Si sa présence parmi eux étonnait et même scandalisait les Anglo-Saxons, ils l'acceptaient comme une des conséquences de l'originalité française qui les hérisse souvent, mais semble cependant avoir été créée pour permettre aux étrangers de connaître les joies de la licence, de l'extravagance et même du péché, sans les contraindre à en prendre eux-mêmes l'initiative. À cette heure, le très sévère John Knox Mather ne se sentait pas coupable envers la vertu de tempérance, tandis qu'il vidait gaillardement son hanap d'étain, puisque ces vins étaient français.
Français était l'hôte, et Française était l'hôtesse, ce qui autorisait celle-ci à être belle, éclatante et somptueusement parée pour le charme des yeux des hommes, et tant pis si tant de dangereuses provocations la conduisaient infailliblement à pécher contre le sixième Commandement, car, pour Dieu lui-même, péché français est à demi pardonné, et si l'invitée espagnole dégageait un parfum de jasmin aussi lourd que le regard de ses yeux de velours à demi cachés derrière son éventail de dentelle noire, la crainte et l'horreur d'un tel voisinage s'atténuaient du fait qu'on était à une table française, sur le sol d'une concession française. Le génie de cette race étourdie et légère n'est-il pas précisément de conférer à toutes les situations un peu de sa légèreté ?
N'est-il pas vrai que la hardiesse de ces mélanges surprenants dont les Français ont le secret, dans leurs colonies, au lieu de conduire à l'explosion sanglante qu'on pourrait en attendre, provoque tout au plus une légère ivresse euphorique qui permet de rêver l'espace d'une heure que les hommes sont frères et la damnation abolie ?... L'amiral anglais déclara :
– Gouldsboro sera d'ici peu le lieu le plus fastueux de toute la côte américaine. Je ne sais même pas si, dans leurs villes fortifiées de Floride, les Espagnols peuvent mener aussi joyeuse vie. Il est vrai que vous ne leur en laissez guère le loisir, messieurs de la Flibuste, dit-il à Vaneireick.
– Ils ont la réponse rude. C'est d'ailleurs pourquoi je me trouve ici. Je partage votre opinion que l'on y est mieux qu'ailleurs.
– Quel est donc votre génie, monsieur de Peyrac, qui consiste à faire sortir d'un Mal qui paraît irrémédiable partout un Bien acceptable, car vouloir le Bien n'est pas suffisant, il faut encore qu'il soit – comment dirais-je – matérialisable ? dit Knox Mather que les nombreuses libations poussaient naturellement à ses activités dominantes, c'est-à-dire intellectuelles et théologiques.
– Je ne crois pas qu'il s'agit là de génie, répondit Peyrac, que de donner ses préférences à la vie. La mort à infliger est parfois un acte nécessaire – obligé par l'imperfection du monde – mais c'est à mon sens dans la vie que se trouve le seul bien.
L'ecclésiastique fronça les sourcils.
– Hum ! Ne seriez-vous point un peu adepte de ce Baruch Spinoza dont on parle chez les philosophes, ce juif d'Amsterdam qui, si curieusement en désaccord à la fois avec le judaïsme et la doctrine chrétienne...
– Je sais qu'il a déclaré : « Ce qui favorise que l'être individuel persévère dans l'Être, c'est-à-dire la Vie, se nomme Bien, ce qui l'empêche se nomme Mal...
– Que pensez-vous de ces propos inquiétants, vagues et qui semblent dénier à Dieu sa présence souveraine ?
– Que le monde change ! Mais sa gestation est lente et douloureuse. C'est le propre des idolâtres, auxquels nous appartenons tous ici par nos origines, que de ne pouvoir changer d'images. Vous autres, messieurs les Réformés, vous avez déjà fait un effort dans ce sens en brisant les statues des églises et vous, messieurs les Anglais, vous avez fait un pas vers le libéralisme des hommes en coupant la tête à votre roi, mais prenez garde. Un pas en avant, se paie parfois de deux pas en arrière.
– Messieurs, messieurs, s'exclama le père Baure tout effaré, que racontez-vous là ? Je ne devrais pas me trouver à votre table. Vos propos sentent le soufre... Couper la tête aux rois ! Briser les statues !... Voyons, voyons ! Oubliez-vous que nous sommes des créatures de Dieu, et qu'à ce titre nous nous trouvons dans l'obligation d'obéir à ses lois, de nous incliner devant les hiérarchies instituées par Lui-même sur la terre, telles que les dogmes de la Sainte Église tout d'abord, et les décisions des princes qui, de droit divin, nous gouvernent. Leur couper la tête ! Vous n'y songez pas !... L'enfer vous attend. Il se dit ici des choses qui donnent le frisson !...
– Et il s'y boit aussi du fort bon vin, intervint Vaneireick. Buvez donc plutôt, mon bon père. Les pires propos s'oublient au fond d'un verre.
– Oui, buvez, insista Angélique en souriant au religieux pour l'aider à se remettre. Le vin est aussi un don de Dieu et il n'y a pas de meilleure panacée pour permettre à des Français et des Anglais réunis d'oublier ce qui les sépare.
Adhémar passa la tête par l'entrebâillement de la porte.
– J'ai votre tonnelet, Mâme la comtesse.
« Et le coffre aux scalps d'Englishes de M. le Baron, qu'est-ce qu'il faut en faire ?
