« Et dire que je n'ai pour toute fortune que les quelques sols que m'ont donnés les bouquetières du Pont-Neuf et l'aumône que m'envoie chaque jour la comtesse de Soissons ! » se disait Angélique amusée.

Elle avait choisi un corsage et une cotte de serge verte passementés de satin noir. Un devantier de satin noir piqueté de fleurettes d'or complétait sa tenue de commerçante aisée. L'ample poitrine de maîtresse Bourjus ne permettait pas l'ajustement exact du vêtement aux petits seins fermes et haut placés d'Angélique. Un mouchoir de cou rose, brodé de vert, dissimula l'encolure un peu bâillante du corsage.

Dans un sachet, Angélique trouva les simples bijoux de la rôtisseuse : trois anneaux d'or garnis de cornalines et de turquoises, deux croix, des pendants d'oreilles, plus huit beaux chapelets, dont l'un était en grains de jayet noir et les autres en cristal. Angélique redescendit, portant, sous le bonnet empesé qui dissimulait ses cheveux tondus, les boucles d'oreilles d'agate et de perles, et, au cou, une petite croix d'or retenue par un velours noir.

Le brave rôtisseur ne dissimula pas sa joie devant cette apparition gracieuse.

– Par saint Nicolas, tu ressembles à la fille que nous avions toujours espérée et que nous n'avons jamais eue ! Parfois, nous en rêvions. Elle aurait maintenant quinze ans, seize ans, disions-nous. Elle serait habillée comme ci, comme ça... Elle irait et viendrait dans notre boutique en riant gaiement avec les clients...

– Vous êtes gentil, maître Jacques, de me faire ces beaux compliments. Hélas ! je n'ai plus quinze ou seize ans. Je suis une mère de famille.

– Je ne sais pas ce que tu es, fit-il en secouant avec attendrissement sa grosse face rouge. Tu ne sembles pas tout à fait vraie. Depuis que tu t'es mise à tourbillonner dans ma maison, j'ai l'impression que le temps n'est plus le même. Je ne suis pas très sûr que tu ne disparaîtras pas un jour comme tu es venue... Cela me semble loin ce soir-là, quand tu as surgi de la nuit avec tes cheveux sur les épaules et que tu m'as dit : « N'avez-vous pas une servante appelée Barbe ? Cela a sonné dans mon crâne comme un coup de cloche... Cela voulait peut-être dire déjà que tu aurais un rôle à jouer ici ».

« Je l'espère bien », pensa Angélique. Mais elle protesta d'un ton de gronderie affectueuse :

– Vous étiez soûl, voilà pourquoi cela vous a donné un son de cloche dans le crâne.

Le moment étant aux nuances sentimentales, aux pressentiments mystiques, lui semblait mal choisi pour causer avec maître Bourjus des compensations financières qu'elle espérait retirer, pour elle et sa troupe, de leur collaboration. Lorsque les hommes se mettent à rêver, il ne faut pas les ramener brusquement vers un réalisme qu'ils n'ont que trop tendance à professer. Angélique décida de déployer toutes les ressources de sa nature primesautière pour jouer sans fausses notes, pendant quelques heures, le rôle charmant de la fille de l'aubergiste.

*****

Le repas de la confrérie de Saint-Valbonne fut un succès, et Saint-Valbonne lui-même ne regretta qu'une chose, c'est de ne pouvoir se réincarner pour en profiter pleinement. Trois corbeilles de fleurs avaient servi à la décoration des tables. Maître Bourjus et Flipot, étincelants, faisaient les honneurs et passaient les plats. Rosine aidait Barbe aux cuisines. Angélique allait des uns aux autres, surveillait les marmites et les broches, répondait lestement aux salutations cordiales des dîneuses et encourageait par des compliments alternés de reproches les talents de David, promu grand cuisinier en spécialités méridionales. En réalité, elle ne s'était pas compromise en le présentant comme un maître queux de talent. Il savait beaucoup de choses, et seule sa paresse, et peut-être le manque d'occasions, l'avait empêché jusque-là de donner sa mesure. Subjugué par l'entrain d'Angélique, transporté par ses approbations, guidé par elle, il se surpassa. On lui fit une ovation lorsqu'elle le traîna tout rougissant dans la salle. Ces dames, égayées par le bon vin, lui trouvèrent de beaux yeux, lui posèrent des questions indiscrètes et gaillardes, l'embrassèrent, le tapotèrent, le chatouillèrent...

Linot ayant pris sa vielle, ce furent des chansons, verre en main, puis de grands rires lorsque Piccolo fit son numéro, imitant sans pitié les travers de la mère Marjolaine et de ses collègues.

Sur ces entrefaites, une bande de mousquetaires, qui traînait rue de la Vallée-de-Misère en quête de distractions, perçut ces éclats de voix joyeuses et féminines et dévala dans la salle du Coq-Hardi en réclamant « rôts et pintes ».

La cérémonie prit dès lors un tour d'esprit qui aurait nettement déplu à saint Valbonne, si ce bon saint provençal, ami du soleil et de la joie, n'eût été indulgent par nature aux désordres qu'engendrent fatalement les réunions de bouquetières et de galants militaires. Ne dit-on pas que la tristesse est un péché ? Et si l'on veut rire et bien rire, il n'y a point vingt façons de s'y prendre. La meilleure encore c'est d'être dans une chaude salle toute parfumée de l'odeur des vins, des sauces et des fleurs, avec un petit vielleur enragé qui vous fait sauter et chanter, un singe qui vous ébaudit, et de fraîches femmes rieuses, pas farouches, qui se laissent embrasser, avec l'encouragement indulgent de grosses commères pansues et gaillardes.

