Une inquiétude qu'il ne voulait pas se reconnaître le tourmentait depuis qu'il avait découvert son visage au lendemain de la soirée terrible, dans les fumées d'une matinée de bataille non moins dramatique. Il avait été saisi d'effroi. « Je ne croyais pas avoir frappé si fort », avait-il songé, atterré. Il constatait que jamais aucune femme n'avait eu le pouvoir de le jeter aussi hors de ses gonds. « J'aurais pu la tuer. »
Furieux contre lui-même, il lui en voulait doublement, et était-ce paradoxe de s'avouer aussi qu'elle l'attirait doublement...
Quand il posait les yeux sur elle, il ressentait cette grande houle, à la fois sentimentale et sensuelle, qui le portait irrésistiblement vers elle avec le désir de la prendre dans ses bras. Il y avait trop longtemps que ses bras étaient vides d'elle. Gilles Vaneireick avait-il raison lorsque, cachant une philosophie assez riche sous sa faconde de bon vivant, il lui conseillait l'indulgence : « Croyez-moi, seigneur Peyrac, votre femme est de ces femmes qui « valent la peine » qu'on pardonne... »
Et il ne pouvait s'empêcher de songer que, malgré son abjection apparente, elle n'avait pas failli au rôle de « comtesse de Peyrac » que les circonstances exigeaient d'elle, s'était montrée sa digne compagne en tout durant ces trois journées douloureuses et décisives. De cela il lui serait toujours secrètement reconnaissant.
Et, la contemplant subrepticement, il ne pouvait s'empêcher en effet de voir que tout en elle « valait la peine » de pardonner. Non pas seulement la beauté, la perfection de son corps – abominable tentation et ce devant quoi il se serait le moins volontiers incliné – mais surtout ce qui était « elle », et qu'il éprouvait comme un trésor sans prix. Alors qu'il croyait la haïr, il s'était vu pris au piège de la valeur secrète et unique d'Angélique. Ce matin du combat sauvage sur le Cœur-de-Marie, lorsque, haletant d'avoir frappé, il s'était arrêté, sûr de la victoire enfin, mais constatant à quel point la bataille avait été meurtrière, spontanément il avait songé « heureusement, elle est à Gouldsboro !... ». Dès qu'ils avaient appris qu'elle était à Gouldsboro, les pauvres blessés avaient repris courage, même ceux qui ne la connaissaient que par ouï-dire. « La dame du Lac d'Argent ! La Française aux pouvoirs guérisseurs ! La Belle Femme ! Celle qui connaît tous les secrets des plantes... des secrets pour guérir... Elle a dans les mains quelque chose de magique, à ce qu'on dit... Elle est sur la plage, à ce qu'on dit... Elle va venir... Nous sommes sauvés... »
Tous les hommes l'adoraient !... Qu'y faire ?...
En ce moment, son rire de gorge l'enflammait et le torturait tour à tour, et le soumettait, comme tous les hommes présents, à un charme qui l'inclinait à l'indulgence, à une lâche reddition.
Tandis qu'il devisait avec ses hôtes, à la table du banquet, au fond de lui-même, dans un chatoiement, deux visages de femme se mêlaient. Les faiblesses d'Angélique ne pouvaient diminuer sa valeur humaine qui avait fini par le subjuguer – il s'en apercevait à la lueur de l'épreuve –sentiment si intimement lié au goût qu'il avait d'elle qu'il ne pouvait plus le dissocier de l'autre aspect féminin, dangereux et versatile qui éveillait sa colère. Il voulait détester la femme à la charnelle faiblesse, à la méprisable légèreté, et il souhaitait ardemment la présence de l'autre, son amie, sa compagne, sa confidente, son refuge charnel et délicieux. Il y avait trop longtemps que ses bras étaient vides d'elle. Son corps réclamait sa présence avec une exigence qui le laissait désemparé.
Leur mésentente subite lui causait une blessure par laquelle il sentait fuir un peu de sa force nécessaire. Il dormait mal au cours des nuits impatientes et troublées. « Où es-tu, ma lisse, ma douce, ma blanche, ma moelleuse femme ?...
« Où est ton épaule nue où j'aime poser mon front ? Où sont tes doigts légers, tes doigts magiques, qui, parfois, osaient enserrer mon visage des deux mains pour l'incliner vers toi et le baiser aux lèvres, en un geste où je sentais l'irrésistible désir de l'amante, mais aussi la chaude tendresse possessive qui sourd au cœur des mères et dont nous gardons toujours une nostalgie particulière, nous autres hommes ! Tu commençais à avoir de moi, moins de crainte. Et puis tout a été détruit. »
Un soupir s'étouffait en la poitrine du comte.
Que pensait-elle là-bas à l'autre bout de la table ? Il ne savait plus. En ces derniers jours, il lui était arrivé d'hésiter sur des décisions à prendre, de douter de lui-même. Il n'y avait que pour Colin Paturel qu'il n'avait pas hésité. Colin, le roi des Esclaves, était l'homme qu'il attendait depuis longtemps. Et, dès qu'il le reconnut, il cessa de voir en lui le rival, décida qu'aucune « histoire de femme » ne le priverait de s'attacher un personnage aussi influent, né d'instinct conducteur de peuples.
Pourtant, c'était sur ce front rude, à la crinière léonine, qu'il avait vu de ses yeux Angélique poser sa main fine et caressante.
