– Eh bien ! voilà. J'suis ruiné, conclut-il après avoir séché une seconde écuelle. À mon âge, autant dire que j'suis fini. Le cimetière, voilà c'qui m'attend en fait de navire. J'lui avais dit à la duchesse : « Ça finira mal, tout ça. » Mais bernique ! Elle n'en fait qu'à sa tête, cette femme ! J'm'en doutais bien que cette traversée m'amènerait des malheurs, mais à mon âge on prend ce qu'on trouve, pas vrai ? Des filles comme cargaison, voilà où j'en étais réduit, des filles à colons pour les Amériques.
– Cela n'a pas dû être facile, un tel voyage, avec tant de femmes à bord !
Les yeux du capitaine se révulsèrent.
– L'enfer ! soupira-t-il, si vous voulez mon avis, m'dame, les femmes, ça ne devrait pas exister.
Dans les joues, il s'enfourna un quignon de pain entier et un morceau de fromage qu'elle lui présentait, et, tandis qu'il mâchait puissamment, il l'examinait de ses petits yeux perçants.
– Et tout ça pour aller se perdre sur une côte peuplée de naufrageurs, grogna-t-il. Vous avez pourtant pas l'air d'une bandite, vous ! On vous dirait plutôt une bonne et honnête femme, vous. Vous devriez alors avoir honte. Permettre à vos hommes de faire ce sale métier de pilleurs de navires et d'assassins.
– Qu'insinuez-vous là ?
– Mais d'attirer les navires sur vos saloperies de rochers, achever à coups de gourdin les pauvres gars qui essaient d'en réchapper, c'est un métier, cela ? Dieu et les Saints du Paradis vous puniront.
Angélique était à court de réactions pour s'indigner d'une si outrageante accusation. Elle avait eu son comptant de fous et de folles depuis trois jours, de désespérés et d'hystériques. Tout cela s'excusait de la part de gens qui avaient failli périr en mer. Elle répondit sans colère :
– Vous faites erreur, mon brave homme. Nous sommes de simples colons, vivant de commerce et du travail de nos mains.
– Mais alors, pourquoi j'aurais été me f... sur ce seuil de pierres pointues comme des aiguilles, rugit-il en se tendant vers elle, si je n'avais pas vu danser les lumières dans la nuit ? Je sais très bien ce que c'est que d'être naufrageur et comment on balance les lanternes sur les falaises pour faire sombrer les navires, en leur faisant croire qu'il y a un port par là.
« J'suis d'Ouessant, moi, à la pointe de la presqu'île bretonne.
« J'my attendais si peu au choc que j'ai été projeté à l'eau. Et comme j'arrivais à la côte, et que je commençais à me cramponner, « ils » m'ont frappé là et là... Regardez. C'est pas du rocher qui a fait ça.
Il rejeta en arrière sa tignasse de dieu marin encollée de sel et de goémon. Les yeux d'Angélique s'agrandirent et le cœur lui manqua.
– Hein ! Qu'est-ce que vous en dites ? triompha l'homme, heureux de la voir pâle et sidérée.
Mais c'était moins la plaie du cuir chevelu qu'il exhibait qui fascinait Angélique que l'apparition d'une large tache vineuse que Job Simon portait, de naissance, à la tempe.
« Lorsque tu verras le grand capitaine à la tache violette, sache que tes ennemis ne sont pas loin !... »
Qui lui avait dit cela ?... C'était Lopez, le petit boucanier portugais du Cœur-de-Marie lorsqu'ils étaient ensemble à la pointe de Maquoit.
Mais où était Lopez ? Il est mort dans la bataille... du Cœur-de-Marie...
Chapitre 22
Elle se regarde dans le miroir. La nuit entoure d'ombre la plaque froide de la glace vénitienne. Les dernières clartés du couchant, venues de la fenêtre, y jettent de blafards reflets. Elle se voit un visage de fantôme éclairé d'un regard d'escarboucle. Les cheveux, en auréole lunaire sur sa tête, lui semblent fous. Le vent les a tourmentés, emmêlés, tandis qu'elle errait sur les plages à la recherche des cadavres et qu'elle rencontrait la Licorne, et elle est lasse de ces caprices incessants des mèches autour de ses tempes que serre une migraine lancinante.
« Je vais les tresser », décide-t-elle.
Elle les prend à pleines mains, les tord, les divise et discipline leurs reflets de nacre et d'or. La tresse, lourde et somptueuse, repose sur son épaule comme une bête luisante. Elle la rejette, la défait, la refait de nouveau, la relève et la noue en arrière ramenée en trois tours sur elle-même. Ce poids contre sa nuque, à la naissance des épaules, lui pèse, mais elle se sent un instant soulagée. Elle passe le bout de ses doigts sur son front. Qui lui a dit : « Lorsque tu verras le grand capitaine à la tache violette, sache que tes ennemis ne sont pas loin ? »
Tout à l'heure, elle s'en est souvenue. Ah ! oui, c'était le métis portugais Lopez, là-bas à la pointe Maquoit, sur la baie de Casco.
