– Celui qui te plaît tant, Aristide, je parie qu'il l'a sur l'échine, la fleur de lys, tout comme toi. Guéris-toi vite, fillette. Toi aussi, tu iras à la noce... Et vous ferez un beau couplet... Foi de marquise...

Les paupières de Julienne battaient sur ses yeux de feu que la lassitude, enfin, adoucissait. Calmée par les médecines qu'on lui avait fait ingurgiter, elle s'endormait.

– On en trouve du drôle de monde chez vous, chuchota-t-elle, qui êtes-vous donc, m'dame ? Madame des Amériques... Et vous voyez ce qui reste caché à d'autres. Elle vous va bien, cette tresse... Vous ressemblez à ces saintes reines qu'on voit... sur les missels. C'est pas possible que moi, une gueuse, j'aie cette chance...

Chapitre 25

Les bannières claquaient au vent. Les voiles étaient prêtes à se gonfler sous le vent. Et, une fois de plus, tout le monde était au port.

– Alors ? Vous ne m'embrasserez même pas, s'écria Vaneireick en tendant les bras à Angélique. Même pas à l'heure de l'adieu ?

Elle s'élança vers lui et le baisa sur les deux joues, ressentant sa bonne étreinte d'homme comme un réconfort et sans souci de toute la population rassemblée sur le rivage qui assistait à leurs démonstrations.

Qu'ils en pensent ce qu'ils voulaient, les jaloux ! Elle avait bien le droit d'embrasser qui lui plaisait.

– Courage ! lui glissa le flibustier à l'oreille, vous gagnerez ! Mais souvenez-vous de mon conseil. À confesse et au lit...

Il agita son grand chapeau emplumé à la ronde et sauta dans la barque qui devait le conduire à son bord.

Le Sans-Peur, tout frémissant sous la poussée irrésistible de la marée, ses vergues garnies de matelots prêts à tendre les voiles, tirait sur son ancre comme un pur-sang sur sa longe. Des vivats, des hurrahs se mêlèrent aux ordres brefs lancés de la dunette par la voix de Gilles Vaneireick.

– Monsieur Prosper Jardin, êtes-vous paré ?

– Oui, monsieur, répondait le quartier-maître.

– Monsieur Miguel Martinez, êtes-vous paré ?

– Oui, monsieur, répondait le chef des gabiers.

Et lorsque rémunération fut terminée :

– Paré. À Dieu vat ! cria le capitaine avec un grand geste.

Les cordages relâchés, les voiles se tendirent, bombèrent, éclatantes de blancheur sur le ciel bleu, et doucement le Sans-Peur se mit en mouvement et commença de louvoyer à travers les îles, suivis du flybot et du petit cotre, sur lesquels avaient pris place le comte de Peyrac et Colin Paturel, escortant leurs hôtes jusqu'à la sortie de la passe difficile. Du haut de la dunette, la belle Inès agita son éventail et l'écharpe de son madras de satin jaune vers Angélique. Rassurée sur les sentiments de son Vaneireick avec lequel elle reprenait la mer, la petite métisse aventurière se laissait aller à témoigner son amitié à celle même qu'elle considérait sa principale rivale.

Lorsque le vaisseau ne fut plus qu'un lointain quadrillage blanc posé en pyramide sur l'horizon, Angélique revint vers le fort. En chemin, elle rencontra l'homme aux épices et son Caraïbe, assis côte à côte sur le sable et mâchant des clous de girofle. Pour des raisons indémêlables, ils avaient demandé à rester quelque temps. Il y avait eu des échanges après le partage du butin, pierreries, étoffes et marchandises, auquel – cas unique dans les annales de la Flibuste – le capitaine du navire capturé, Paturel ex-Barbe d'Or, avait participé lui-même. Pour deux émeraudes sans prix, Vaneireick avait consenti à prendre à son bord les boucaniers indésirables qui, malgré leur paresse et mauvaise mentalité, bien menés à coups de garcette, lui remplaceraient ses morts du combat.

Hyacinthe Boulanger s'était donc séparé de son frère de la Côte, Aristide, qui, prétextant sa faiblesse abdominale et multipliant ses serments de bonne conduite, avait supplié qu'on le gardât à Gouldsboro.

– Et puis j'ai fait une touche, tu comprends, avoua-t-il à l'oreille velue d'Hyacinthe, une belle fille qui s'appelle Julienne. Quand j'aurai mené à bien mes affaires avec elle, je te ferai signe et tu reviendras me chercher...

Donc, aucune illusion à avoir ! On reverrait le Sans-Peur et sa cargaison de tampons noirs, de jambes de bois, de bouches édentées à la puissante haleine de rhum de la Jamaïque, on reverrait de joyeux drilles de l'île de la Tortue emplumés, enrubannés, enturbannés d'étoffes d'indienne à fleurs, bardés de coutelas, de poignards, de sabres et de pistolets, et de haches effrayantes.

L'été ne faisait que commencer.

Et l'on reverrait aussi les navires anglais et bostoniens partis à l'aube, les chaloupes acadiennes qui s'étaient éloignées avec leurs Mic-Macs et, en échange du bétail apporté, un choix de précieuses marchandises de luxe qui enchanteraient les dames de Port-Royal, là-bas, de l'autre côté de la Baie Française : dentelles, velours, passementeries, savons et parfums, armes et munitions pour la défense du fort français, bannières brodées et, comble d'aubaine, un ciboire et un ostensoir de vermeil, prélevés sur le butin espagnol d'un pirate converti. Dieu n'en serait-il pas doublement honoré dans la pauvre église de la plus ancienne colonie française fondée par Champlain ?