Dans l'île, quelle souffrance pour lui de croire à chaque instant le moment venu de la trahison !
Pourtant, dès que, au premier regard, dissimulé entre les arbres, il avait discerné la silhouette du pirate, il avait reconnu le roi des Esclaves de Miquenez. Cela expliquait tout, et cela rendait tout plus grave, plus tragique. Il avait toujours su qu'Angélique avait aimé cet homme, et d'une façon dont il ne pouvait s'empêcher d'éprouver une intense jalousie. Car Colin méritait d'être aimé d'une telle femme.
À ce souvenir, le poison subtil s'infiltrait de nouveau en son cœur. Le plan qu'il avait ourdi et mis en place envers et contre tous lui paraissait dépasser les possibilités de ses forces. C'était vers Colin, en ce moment, qu'elle levait ses yeux admirables, cherchant une complicité dans ceux du Normand rigide, qui feignait, loyal vis-à-vis de Peyrac, de ne pas comprendre la provocation de son sourire éclatant. Il entendait sa voix prenante, un peu moqueuse.
– Monsieur le gouverneur, je crois me souvenir que, lorsque nous étions en Barbarie, vous me nommiez Angélique ? Reprendrons-nous ici ces coutumes fraternelles des captifs chrétiens ? La petite garce ! Non seulement elle affrontait l'opprobre à visage découvert, mais voilà qu'elle ripostait avec des armes acérées.
Il était bien sot de s'attendrir sur elle. Si elle souffrait, eh bien, qu'elle souffre ! Elle méritait une leçon.
Il reporta son attention sur sa voisine de gauche. Inès y Perdito Tenarès, voluptueux produit de sang caraïbe, espagnol, portugais, et dont le regard de jais surveillait jalousement son Gilles, beaucoup trop séduit à son goût par le charme de leur rieuse hôtesse. Peyrac posa un doigt sur le menton de la jolie métisse afin de l'obliger à détourner la tête de l'affligeant spectacle et à le regarder.
– Consolons-nous ensemble, senorita, lui dit-il tout bas gentiment en espagnol.
Chapitre 17
– Colin, il ne m'aime plus ! Il fait la cour à cette Inès. Je l'ai lassé.
Dans la pénombre du couloir, Angélique titubait contre l'épaule de Colin. La fête s'achevait. Un soir nuageux sur fond de ciel d'or versait sa lumière tourmentée sur le désordre de la plage où dansaient et riaient des groupes joyeux. Les gens s'attardaient dans la salle du banquet, rivés à leurs escabeaux. Il faudrait se soutenir mutuellement pour regagner les navires et les logis.
– Il ne m'aime plus... J'en mourrai... Jamais je ne supporterai qu'il aime une autre femme !
– Calme-toi. Tu es soûle, dit Colin avec indulgence.
Et lui-même, échauffé malgré sa résistance aux boissons, avait du mal à ne pas voir le monde à travers le brouillard léger de l'ivresse et à ne pas la prendre dans ses bras. Il avait quitté la salle du festin pour aller inspecter son équipage se disant : « Il faut que je surveille mes bonshommes. »
Mais Angélique l'avait suivi. Elle s'accrochait à lui, manifestement égarée par des prélèvements répétés au tonnelet d'armagnac, mais aussi par une douleur qui avait raison de sa résistance.
– Il te fait des amitiés à toi qui m'as induite en tentation, et moi il me repousse, me rejette, me méprise... C'est injuste !... C'est INDIGNE !
Elle hoquetait un peu, et s'entêtait sur les mots.
– Écoute, petite ! Va donc te promener au grand air, dit Colin. Ça ira mieux après.
– C'est ça ! Vous êtes toujours d'accord, vous les hommes, quand il s'agit d'humilier une femme, de se moq... moquer d'elle ! Toi aussi, tu m'as trahie !
– Tais-toi !... Maintenant, tout est arrangé. Ne te monte pas la tête. Va !
Elle sentit qu'aujourd'hui Colin était redevenu le vrai Colin. Capable d'être aussi intraitable que Joffrey, et, comme lui, de dompter, s'il en décidait ainsi, le plus violent désir charnel. Il l'écarta fermement, la considéra, et sa physionomie se nuança de mélancolie.
– Tu l'aimes trop, murmura-t-il en hochant la tête. En vérité, il te tient par toutes les façons. Il te domine. C'est cela qui te fait mal. C'est cela qui te donne le diable au corps. Allons, va faire un tour de promenade, ma belle... ma belle !
Il l'accompagna vers la plage, et la quitta tandis qu'elle se dirigeait vers les promontoires de l'est.
Colin avait raison.
L'air vif du soir dissipa ses vertiges. Elle marchait d'un pas plus assuré et commença à s'avancer vers les rochers, dans le désir de ne plus rencontrer âme qui vive. Son esprit bouillonnait, comme une cuve aux vendanges, rempli de ferments délétères. Joffrey affichait de se détourner d'elle.
Cela non ! Jamais elle ne supporterait de voir Joffrey prendre dans ses bras une autre femme, chercher son plaisir en elle, et, qui sait, le pire... s'attacher à elle, lui faire des confidences. S'il voulait la punir ainsi, il n'y parviendrait que trop. Elle en mourrait... ou bien elle tuerait cette femme !
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