*****

Angélique retrouva ses esprits alors que le clocher de l'église Sainte-Opportune sonnait l'angélus. Les joues rouges, les paupières lourdes, les bras rompus d'avoir porté plats et cruches, les lèvres en feu de quelques baisers hardis et moustachus, elle se ranima en voyant Bourjus compter ses pièces d'or d'un air avisé.

Elle s'écria :

– N'avons-nous pas bien travaillé, maître Jacques ?

– Certes, ma fille. Voici longtemps que ma boutique n'avait vu pareille fête ! Et ces messieurs ne se sont pas montrés aussi mauvais payeurs que pouvaient le faire craindre leurs plumets et leurs rapières.

– Ne croyez-vous pas qu'ils vont nous amener leurs amis ?

– C'est possible.

– Voilà ce que je propose, déclara Angélique. Je continue à vous aider avec tous mes enfants : Rosine, Linot, Flipot, et le singe. Et vous me donnez le quart de vos bénéfices !

Le rôtisseur fronça les sourcils. Cette façon d'envisager le commerce continuait à lui paraître inusitée. Il n'était pas très sûr de n'avoir pas un jour des ennuis avec les corporations ou le prévôt des marchands. Mais les libations heureuses de la nuit lui embrumaient la cervelle et le livraient sans défense à la volonté d'Angélique.

– Nous passerons un contrat devant notaire, reprit celle-ci, mais il restera secret. Vous n'avez pas besoin de raconter vos histoires au voisin. Dites que je suis une jeune parente que vous avez recueillie, et que nous travaillons en famille. Vous verrez, maître Jacques, je pressens que nous allons faire de brillantes affaires. Tout le monde dans le quartier vantera votre habileté au commerce, et les gens vous envieront. Déjà, la mère Marjolaine m'a parlé du repas de confrérie des orangères du Pont-Neuf, qui tombe à la Saint-Fiacre. Croyez-moi, vous avez tout avantage à nous garder. Tenez, pour cette fois vous me devez ceci. Elle compta rapidement la part qui lui revenait et s'en fut, laissant le brave homme perplexe, mais déjà persuadé qu'il était un commerçant plein d'audace.

Angélique sortit dans la cour pour respirer l'air frais du matin. Elle serrait très fort les pièces d'or dans sa main, contre sa poitrine. Ces pièces d'or, c'était la clef de la liberté. Certes, maître Bourjus n'était pas volé. Mais Angélique calculait que, sa petite troupe bénéficiant pour se nourrir des reliefs des festins, tout ce qu'elle retirerait et qui augmenterait en proportion de leurs efforts, finirait bien par constituer une fortune. Alors on pourrait essayer de lancer autre chose. Par exemple, pourquoi ne pas exploiter cette patente que David Chaillou prétendait détenir et qui concernait la fabrication d'une boisson exotique appelée chocolat ? Sans doute les gens du peuple ne priseraient guère cette boisson, mais les « muguets » et les « précieuses », avides de nouveautés et de bizarreries, en lanceraient peut-être la mode.

Angélique voyait déjà les carrosses des nobles dames et des seigneurs enrubannés s'arrêter rue de la Vallée-de-Misère.

Elle secoua la tête pour dissiper ses rêves. Il ne fallait pas voir trop loin, trop haut. La vie était encore précaire, instable. Ce qu'il fallait surtout, c'était amasser, amasser, comme une fourmi. La richesse, c'est la clef de la liberté, le droit de ne pas mourir, de ne pas voir mourir les enfants, le droit de les voir sourire. « Si mes biens n'avaient pas été mis sous scellés, se dit la jeune femme, certainement j'aurais pu sauver Joffrey ! » Derechef, elle secoua la tête. Cela, elle ne devait plus y penser. Car, chaque fois qu'elle y pensait, le goût de la mort s'insinuait dans ses veines, elle était prise d'un désir de sommeiller éternellement, comme on peut sommeiller au fil d'une eau qui vous emporte. Elle ne songerait plus jamais à cela. Elle avait autre chose à faire. Il lui fallait sauver Florimond et Cantor. Elle amasserait, elle amasserait !... Son or, elle l'enfermerait dans le coffret de bois, relique précieuse d'un temps sordide, où elle avait déjà déposé le poignard de Rodogone-l'Égyptien. Près de l'arme désormais inutile, l'or, cette arme de la puissance, s'amasserait.

Angélique leva les yeux vers le ciel mouillé où le reflet doré de l'aube s'effaçait, laissant place à un pesant gris d'étain.

Le marchand d'eau-de-vie appelait dans les rues. Un mendiant, à l'entrée de la cour, psalmodia sa complainte. En le regardant, elle reconnut Pain-Noir. Pain-Noir avec toutes ses loques, toutes ses plaies, toutes ses coquilles d'éternel pèlerin de la misère. Prise de peur, elle courut chercher une miche et un bol de bouillon, et les lui porta. Le gueux la dévisageait farouchement derrière ses sourcils blancs et touffus.