerait une clientèle plus relevée.

Il y eut aussi des acteurs qui, sans se débarrasser de leur faux nez rouge, venaient en groupe admirer les exploits du singe Piccolo.

– Voici notre maître à tous, disaient-ils. Ah ! si cette bête avait été un homme, quel comédien il aurait fait !

*****

Le front en sueur, les joues cuites par le feu, les doigts graisseux et tachés, Angélique accomplissait sa tâche sans réfléchir à autre chose qu'à l'instant présent. Rire, lancer un propos leste, écarter vigoureusement une main trop hardie, ne lui coûtait guère. Tourner les sauces, hacher les herbes, parer les plats, l'amusait.

Elle se souvenait que, quand elle était fillette, à Monteloup, elle aidait volontiers à la cuisine. Mais c'était surtout à Toulouse qu'elle avait pris le goût des choses culinaires, sous la direction du très raffiné Joffrey de Peyrac, dont la table du Gai-Savoir était célèbre dans tout le royaume.

Recomposer certaines recettes, se souvenir de certains principes sacro-saints de l'art gastronomique, lui causait parfois une joie mélancolique. Lorsque vint l'hiver, Florimond tomba gravement malade. Son nez coulait. Ses oreilles suppurèrent.

Vingt fois par jour, Angélique profitait d'un moment d'accalmie pour gravir en courant les sept étages qui menaient à la mansarde où le petit corps fiévreux poursuivait, solitaire, sa lutte contre la mort. Elle tremblait en s'approchant du grabat, et poussait un soupir en voyant que son fils respirait encore. Doucement, elle caressait le grand front bombé où perlait une fine sueur.

– Mon amour ! ma beauté ! Qu'on me laisse mon petit garçon fragile !... Je ne demanderai rien d'autre à la vie, mon Dieu. Je retournerai dans les églises, je ferai dire des messes. Mais laissez-moi mon petit garçon...

Le troisième jour de la maladie de Florimond, maître Bourjus, hargneux, « ordonna » à Angélique de descendre s'installer dans la grande chambre du premier étage, où il ne logeait plus depuis la mort de sa femme. Pouvait-on soigner décemment un enfant dans une mansarde pas plus large qu'une garde-robe où, la nuit, s'entassaient plus de six personnes, en comptant le singe ? C'étaient bien là des mœurs de Bohémienne, de gueuse sans entrailles !...