Elle était outrée de sentir qu'il pardonnait plus volontiers à Colin d'avoir Voulu la prendre qu'à elle de s'être livrée.
La complicité de leur sensualité masculine l'exaspérait. Les hommes étaient des êtres avec lesquels il était inutile de chercher à s'entendre. Ils réussissaient toujours à vous tromper ou à vous déconcerter par quelque raisonnement. Elle en avait assez des hommes et de leurs exigences.
Panser les blessés de leurs guerres, nourrir et élever les enfants de leur plaisir, fourbir leurs armes et, à longueur d'année, effacer la trace de leurs pas sur les planchers de leurs maisons, préparer les gibiers de leurs chasses, nettoyer les poissons de leurs pêches. La peine noble pour eux, la peine ingrate pour elles !
Il y avait une semaine, elle dansait à Monégan et sautait dans le feu des Basques, portée par la joie de vivre et la poigne du grand Hernani.
Séparée de Joffrey alors, elle était plus proche de lui qu'aujourd'hui. Depuis trois jours, ils ne s'étaient pas adressé la parole. Ils semblaient ne plus exister l'un pour l'autre. En quelques jours, moins d'une semaine, un gouffre s'était creusé sous leurs pas, un mur s'était dressé, inexpugnable. Tout se nouait pour les entraîner vers une solution où leur amour sombrerait, avait déjà sombré peut-être.
Une voix parut chuchoter à ses oreilles dans le vent :
« Il vous séparera... vous verrez ! vous verrez !... »
Un frisson la secoua toute et elle s'arrêta au bout du promontoire. Elle repensait à ce nœud de circonstances qui l'avaient entraînée à humilier publiquement l'homme qu'elle adorait. Il y avait en tout cela quelque chose de diabolique. Un entrelacs de hasards et de malchances, qui ne semblaient trouver leur explication que dans la malignité des esprits infernaux acharnés à leur perte.
La peur la prit. Une peur qu'elle avait déjà éprouvée l'autre soir, lorsque l'inconnu au visage blanc l'avait conduite vers l'île. Voici qu'elle se mettait à croire au diable... comme tout le monde en ce damné pays.
Elle se tourna vers Gouldsboro. « Il y a des lieux où souffle l'esprit... »
Gouldsboro était-il de ceux-là ? Était-il vraiment désigné, comme l'avait dénoncé la nonne visionnaire de Québec, pour être le théâtre d'un drame supra-terrestre ?
« Mais ce n'est pas moi la Démone, dit Angélique presque à haute voix. Alors ?... »
Malgré elle, le souvenir lui revenait de la prédiction religieuse qui avait tant ému la population canadienne.
« Je me trouvais au bord de la mer. Les arbres s'avançaient jusqu'au bord de la plage... Le sable avait un reflet rosé... Sur la gauche, étaient bâtis un poste de bois avec une haute palissade et un donjon où flottait une bannière... Partout dans la baie, des îles en grand nombre comme des monstres assoupis... Au fond de la plage, sous la falaise, des maisons de bois clair... Dans la baie, deux navires se balancent, à l'ancre... De l'autre côté, à un ou deux miles, il y a un hameau de cabanes avec des roses autour. J'entendais piailler les mouettes et les cormorans... »
Le vent tordait la chevelure d'Angélique. Ses cheveux l'enveloppaient comme d'une présence humaine démente, qui par instants la quittait, à d'autres la ligotait, lui chuchotant des mots effrayants.
Figée à la pointe d'un rocher, Angélique regardait vers Gouldsboro. La plage rosé était là avec les monstres d'émeraude assoupis des îles. Et « le donjon de bois où flottait une bannière », le hameau du camp Champlain où commençaient à s'épanouir les roses.
« Tout à coup, une femme d'une très grande beauté s'éleva des eaux et je sus que c'était un démon féminin... Elle resta suspendue au-dessus des eaux dans lesquelles son corps nu se reflétait... Du fond de l'horizon, une licorne, dont la longue pointe étincelait au soleil couchant comme un cristal, galopa. La Démone la chevaucha et s'élança à travers l'espace. Je sus qu'elle allait détruire l'Acadie, ce cher pays que nous avons pris sous notre protection... »
Angélique, comme hors d'elle-même, gardait les yeux rivés sur le paysage. Il y avait comme un secret caché derrière les formules sibyllines. Maintenant, elle en était persuadée. Le sens irrationnel de notre nature qui la rend sensible aux symboles l'alertait, la tenait en suspens devant le panorama déroulé sous ses yeux.
Oui, il y avait des navires à l'ancre dans la baie, et l'envol des mouettes et des cormorans, et des maisons de bois clair sous la falaise.
Elle poussa un cri. Un souvenir lui revenait. Quand elle avait débarqué en ces lieux, l'an dernier, IL N'Y AVAIT PAS DE MAISONS DE BOIS CLAIR SOUS la falaise. Ces demeures avaient été construites par les Huguenots de La Rochelle au cours de l'hiver et ce printemps. Elle se mit à marcher avec agitation, étourdie par le vent et la griserie des vins, tandis que ses pensées se bousculaient avec fièvre. Elle marmonnait :
– Je leur dirai... Je leur dirai à tous... Je leur dirai à Québec, ce n'est pas moi votre Démone...