Un calme étrange paraissait tomber sur le village. En silence, les habitants se dispersaient et revenaient vers leurs demeures de bois.

– Oh ! Regardez, s'exclama tout à coup la jeune Séverine, il n'y a plus que deux navires à l'ancre, dans la baie. Le Gouldsboro et le Cœur-de-Marie. Après toute cette forêt de mâtures qui s'agitaient là, ces jours-ci, comme cela fait vide !

Deux navires à l'ancre dans la baie, chuchotait aux oreilles d'Angélique la voix de la nonne visionnaire.

Chapitre 26

« J'irai à toi, mon amour. Il faut que j'aille à toi... J'ai peur. Toi, tu es un homme. Tu te tiens sur la terre. Ton sommeil est profond et rien ne peut atteindre son obscurité. Tandis que, moi, je suis une femme... et parce que je suis femme, je lis à travers la transparence des signes... Et ce que j'entrevois est horrible ! Je ne peux plus dormir. »

Malgré la paix revenue, malgré les chansons des matelots qui pour plaisanter fredonnaient aux alentours de leurs promises :

Il y avait dix filles dans un pré


Toutes les dix à marier.


Y avait Dine, y avait Chine


Y avait Claudine et Martine.

Malgré la détente qui suivait ces jours d'angoisse et que ressentaient tous les colons de Gouldsboro, Angélique ne pouvait y participer.

Juillet crépitait, montait à la surface du monde en une bouffée de chaleur brûlante. Son brasillement s'élevait, étourdissant de chants de grillons et de bourdonnements d'abeilles portant l'odeur des fleurs, des résines et des sèves surchauffées. Les hauts candélabres des lupins roses, bleus et blancs, dressés en haies foisonnantes et féeriques, luttaient avec la splendeur des verges d'or, monuments de métal pur guilloché de mille arabesques, gardant l'orée des bois. L'églantine sauvage accompagnait les roses contre les maisons. Des nuées de pavots sensibles coulaient le long des rivages jusqu'à l'océan. Les oiseaux marins, dans leur long vol blanc, glissaient sur un air bleu teinté de rosé. Rosé était la baie. Comme une fleur ouverte. Comme une chair offerte...

Ah ! Catherinette et Catherina


Y avait la belle Suzon


La duchesse de Montbazon


Et y avait la Du Mai-ai-ne...

Pour Angélique seule, la fabuleuse langueur du jour, mêlée d'étincelles, et que portaient le soir des nuages mauves frangés de feu, se révélait vénéneuse. Le lendemain du départ des navires, après une nouvelle nuit d'insomnie, elle décida de se chercher des armes. Elle avait perdu ses pistolets lors de l'attaque du village anglais. Yann Le Couennec lui ouvrit le cabinet de travail du comte de Peyrac dans le fort, dont le jeune Breton avait la clé. Elle l'avait rencontré près du magasin d'armes et il l'avait avertie qu'un grand choix de pistolets, d'arquebuses et de mousquets avait été apporté par le Gouldsboro. Le comte avait retenu chez lui les plus belles pièces parmi les modèles les plus récents afin de pouvoir les examiner à loisir.

Yann lui sortit d'un bahut les armes en question, dont il s'était occupé lui-même, et les exposa sur la grande table où traînaient des plumes d'oie et des écritoires ; il ouvrit la fenêtre étroite afin que pénétrât la lumière. Dans cette petite pièce étroite, flottait le parfum familier de Joffrey, le tabac, et elle ne savait quelle senteur de bois de santal, d'oriental dont il imprégnait ses vêtements. Un parfum net, mais subtil, tant soit peu déroutant par son originalité qui ne cherchait pas à plaire, mais convenait parfaitement à la personnalité à la fois distante et séduisante de celui qui en usait.

– Quand vous verrez, M. le comte, vous l'avertirez de ma requête, s'il vous plaît, dit Angélique à l'écuyer, je n'ai pu le joindre ce matin.

Répondrait-il à cet appel qu'elle jetait vers « lui », sous des mots quotidiens, mais le cœur tremblant, viendrait-il ?

Elle se pencha sur les armes neuves, toutes belles. Son examen l'arracha à ses soucis. Certaines « platines » anglaises présentaient d'intéressantes améliorations. L'on nommait « platines » l'ensemble des pièces qui composaient la mise à feu et qui variaient dans les détails selon les pays. En ces pistolets anglais, la batterie et le couvercle du bassinet étaient couplés – ce qui augmentait, certes, les risques de décharge accidentelle, mais était compensé par une petite griffe accrochée au talon du chien et que les initiés appelaient « dog-lock ». Malgré ce très net perfectionnement, les préférences d'Angélique allaient à la platine française – par habitude, sans doute. Elle s'attarda aussi près d'un « long canon » nordique en ivoire rehaussé d'ambre, dont l'apparence élégante la flatta. Le système de mise à feu était assez grossier, mais il avait l'avantage qu'on pouvait y placer n'importe quel silex ramassé au hasard, tandis que les autres modes de platine exigeaient des pierres taillées finement et calibrées, ce qui était trop compliqué pour un pays quasi sauvage comme ici. Elle était en train de le retourner en tous sens, étudiant la retenue du chien, la contenance du barillet, lorsqu'elle devina l'entrée de Joffrey de Peyrac derrière elle.