D'emblée, ils surent qu'il serait à jamais leur protecteur, leur juste et intraitable gouverneur, et qu'ils pourraient s'appuyer à lui en toute sécurité.

L'homme, le souverain, qu'il pouvait être, Joffrey de Peyrac venait de le faire naître sous leurs yeux. Dans cette main calleuse, il avait remis un sceptre pour lequel elle était faite. Et tout était bien, il n'y avait plus de Barbe d'Or.

– Vive le gouverneur ! criaient les adolescents et les petits enfants de Gouldsboro en dansant et sautant sur place.

La jeunesse était la plus enthousiaste, puis les femmes, puis les matelots de toutes nations, enfin les hôtes de passage, Anglais ou Acadiens, qui trouvaient les décisions énoncées excellentes, bien décidés qu'ils étaient d'en profiter en voisins. Les Indiens, toujours de joyeuse humeur, mêlèrent l'effervescence de leurs sentiments excessifs à ce tumulte joyeux et les mines renfrognées des notables rochelais furent peu à peu balayées, comme emportées par le raz de marée de l'approbation générale.

– Hurrah ! Hurrah ! Bravo ! pour notre gouverneur, braillaient les prisonniers du Cœur-de-Marie avec de grands mouvements exubérants qui soulevaient un bruit de chaînes.

Joffrey fit signe aux Espagnols qu'on les déliât.

– Savez-vous, moi, je suis tenté de m'installer céans, déclara Gilles Vaneireick à l'amiral anglais, les intentions de ce nouveau gouverneur me semblent des plus plaisantes. Avez-vous remarqué, milord, comme il a réussi à manier ces mal embouchés de Huguenots ? Et, sans en avoir l'air, vient de se faire acclamer à l'unanimité comme gouverneur ? Trop tard pour reculer maintenant... Quant au comte de Peyrac, délectez-vous à examiner son expression ambiguë de Méphisto qui fait danser les âmes un soir de sabbat... Un jongleur aux poignards bien effilés, et qui n'hésite point pour parvenir à ses fins à jongler avec son propre sort, son propre cœur. Mais il n'en a jamais fait d'autres, ce Peyrac. Je l'ai bien connu dans les Caraïbes...

N'empêche que, si j'étais le propriétaire de cette superbe créature de femme, je n'aurais pas eu son audace... Placer l'amant de ma femme à ma droite, sur le même trône !...

La gorge nouée, Angélique savait maintenant pourquoi elle souffrait tellement malgré l'heureuse issue du dilemme. Le comte de Peyrac, parce qu'il était homme et chef d'État, avait eu le pouvoir de sauver Colin plus qu'elle-même. Il en avait usé. Pourtant, ce n'était pas seulement cette subtile jalousie qui la déchirait. Elle s'en serait méprisée. Mais qu'il l'eût tenue à l'écart de ses débats lui prouvait qu'elle ne comptait plus pour lui, et que ce n'était pas pour elle qu'il avait agi ainsi. Non ! c'était pour Colin... et pour Gouldsboro !

Ce qu'il avait trouvé était admirable. Cela arrangeait tout. Mais elle, il ne l'aimait plus.

– Ma chère Abigaël, dit Joffrey de Peyrac en descendant les degrés de l'estrade et en venant s'incliner devant l'épouse de Gabriel Berne, voulez-vous me permettre de vous conduire jusqu'à la salle du banquet. Et vous, monsieur le gouverneur, offrez votre bras à Mme de Peyrac. Formons cortège, voulez-vous...

Un flot de sang était monté aux joues d'Angélique en entendant la proposition de son mari. Dans un brouillard, elle vit s'avancer vers elle la haute stature de Colin, il s'inclina et lui offrit son bras, elle y posa sa main et ils marchèrent derrière Joffrey de Peyrac et Abigaël, tandis que se formait à leur suite le cortège. Mme Manigault, furieuse d'avoir été évincée par Abigaël aux côtés du seigneur des lieux, s'unit à maître Berne, complètement abattu. M. Manigault se retrouva, on ne sait comment, avec la belle Inès à son bras. L'amiral anglais se vit nanti d'une accorte Acadienne. Le révérend John Knox Mather, de plus en plus décontracté par l'atmosphère, attira simultanément les suffrages de la ravissante Bertille Mercelot et de la charmante Sarah Manigault.

Avec ses deux jolies jouvencelles l'encadrant, l'honorable docteur en théologie s'avança fièrement sur le chemin sablonneux qui conduisait du fort à l'auberge. Miss Pidgeon, rougissante, donnait le bras au révérend Patridge. D'une haie de badauds, les vivats et les applaudissements accompagnèrent, tout au long du parcours, les notables.

– Ainsi donc, voilà ce que ce diable d'homme a trouvé pour nous faire tous danser à sa façon, glissa Angélique entre ses dents.

– N'est-ce point un beau tour ? répondit Colin. J'en suis encore tout ébaubi. Sa force d'âme m'a anéanti.

– Comment avez-vous pu accepter cela de lui ?

– Je ne voulais pas. Mais il usa d'un argument qui me fit consentir à ses plans.

– Lequel ?

– Je ne puis encore vous le dire, répondit Colin songeusement. Un jour, peut-être ?...

– Ah ! Oui, vraiment, je suis sans doute trop stupide pour partager l'ampleur de vos visions et de vos projets, à vous autres, messeigneurs ?

Ses doigts se crispaient sur la manche de Colin.

– En vérité, vous êtes faits pour vous entendre comme larrons en foire, tous les deux ; j'aurais dû m'en douter plus tôt. Je suis bien sotte de m'être fait tant de soucis pour vous, Colin Paturel ! Les hommes s'entendent toujours aux dépens des femmes !...