Mais le petit Lopez est mort dans le combat du Cœur-de-Marie. Angélique se jette tout habillée sur ce lit froid où elle ne parvient plus à prendre le repos que nécessiterait sa vie épuisante. Tous les blessés et malades pansés, soignés, elle s'est retirée pour la nuit sur les instances d'Abigaël, qui est bien la seule à se préoccuper de l'état de fatigue dans lequel ces derniers jours ont plongé Mme de Peyrac. A-t-elle seulement aperçu son mari aujourd'hui ? Elle n'en sait plus rien. Elle n'a plus de mari. C'est un étranger, indifférent à sa peine. Elle est seule comme autrefois, dans un monde étranger, où s'avance lentement une menace invisible. Seule, elle se débat et tourbillonne parmi un ramassis de corps nus, hommes et femmes, sanglants, plaies ouvertes, entremêlés dans la convulsion de chairs répugnantes de l'Enfer de Dante, vision d'où l'odeur même est abolie et traversée par instants de signes effrayants : la figure de proue de la Licorne en bois doré, le capitaine à la tache violette qui mange goulûment, les maisons de bois clair sur le rivage couleur d'aurore.
Si Joffrey était là, elle lui ferait part de ses pensées extravagantes. Et il se moquerait d'elle, la rassurerait.
Mais elle est seule...
« ... Il me semble que tout est en place, lui dirait-elle, que des choses terribles vont survenir.
« – Quelles choses, ma chérie ?
« – Je ne sais pas, mais j'ai peur ! »
Elle entend la voix du père de Vernon : « Quand les choses diaboliques se mettent en route... »
Elle se retourne sur le lit froid, avide d'un refuge, d'une chaleur. Elle se lèvera, elle le cherchera, elle lui dira : « Pardonne-moi ! Pardonne-moi ! Je ne t'ai pas trahi, je te le promets, mais ne me repousse plus, je t'en prie... »
Mais elle le voit implacable, sombre et distant, comme au temps du Rescator, et ne peut plus imaginer qu'il ait pu jamais lui prodiguer tant de câlineries et que la vie ait pu être entre eux à chaque minute si précieuse et intime.
« O mon amour ! Nous étions des amants si gais, nous étions des amants si graves. Toutes ces nuits folles... Tant de rires, de joies sans ombres, et nous pouvions nous regarder sans fin, éperdument, sans avoir honte.
« Et quand il y a eu l'épidémie de variole, te souviens-tu ? Et surtout... Là, les larmes lui montaient aux yeux. Elle le voit, inclinant sa haute taille devant la minuscule silhouette d'Honorine, offensée par Cantor.
– Venez, damoiselle, je vais vous faire donner des armes... Je pensais : L'Amour nous restera toujours... Insensée ! « Veillez, car vous ne connaissez ni le jour ni l'heure »...
Angélique se débat dans son sommeil. Elle rêve que la tresse d'or est devenue monstrueuse, se glisse le long de son corps, la ligote. Ce sont les signes qui s'entremêlent, se tordent, comme la tresse autour d'elle, et l'étouffent. Un démon apparaît et il a le rictus cruel de Wolverines le glouton.
Elle pousse un cri horrible, se réveille, la bouche amère. Son cri vrille encore à ses oreilles. Tandis qu'au sein d'Angélique décroissent les échos d'une émotion voluptueuse. Elle a rêvé qu'elle faisait l'amour avec un être indistinct, effrayant et d'une douceur étrange.
Elle se souvient de son cri, mais ce n'est pas elle qui l'a poussé. Il se renouvelle au-dehors, perçant les brumes de l'aube, cri de femme, aigu. Angélique se rue hors de sa couche, vers la fenêtre ouverte, et se penche. Au ras du sol, traînaient des nuées d'un rosé fumeux, brouillard marin voilant les prémices d'un jour de juillet qui serait étouffant. Le silence de ces premières heures avait déjà quelque chose d'opaque, d'écrasé.
Le cœur d'Angélique avait des ratés et ne parvenait pas à retrouver un battement régulier. Si profond était le silence, si moite le brouillard qu'elle crut, de nouveau, avoir rêvé. Mais un troisième cri s'éleva. Cela venait du hangar des filles naufragées.
– Bon Dieu ! jura-t-elle, qu'est-ce donc qui se passe encore ?
Elle se jeta hors de sa chambre, bouscula la sentinelle somnolente, lui fit ouvrir les portes du fort et pria un des Espagnols, qui gardait une poterne à l'extérieur, de l'accompagner. On voyait à peine le sol devant soi.
Près de la grange, des formes nombreuses s'agitaient avec l'égarement des âmes perdues des limbes.
Angélique arriva juste à temps pour se jeter entre deux forts gaillards armés de coutelas qui, nonobstant le fait qu'on ne pouvait distinguer son adversaire à trois pas, prétendaient s'affronter en combat singulier.
– Perdez-vous la tête ! s'écria-t-elle. Que faites-vous dans ces parages à vous battre au lieu d'être à vos bords ?
– C'est à cause de ceux-là qui veulent nous prendre nos femmes, expliqua l'un des antagonistes, en lequel elle reconnut Pierre Vanneau, le quartier-maître du Cœur-de-Marie.
– Comment cela, vos femmes ?
– Bédame, celles qui sont là-dedans.
– Et d'où avez-vous pris qu'elles sont vos femmes depuis hier qu'elles sont arrivées céans ?
– Bédame, c'est bien pour nous que le Bon Dieu les a convoquées, pas vrai, pour nous, les gens du Cœur-de-Marie. C'était dans le contrat, et « priez ! » qu'il a dit, le père Baure. On a prié et...
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