– Vous pouvez parler, vous autres, les demoiselles, cria la Julienne qui l'entendit, en fait de bonté !... Il vous faut du satin à vingt livres pour vos affûtiaux alors que nous autres, de l'Hôpital général, nous nous contentons de toile de Troyes à trente sous l'aune.

Elle affichait des manières de poissarde, mais sa tentative de discorde fit long feu, car toutes les autres filles étaient en effet accortes, modestes et discrètes bien que très pauvres, élevées par les religieuses de l'orphelinat, et le naufrage les avait rapprochées de leurs compagnes plus aisées et plus distinguées. C'était Delphine du Rosoy qui avait eu l'idée de construire un radeau et les avait encouragées et soutenues aux moments les plus terribles. Angélique n'avait eu d'autre ressource, pour abriter ses protégées, que de les installer à leur tour dans la grange au maïs, laissée libre par la libération des prisonniers. Ceux-ci avaient regagné leur habitacle du Cœur-de-Marie.

Pour lors, ils rôdaient aux alentours de la grange, regardant tous ces cordées de jupons et de caracos qui flottaient au vent.

Le lieutenant de Barssempuy apporta entre ses bras une forme blanche abandonnée. Ses yeux brillaient d'une excitation fébrile.

– Je l'ai trouvée, expliqua-t-il, je l'ai trouvée là-bas, dans ces rochers bleus, comme une mouette blessée. Elle ressemble à mon rêve. C'est elle, j'en suis sûr. Je l'ai souvent vue en songe ; regardez comme elle est jolie.

Angélique jeta un regard sur le visage exsangue que tirait en arrière le poids d'une longue chevelure blonde alourdie d'eau de mer, de sable et de sang.

– Malheureux, cette fille est morte... ou c'est tout comme.

– Non, non, je vous en supplie, sauvez-la, dit le jeune homme. Elle n'est pas morte. Faites quelque chose pour elle, madame, je vous en supplie, vous qui avez des mains miraculeuses, soignez-la, ranimez-la, guérissez-la... Elle ne peut pas mourir, car c'est elle que j'attendais.

– C'est Marie-la-Douce, dirent les Filles du roi en se penchant sur la forme inanimée et sanglante. Pauvre malheureuse ! Il vaudrait mieux qu'elle meure. Elle était la suivante de Mme de Maudribourg et elle la considérait comme sa mère. Que va-t-elle devenir sans elle ?

Tandis qu'Angélique, aidée de la vieille Rébecca, entreprenait de ramener à la vie le pauvre corps couvert d'ecchymoses, les naufragées discutèrent ensemble des conditions dans lesquelles la duchesse avait perdu la vie. Elles convenaient que c'était en retournant dans l'entrepont pour y chercher l'enfant de Jeanne Michaud que l'on avait oublié.

Jeanne Michaud pleurait dans un coin. Elle était la plus âgée de la compagnie avec ses vingt-deux ans. Veuve d'un petit artisan en chaudronnerie, elle avait ému le cœur généreux de Mme de Maudribourg qui l'avait encouragée à venir en Canada, avec son petit Pierre de deux ans, où elle retrouverait plus facilement qu'en France un nouvel époux. Elle avait un certificat de bonnes mœurs délivré par son curé et qui prouvait qu'elle n'était pas mariée en France. Elle ne se souvenait de rien, sinon d'un réveil au milieu de ténèbres et de cris où elle avait cherché en vain l'enfant endormi à ses côtés. Elle ne cessait de gémir :

– C'est de ma faute. Mon enfant est mort et notre bienfaitrice s'est perdue pour le sauver. Une sainte, morte martyre !

– Et moi je trouve que vous faites bien des histoires pour cette satanée duchesse, s'écria grossièrement Julienne. La bienfaitrice, voulez-vous que je vous dise, c'était une emmerdeuse ! Moi, je la laisse volontiers aux anges du Ciel, s'ils en veulent : Elle m'a assez fait pâtir avec ses malices.

– Vous parlez ainsi parce qu'elle vous obligeait d'aller à la messe, dit sévèrement Delphine, et à prier et à vous bien conduire.

La fille poussa un éclat de rire rauque, puis coula vers la demoiselle un regard sournois et rusé.

– Ah ! Je vois. Vous vous y êtes laissé harponner, vous aussi, mam'selle du Rosier. Elle a fini par vous avoir avec ses patenôtres. Pourtant, au début, vous l'aimiez pas plus que moi. Mais elle a su y faire.

– Julienne, vous l'avez détestée dès le premier jour parce qu'elle cherchait à vous racheter. Or, vous détestez le bien.

– Son bien à elle ? Ah ! Ouiche ! Je le refuse. Voulez-vous que je vous dise ce qu'elle était votre duchesse ?... C'était une friponne, une salope...

La suite se perdit dans un concert de cris et de hurlements car trois ou quatre des Filles du roi se jetèrent sur Julienne dans un paroxysme d'indignation. L'autre se débattait, gesticulant de plus belle et mordant les mains qu'on essayait de lui plaquer sur la bouche pour la faire taire.

– Si, j'le dirai c'que j'pense... C'est pas vous qui m'en empêcherez, bougresses !

Sa voix s'éteignit, faiblit, et elle s'affaissa sur le sol, en pâmoison. Les assaillantes étaient déconcertées.