Voyez ! Il n'y avait pas de maisons de bois clair... lorsque je suis venue. Et, maintenant, elles sont là... C'est maintenant, maintenant qu'elle doit surgir, la Démone !...
Elle s'arrêta, saisie à la gorge par un grand froid, une terreur impulsive... Les mots qu'elle venait d'énoncer elle-même lui parurent fous, et cependant inéluctables. Hors le nombre des navires – qui étaient en ce jour nombreux et non pas seulement deux – le décor de la prédiction n'était-il pas en place ?
Folles divagations ! Si elle avait pu courir vers Joffrey, il aurait partagé ou écarté ses craintes, il en aurait ri...
Mais elle était seule désormais. Et, à elle seule, se révélait, derrière les apparences, la menace de l'esprit succube, la Démone, créature étincelante qui allait sortir des eaux, chevauchant une licorne pour s'élancer à travers l'espace au-dessus de la Terre d'Acadie et ravager, détruire, détruire tout sur son passage... et jusqu'au fond des cœurs !
« J'avais trop bu !... Et puis, je suis lasse ! Vais-je devenir folle ? Il faudrait dormir, ne plus penser. »
Ainsi raisonnait Angélique au soir de ce jour glorieux de Gouldsboro où l'établissement avait fêté l'intronisation de son premier gouverneur.
À la nuit tombante, Colin avait encore parlé du haut de l'estrade et il avait terminé son discours en jetant à la volée vers la foule, pour cent livres de pièces d'or. Les apparences étaient joyeuses. Pour Angélique, seule, elles étaient effrayantes. Depuis cette « illumination » qu'elle avait eue au bord de la mer, son drame d'être séparée de Joffrey se doublait d'une crainte. Était-il possible qu'ils fussent victimes tous deux de quelque maléfice ? Elle voyait partout des signes tangibles de son pressentiment, et les rires, les chants, les danses, l'allégresse générale la heurtaient, lui paraissaient une aberration insultante à ce malheur qu'elle croyait voir avancer vers eux. Qui était peut-être déjà là, parmi eux ! Un ver dans le fruit. Un esprit succube rôdant, ricanant, pernicieux. Le hululement d'un oiseau de nuit. C'était le rire de la Démone ! À qui parler de son angoisse ?
« J'ai trop bu !... Cela passera demain... Demain, j'irai trouver Joffrey. Il faudra bien qu'il consente à me rencontrer. À me dire ce qu'il veut faire de moi. Me chasser ? ou me pardonner ? Mais cela ne peut pas continuer ainsi... Car alors nous sommes faibles, et elle nous atteindra, la Démone... Mais non, je divague. Il n'y a rien, vraiment... Rien qui s'avance sur les eaux... vers nous !... Cette chose terrible ! Nous serons plus forts qu'elle... Mais il ne faut pas que nous soyons séparés... Je crois que j'ai de la fièvre. J'ai eu ma part aujourd'hui. Adieu, messires, je vous laisse à vos projets grandioses. »
Elle alla de groupe en groupe, qui chantaient encore autour des foyers allumés sur la plage dans la nuit, et qui l'escortèrent de vivats, elle alla vers Joffrey de Peyrac et Colin Paturel qui se tenaient côte à côte sous le fort, continuant de recevoir les hommages et compliments de l'assemblée. En silence elle leur fit la révérence et se retira. Elle vacillait sur le chemin du fort, inconsciente du regard dont les deux hommes, malgré eux, la suivirent.
Sous ses fenêtres, dans la cour du fort, des matelots parlaient, vidaient une suprême chopine.
– En attendant, on est « blousés », dit l'un des hommes du Cœur-de-Marie. C'est bien ça de devenir colon dans un beau coin, mais je ne vois ici pour nous, en fait de femmes, que Huguenotes ou sauvagesses. Trimer aux Amériques, soit, mais pas tout seul. Avoir la soupe qui vous attend à la maison et une femme blanche et catholique dans le plumard, voilà ce qui était convenu ! Moi, c'est ça qui m'avait plu dans le contrat.
Le lieutenant de Barssempuy lui envoya un coup de coude dans les côtes.
– Sois pas trop gourmand, garçon. Tu as vu une fois encore le soleil se coucher alors que ce jour était marqué pour être celui de ta mort. Ce soir, la plus belle femme que tu tiendras dans tes bras, c'est la Vie. L'autre apparaîtra bientôt à l'horizon. Aie confiance !
– N'empêche que, pour l'instant, on n'en voit guère poindre, de femmes.
– Priez, mes frères, intervint le père Baure, priez, et Dieu y pourvoira.
Ils rirent autour de lui.
– Hé ! Moine, fit l'un d'eux, sans te contredire, est-ce que tu vois comment Dieu pourrait s'arranger pour faire surgir du sable, d'ici demain, vingt à trente bonnes filles à marier, dignes de s'unir aux galants gentilshommes d'aventures que nous sommes ?
– Certes, je ne vois pas, répondit paisiblement le Récollet, mais Dieu est grand ! Et tout peut arriver de Sa main. Priez, mes fils, et ces femmes vous seront accordées.
Chapitre 18
Dieu est grand. Dieu peut tout, qu'on se le dise !
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