Chapitre 16
Angélique riait follement.
Déjà, la chopine de vin blanc, la chaleur épicée des plats l'avaient excitée. Adhémar, en venant lui demander ce qu'il fallait faire du coffre de scalps d'Anglais du baron de Saint-Castine, l'avait achevée.
Par la grâce du Ciel, la question du soldat simplet s'était perdue dans le brouhaha des conversations, et le rire d'Angélique, éclatant, léger, aérien, avait détourné les hôtes du banquet de la personne d'Adhémar, pour les river à la séduction de cette gaieté soudaine, mais si charmante et fort bien venue.
Voyant qu'elle polarisait les regards, Angélique entraînait ses invités dans un tournoi de plaisanteries, de mots d'esprit et de calembours où elle essayait de justifier son hilarité excessive.
– Ne sommes-nous point plongés au sein de la licence, du dévergondage et de dangereuses turpitudes, mon frère ? demanda à ses coreligionnaires John Knox Mather, dont les regards extatiques brillaient comme ceux d'un martyr sur un bûcher environné de flammes.
– C'est en côtoyant de tels précipices sans y tomber que l'on reconnaît la force dont le Seigneur comble ses élus, répondait le révérend Patridge, sa voix caverneuse dominant les éclats de rire.
Ils n'avaient jamais été si heureux d'approcher de si près les rives du libertinage, et si satisfaits d'eux-mêmes et de leur propre résistance à la tentation. Le rire d'Angélique repartait de plus belle et parfois, dans l'effort qu'elle faisait pour se contenir, elle en pleurait presque. Entraînés par les boissons généreuses, la plupart des convives se mettaient sans difficulté au diapason.
Eh bien, tant pis si sa gaieté paraissait intempestive et déplacée. Le maître de Gouldsboro ne lui avait-il pas imposé ce rôle, à la face de tous, sans souci de son cœur déchiré et de ses tourments ? Il avait décrété qu'elle devait être la comtesse de Peyrac. Sans faille. Le drame qui les séparait devait être enfoui, nié. Et sans doute, cela lui importait moins qu'à elle. Elle ne savait plus ce qu'il pensait. Elle aurait presque préféré les éclats de l'autre soir à son indifférence apparente, cette sorte de détachement qui ne faisait plus d'elle qu'un pion à pousser sur son échiquier, cette soigneuse mise en place d'une comédie qui servait ses plans à lui seul. Il avait poussé le machiavélisme jusqu'à la faire asseoir à la droite de Colin. Si Colin avait été moins noble, il l'aurait moins troublée. Il aurait moins inspiré la chaleur de son cœur. Et, les nerfs à vif, elle ressentait le désir pervers de détruire la complicité qui s'était établie entre lui et Joffrey, de l'atteindre encore, d'essayer de nouveau son pouvoir sur lui. Et ses yeux brillants cherchaient son regard, et elle enrageait de n'y retrouver, lorsqu'il se tournait vers elle, qu'une impassibilité sereine, voulue mais inattaquable. Joffrey l'avait aussi isolée de celui-là. Il lui prenait tout, lui arrachait tout et la rejetait, totalement dépouillée. Ainsi se tourmentaient son cœur et son esprit égarés, tandis que, selon les apparences, elle offrait à ses hôtes la vision la plus enjouée, la plus exquise, mettant comme une apparition de lumière et de luxe à cette tablée rustique où des exilés cherchaient à revivre, dans leur pauvreté, les fastes du Vieux Monde.
Seul dans l'assemblée, Joffrey de Peyrac pouvait discerner ce qu'il y avait de tension, d'exaltation un peu forcée dans le rire d'Angélique.
De même que ses convives, il avait bien discerné dans les propos d'Adhémar une vague histoire de « scalps anglais » qui avait déclenché l'hilarité d'Angélique, mais, à leur imitation, le propos s'étant noyé dans le brouhaha des conversations, il avait préféré ne pas approfondir. On verrait plus tard. L'instant n'était pas aux enquêtes douteuses. Elle riait, mais elle souffrait. Troublé par sa beauté éclatante, irrité par sa hardiesse, la provocation de son fin menton orgueilleusement dressé, de ses yeux trop beaux levés vers Colin, et malgré lui, admiratif devant la promptitude avec laquelle elle avait relevé le gant qu'il lui avait jeté, fait face aux humiliations qu'il lui avait infligées, il ne parvenait pas à deviner à quelle source s'alimentait la souffrance qu'il sentait vibrer en elle. Pour l'avoir brutalement écarté de lui et rejeté dans les ténèbres, ce cœur féminin lui redevenait obscur. Il avait perdu la grâce d'y lire ouvertement. Entre eux s'était troublée la clairvoyance.
Il n'osait penser qu'elle souffrait précisément à cause de lui. La meurtrissure qui maculait son beau visage, et qu'elle réussissait mal à dissimuler sous des fards, le rendait circonspect. Angélique était orgueilleuse, de cet orgueil des femmes de haut lignage, mélange de fierté, de conscience de sa valeur et de son rang, qui, auraient-elles toute leur enfance mangé des châtaignes et marché pieds nus, les rend si difficiles à manier et à conquérir. Sentiment de la race humaine, tissé dans la chair même. Angélique pourrait-elle jamais oublier de quelle façon il l'avait traitée ?
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