Et tandis que, d'un doigt léger, d'un attouchement où il reconnaissait l'habileté féerique qu'elle apportait aux travaux les plus inattendus, elle manœuvrait les divers éléments de la platine, lui, c'était sa beauté à elle qu'il contemplait, détaillait, et le contraste entre la saveur de sa féminité et la rigueur de ses gestes d'amazone le prenait à la gorge. Dans l'échancrure de son corsage, il voyait briller une peau nacrée, plus lumineuse d'être cernée d'ombre et de se fondre si doucement en un creux tiède et nocturne hanté de mystère. La douceur laiteuse de cette chair de femme, de cette fragile corolle lisse et gonflée, c'était en elle qu'il voyait le symbole de sa faiblesse, la vulnérabilité de son sexe. Une femme aux seins tendres, voilà ce qu'elle était, ce qu'elle restait sous ses apparences guerrières.

« Elle a porté mes enfants dans ses flancs, songea-t-il, mes seuls fils. Je n'en ai jamais voulu d'autres d'aucune autre femme. »

Le philtre du charme qui émanait de toute sa personne l'envoûtait, le grisait, l'engourdissait, le pénétrait du désir de prendre entre ses paumes sa taille fine, de poser ses mains sur ses flancs et d'en goûter la chaleur à travers le taffetas du corsage aux reflets d'améthyste. Il y avait trop longtemps que ses bras étaient vides d'elle.

Il se rapprocha et intima d'une voix un peu rauque, en désignant le pistolet qu'elle tenait à la main :

– Chargez-le ! Armez-le !

– Saurais-je ? La platine « patilla » ne m'est pas familière.

Il lui prit l'objet des mains et, promptement, glissa les balles, versa la poudre, plaça l'amorce. Et elle suivait les mouvements de ses mains brunes avec l'envie de se pencher et de les baiser.

Il lui remit l'arme :

– Voilà ! (Et avec un sourire caustique :) Vous pourriez me tuer, maintenant... Vous débarrasser d'un mari encombrant.

Angélique pâlit affreusement. Elle crut qu'elle ne parviendrait pas à retrouver son souffle et eut toutes les peines du monde à reposer le pistolet d'une main tremblante dans son alvéole.

– Comment pouvez-vous prononcer des paroles aussi stupides ! exhala-t-elle enfin. Vous êtes d'une méchanceté incroyable !

– Car c'est vous la victime, paraît-il ?

– En ce moment, oui... Vous savez bien qu'en parlant ainsi vous me torturez d'une façon inconcevable.

– Et imméritée, sans doute ?

– Oui... non... oui, plus imméritée certes que vous ne le pensez... Je ne vous ai pas offensé autant que vous voulez le croire... et vous le savez bien... Mais vous êtes d'un orgueil fou.

– Décidément, votre mauvaise foi et votre impudence dépassent ce qu'on peut imaginer !

Et c'était comme l'autre soir ce désir insensé de la broyer, de l'abattre et de se pénétrer à la fois de son parfum, de sa chaleur comme d'un encens grisant, et de se perdre dans le rayonnement de ses yeux verts tout enflammés de colère et d'amour, de désespoir et de tendresse.

De peur de fléchir, il se dirigea vers la porte.

– Joffrey, cria-t-elle, allons-nous tomber dans le piège ?

– Quel piège ?

– Celui que nos ennemis ont creusé sous nos pas ?

– Quels ennemis ?

– Ceux qui avaient décidé de nous séparer pour mieux nous abattre. Et voici, cela est arrivé – je ne sais pas comment les choses se sont tramées quand elles ont commencé et par quels artifices nous avons succombé, mais je sais que la chose est là maintenant. Voilà, c'est arrivé : Nous sommes séparés.

(Elle glissa vers lui, posa la main sur lui, à la place du cœur.)

– Mon amour, leur laisserons-nous une si prompte victoire ?

Il se dégagea avec une violence où se lisait sa crainte de fléchir trop vite.

– Voilà qui est fort. Vous vous conduisez d'une façon insensée et ensuite c'est moi que vous accusez de me comporter sans logique. Quelle idée vous a prise, par exemple, à Houssnock, de partir pour le village anglais ?

– Ne m'en aviez-vous pas fait porter l'ordre ?

– Moi ? Jamais de la vie !

– Mais alors QUI ?...

Il la fixa sans paroles, frappé soudain d'un pressentiment effrayant. Bien que d'une intelligence très supérieure, Peyrac restait mâle dans sa façon de découvrir le monde. Les hommes avancent par bonds de l'intelligence. Tandis que les femmes cheminent, guidées par l'instinct de prescience cosmique.

Des bonds de grands fauves pour les hommes. Longtemps immobiles et parfois dans une stagnation, un refus de se mouvoir inquiétant, soudain ils s'élancent, crèvent la nue et alors découvrent, embrassent, peuvent d'un seul coup d'œil, d'un éclair, apercevoir plus loin encore, reculer les limites de l'horizon.

Ainsi se situait Peyrac à l'instant où la voix d'Angélique déclenchait en lui une suite de mouvements passionnels et qu'il voyait tout ce qui l'entourait se métamorphoser, prendre une autre signification, un autre aspect. Oui, il y avait un grave danger devant eux. Cependant, sa logique masculine refusait l'attaque d'une nature occulte. Mais Angélique ne s'y était pas trompée. Elle avait plus que lui le sens mystique, et il n'ignorait pas que cela aussi compte.