– Que lui arrive-t-il ? Nous l'avons à peine touchée.

– Je crois qu'elle s'est blessée dans ce naufrage, intervint Angélique, mais elle ne veut pas qu'on l'approche. Cette fois, elle devra bien se laisser faire.

Mais, à peine se penchait-elle sur l'irréductible, que l'autre se redressa avec un regard haineux.

– Me touchez pas, ou je vous massacre !

Angélique haussa les épaules et la laissa. Julienne se retira dans un coin, où elle demeura tapie comme une bête fauve.

– Jamais une fille comme celle-là n'aurait dû faire partie d'un convoi pour le Canada, répétèrent une fois de plus les demoiselles. À cause d'elle, on va nous prendre pour de ces vauriennes et laronnesses que l'on envoie à l'île Saint-Christophe... Nous, on est pauvres, mais point des échappées du bagne.

Marie-la-Douce ouvrait les yeux, de beaux yeux pervenche entre des cils blonds, et qu'habitait un indicible effroi.

– Les démons, murmura-t-elle, ah ! Je les vois, j'entends leurs cris dans la nuit... Ils me frappent !... Les démons !... Les démons !...

Chapitre 21

Sur une plage où elle poursuit, le soir venu, ses recherches, Angélique devine derrière elle une présence.

Elle se retourne. Et défaille.

L'animal mythique est là !

La licorne.

Dressée, la licorne incline orgueilleusement son encolure d'or et la longue pointe de ses naseaux « étincelle au soleil couchant comme du cristal ». La grève est minuscule, en demi-lune, cloisonnée par des bouquets d'arbres qui projettent hardiment leurs racines jusqu'à la lisière du varech. Elle s'ouvre sur le fjord étroit que l'on nomme la crique des Anémones car, de toutes couleurs, à l'été, elles y fleurissent. Or, sur le sable blanc et lisse, émergent le long cou et la tête de la LICORNE. Angélique croit rêver devant cette apparition et elle n'a pas la force de pousser un cri d'appel. À cet instant, un être hirsute, bramant comme un loup-marin, surgit des eaux. Il se rue en avant et ses clameurs emplissent la crique et réveillent les échos des falaises. Il passe en trombe devant Angélique, se jette devant la Licorne, les bras étendus.

– Ne la touchez pas, misérables ! Ne touchez pas à ma bien-aimée. Elle que je croyais perdue... Ah ! Ne la touchez pas ou je vous tuerai tous !...

Il est gigantesque. L'eau et le sang ruissellent de son visage barbu et hideux. En rigoles parmi ses vêtements haillonneux. Ses prunelles brillent d'un feu effrayant et fugace. Les hommes de Gouldsboro qui sont accourus, attirés par les cris, serrent en main leurs couteaux ou leurs sabres et le regardent avec appréhension.

– N'approchez pas, naufrageurs, ou je vous étrangle.

– Faut l'abattre, dit Jacques Vignot, qui porte un mousquet. Il est devenu fou.

– Non, intervient Angélique, laissez-le. Je crois comprendre. Il n'est pas fou, mais en danger de perdre sa raison.

Alors, elle s'approche du malheureux qui la domine de sa taille énorme, ainsi qu'un géant égaré et halluciné.

– Comment se nommait votre navire, capitaine ? interroge-t-elle avec douceur. Votre navire, qui s'est brisé cette nuit sur les récifs.

Sa voix parvient à l'esprit obscurci de Job Simon. Des larmes se mettent à couler sur sa hure embroussaillée. Il tombe à genoux, entoure de ses bras la figure de proue en bois doré de son navire perdu, presque aussi haute que lui.

– Mais La Licorne, madame, murmure-t-il. Mon vaisseau que j'ai perdu se nommait La Licorne !

– Venez, je vais vous donner à manger, dit-elle à Job Simon, en posant sa main sur son bras avec une douceur qui pénétra comme un bienfait jusqu'à l'esprit troublé du malheureux.

– Et elle, qu'est-ce qu'on va en faire ? bredouilla-t-il avec un geste vers le monument de bois doré qui émergeait du sable. Il ne faut pas lui faire de mal à ma Licorne... Elle est si belle !

– On va la transporter à l'écart de la mer... Et, plus tard, vous la remettrez à la proue d'un autre navire, monsieur.

– Jamais ! Jamais ! J'suis ruiné, je vous dis... Mais au moins elle me reste, elle, ma Licorne !

Hein ! qu'elle est belle ! Dorée à la feuille qu'elle était ! Et je m'ai planté moi-même sur le nez cette belle corne d'un narval que j'avais harponné. Du bel ivoire rosé tout tire-bouchonné...

Vous avez dû voir comme il brille au soleil...

Il monologuait, se confiant à la femme étrangère qui le dirigeait dans son inconscience. Il se laissait entraîner comme un enfant.

Parvenue à la demeure de Mme Mercelot, elle le fit asseoir devant la table rustique. Il y a toujours chez les colons d'Amérique un brouet ou une soupe qui mijote sur les braises de l'âtre. Angélique versa dans une écuelle de la purée de courges accompagnée d'huîtres farcies. Le naufragé se mit à manger goulûment, poussant des soupirs et ressuscitant à chaque lampée.