Chapitre 14

Des trompettes sonnaient. Des bannières flottaient au vent. La salle attenait à l'auberge, déjà si courue qu'on lui donnait le titre par lequel elle se rendrait célèbre à cent lieues à la ronde : « L'Auberge sous le fort. »

Au-dehors, sur la plage, sur le port, aux alentours de la baie, des feux allumés rôtissaient du gibier sur broches et des tonneaux étaient mis en perce pour les équipages, les petites gens et les Indiens.

Tandis que l'assemblée des invités se répartissait les sièges autour de l'immense table du banquet, Angélique fila aux cuisines.

Sans un cordial, elle ne tiendrait pas. Éclater de rire ou en sanglots, elle ne savait à quel parti se résoudre et elle ne s'était jamais sentie aussi proche de la crise de nerfs. Joffrey dépassait la mesure et se moquait d'elle.

– Donne-moi une chopine de ce vin-là, dit-elle à David Carrère, après avoir flairé les barriques dans l'entrepôt.

– Une chopine ! fit le garçon en ouvrant des yeux ronds. Pour vous ! C'est du bordeaux blanc, vous savez, madame, vif comme du soleil.

– Exactement ce qu'il me faut !

Sa chope en main, Angélique revint vers la cuisine devant l'âtre où tournaient les broches, laissant tomber un regard moqueur sur les dames de Gouldsboro affairées à leurs apprêts. Mmes Manigault, Mercelot et compagnie étaient aussi venues faire un tour sous prétexte de service, mais surtout pour jeter un coup d'œil sur leurs coiffes.

– Eh bien ! interrogea Angélique, que pensez-vous de votre nouveau gouverneur ?

Elle renversa la tête en arrière et éclata de rire.

– Je vois ce qui vous chiffonne, mes belles ! On a clabaudé sur mon compte, et vous ne vous attendiez pas à cette découverte-là. La voilà l'anguille sous roche... Barbe d'Or, c'était aussi pour moi un compagnon qui m'avait sauvé la vie jadis en Barbarie. Renie-ton un homme qui vous a sauvé la vie ?... N'est-on pas en droit de lui sauter au cou lorsque les hasards de la mer le remettent en votre présence ?... Mais voilà de quoi éveiller les ragots, les calomnies et faire de retrouvailles amicales une vile trahison, une pomme de discorde... Vous vous êtes trop empressées de voir le mal où il ne se trouvait pas...

Le rire mordant de la comtesse de Peyrac les humiliait fort. Sachant qu'elle mentait à demi, Angélique y croyait presque à ce qu'elle affirmait. Elle continuait la comédie. Kurt Ritz était loin, le pauvre homme ! Personne ne viendrait lui demander de témoigner en place publique de ce qu'il avait vu en vérité – ou cru voir – à la lueur d'une chandelle fumeuse, par sa nuit d'évasion.

– Voyez-vous, mes chères amies, les commérages perdront ce Nouveau Monde comme l'Ancien, conclut Angélique en vidant sa chopine de vin blanc jusqu'à la dernière goutte.

Quelqu'un passa la tête par la porte.

– Madame la comtesse, on vous demande en la grande salle.

– J'y viens sur l'heure.

Chapitre 15

– À mon tour de vous offrir à tous ici céans un don de joyeux avènement, déclara Angélique tout en prenant place à la table du banquet.

Et, après avoir éveillé leur curiosité :

– Un tonnelet de pur armagnac, dont m'a fait présent, la semaine passée, un galant capitaine basque.

L'annonce provoqua une nouvelle ovation.

– Qu'on m'amène Adhémar, intima Angélique à l'un des hommes qui passaient les plats.

Lorsque le soldat se présenta, toujours ahuri, elle le pria de se rendre au camp Champlain pour quérir les bagages qu'elle y avait laissés depuis le soir de son arrivée. Après sa sortie, l'apparition du curieux soldat du roi de France ayant provoqué des commentaires, Angélique raconta l'histoire et les exploits du brave garçon, ce qui entraîna une conversation des plus gaies et mille anecdotes.

Les plats défilaient, abondants et savoureux. On avait sacrifié un porc. Polir ces Américains des premiers temps, les huîtres, le homard, la dinde, le saumon, le gibier, trop quotidiennement présentés, étaient mets de pauvres.

Angélique se trouvait placée à la droite de Colin qui présidait à l'une des extrémités de la table, alors que Joffrey de Peyrac se tenait à l'autre ayant à sa droite la belle Inès et à sa gauche Abigaël – Mme Manigault lui faisait vis-à-vis. Un peu plus loin, Gilles Vaneireick ne quittait pas Angélique de ses yeux de feu, noirs, dans son rond visage de Flamand. Ensuite, se répartissaient en une proportion équitable hommes et femmes, Français et Anglais, personnages à la livrée éclatante ou au contraire d'austère tenue sombre à rabat blanc, auxquels s'ajoutaient, jouant cavaliers seuls : un moine Récollet, le père Baure, l'aumônier breton du Sans-Peur, l'abbé Lochmer, un tantinet fruste, mais jovial, qui ne se préoccupait pas d'avoir pour voisins les pasteurs Baucaire et Patridge ; un gentilhomme acadien, M. de Randon, débarqué le matin même de Port-Royal, s'entretenait avec son frère de sang, un grand chef Mic-Mac, qui, tout en s'essuyant la bouche de ses cheveux, n'en semblait pas moins présider l'assemblée de toute sa hauteur impériale.