Il lutta.

– Fariboles que vos presciences, grommela-t-il. Ce serait trop facile.

« Les femmes adultères n'auraient qu'à invoquer continuellement la complicité des démons. Seraient-ce eux, madame, nos ennemis ou le hasard, qui auraient amené en la baie de Casco votre ancien amant prêt à vous ouvrir les bras ?...

– Je ne sais. Mais le père de Vernon disait que lorsque les choses diaboliques se mettent en route le hasard est toujours du côté de celui qui veut le Mal, c'est-à-dire du côté du Malin, de la destruction et du malheur.

– Qui est-ce encore que ce père de Vernon ?

– Un jésuite qui m'a conduite dans sa barque de Maquoit à Pentagoët.

Cette fois, Joffrey de Peyrac parut frappé par la foudre.

– Vous êtes tombée entre les mains des jésuites français ? s'écria-t-il d'une voix altérée.

– Oui ! À Brunschwick-Falls, il s'en est fallu de peu que je ne fusse emmenée en captivité à Québec.

– Contez-moi cela.

Tandis que, brièvement, elle lui faisait le récit de ses aventures depuis son départ de Houssnock, il revoyait en esprit Outtaké, le grand chef iroquois, lui disant :

« Tu possèdes un trésor ! On cherchera à te le ravir »... N'avait-il pas toujours soupçonné que c'était par elle, Angélique, qu'on essaierait de l'atteindre. Elle avait dit vrai.

Des ennemis rôdaient autour d'eux, plus rusés, tortueux et déliés que les « Lâches » eux-mêmes, c'est-à-dire les esprits infernaux de l'Air. Pouvait-il nier qu'il ne s'en doutait point, lui qui gardait sous son pourpoint le message anonyme qu'un matelot inconnu lui avait remis au soir de la bataille avec le Cœur-de-Marie, morceau de parchemin sur lequel une plume griffue avait inscrit ces mots :

« Votre épouse est dans l'îlot du Vieux-Navire avec Barbe d'Or. Abordez par la côte nord afin qu'ils ne vous voient point arriver. Vous pourrez ainsi les surprendre dans les bras l'un de l'autre. »

Esprits infernaux, sans nul doute, mais qui, tapis à travers les îles, pouvaient donc s'armer d'une plume pour faire parvenir à qui de droit une telle corrosive dénonciation. Il respira profondément. Tout changeait à ses yeux, s'ordonnait différemment et, dans ce tumulte, l'infidélité d'Angélique ne lai apparaissait plus avec la même vilenie calculée. Elle avait été prise dans les entrelacs de complots aidés par le hasard. Si féminine, il était inévitable qu'elle se montrât vulnérable, mais il avait discerné aussi qu'il y avait sous sa faiblesse un étrange courage.

Il évoquait la nuit sur l'île, lorsque, guettant de loin les gestes de Colin et d'Angélique, leur lutte contre la tentation lui avait été perceptible.

Certes, il ne lui était pas agréable de reconnaître qu'elle pût être tentée par un autre homme que lui-même, mais, en cela, il savait qu'il était aussi déraisonnable qu'un jouvenceau. Ce qui demeurait, c'était la loyauté dont elle avait fait preuve envers lui cette nuit-là. Quant à ce qui s'était passé sur le Cœur-de-Marie, il ne tenait pas à le savoir absolument, bien que certaines paroles de Colin Paturel le lui eussent laissé entendre. Or, parfois, il lui avait semblé qu'il pardonnerait plus volontiers à Angélique une étreinte qu'un seul baiser passionné, car il la connaissait dans ses plus intimes voluptés. Chez elle, le baiser avait toujours paru engager plus complètement son être que le don anonyme des entrailles obscures. Ainsi était-elle, sa déesse imprévue ! Elle livrait plus volontiers son corps que ses lèvres. Il aurait parié qu'avec les « autres », il en avait été toujours ainsi. Et il aurait voulu se dire qu'elle n'avait de goût que pour sa bouche à lui. Mais, en cette exigence, il faisait encore preuve d'une adolescence de sentiments ridicule. Voilà à quoi elle l'avait réduit après une existence où, par une prudence raisonnée, il n'avait voulu donner aux femmes qu'une place certes attrayante et importante, mais qui ne devait jamais l'entamer lui-même dans sa personnalité. Inutile de s'attarder sur ce qui avait été.

Plus graves étaient les dangers qu'elle avait courus, les pièges qu'on lui avait tendus. Il fallait démêler cela.

Il passait et repassait devant elle, lui jetant par instants un regard où elle voyait briller des lueurs adoucies, puis qui se durcissait sous l'effet de ses réflexions et de ses soupçons.

– Pour quelles raisons croyez-vous que le père de Vernon vous ait laissé votre liberté ? jeta-t-il.

– En vérité, je n'en sais rien. Peut-être, au cours de ces trois journées de navigation, avait-il acquis la certitude que je ne pouvais être la Démone de l'Acadie comme tous ces gens se l'imaginent.