Berne le fixa en silence. Puis chancela, comme frappé par la foudre, et recula. La voix sonore de Colin Paturel venait de lui jeter à la face le souvenir de la lutte souterraine menée par les Réformés de La Rochelle depuis plus d'un siècle. Ils ressentirent le souffle acre des ténèbres, l'haleine de charogne des puits sur la mer où basculaient les cadavres des provocateurs de la police ou des jésuites.

– Ouais, reprit Colin, en fermant à demi les yeux pour les observer, je sais. Je sais bien. C'était pour vous défendre ! Mais c'est TOUJOURS pour se défendre qu'on tue. Pour se défendre : soi, les siens, sa vie, son but, ses rêves. Bien rare est celui qui tue pour le mal seul. Mais l'indulgence du pécheur pour ses fautes, il n'y a que Dieu pour la partager, car lui seul sonde les reins et les cœurs. L'homme trouvera toujours sur sa route un frère pour lui dire :

« Toi, tu es un assassin. Moi, non ! » Or, cela n'existe pas en notre temps un homme qui n'ait pas tué. Un homme digne de ce nom, en notre temps, a toujours du sang sur les mains. Et je dirai même que donner la mort est une tâche et un droit imprescriptibles que nous recevons dès notre naissance, nous autres mâles, car notre temps c'est encore le temps des loups sur la terre bien que le Christ soit venu. Cessez donc de dire du voisin : « Toi, tu es un criminel, moi, non ! » Mais au moins, puisque vous êtes contraints de donner la mort, travaillez pour la vie...

« Vous avez sauvé votre peau, huguenots de La Rochelle, vous avez échappé à vos tourmenteurs ! Refuserez-vous à d'autres, refuserez-vous à ceux-là qui sont aussi des condamnés, les chances que vous avez reçues, même si vous estimez que vous êtes les élus du Seigneur et que vous seuls méritez de survivre ?...

Les Rochelais, que l'attaque de Colin avait impressionnés, se ressaisirent lorsque leurs regards tombèrent sur l'équipage du Cœur-de-Marie. À ce sujet, leur conscience ne se laisserait pas égarer.

M. Manigault s'avança jusqu'au pied du balcon.

– Laissons de côté vos assertions à propos de prétendus crimes dont nous avons tous les mains chargées. Dieu absout ses justes. Mais voulez-vous dire, monsieur – il insista sur le « monsieur » avec ostentation – que vous prétendez... nous imposer AUSSI, avec l'accord de M. de Peyrac, ici même à Gouldsboro, le voisinage de ces crapules dangereuses qui composaient votre équipage ?

– Vous vous êtes très mépris sur la nature de mon équipage, répliqua Colin. La plupart sont de fort braves gars et qui m'avaient précisément suivi en cette campagne dans l'espoir de devenir colons et pouvoir jeter l'ancre, enfin, en un lieu choisi où on leur promettait de la bonne terre et des femmes à marier. Même le droit à la propriété sur ce lieu où vous êtes installés a été payé par moi et par eux en beaux deniers et contrats. Malheureusement, il y a eu ostensiblement maldonne et je me rends compte que j'ai été trompé par mes bailleurs de fonds de Paris qui m'ont désigné expressément cette place de Gouldsboro comme libre et appartenant aux Français. Sur parchemin nous y avons plus droit que vous, fuyards réformés, et M. de Peyrac l'a reconnu, mais nos grands bonnets ignares de France semblent avoir oublié que le traité de Bréda la laissait sous juridiction anglaise. Je reconnais aussi et m'incline. Or, les papiers, on peut en faire le cas qu'on veut. La terre, c'est autre chose. Il y a déjà eu trop de bons hommes sacrifiés pour un coup fourré d'ignorants... ou de malveillants dont nous avons été les jobards.

« De ce que j'avance, M. de Peyrac se déclare prêt à vous en fournir les preuves, à en discuter avec vous, dans le privé. Mais pour ce qui est des décisions que nous avons prises l'un et l'autre et des contrats que nous avons passés l'un vis-à-vis de l'autre, c'est chose faite, et il n'y a pas à revenir là-dessus. Seulement à savoir, tous ensemble, ce que nous en ferons de bon ou de mauvais...

Sa voix, à la fois implacable et insinuante, agissait, arrêtait toute velléité de révolte sur les lèvres, et en même temps son regard captivait l'attention.

« Ça y est, pensa Angélique, tandis qu'un frisson irrépressible la parcourait des pieds à la tête, ça y est, il les tient... il les a... il les tient tous en main... »

La puissante éloquence de Colin Paturel, son ascendant sur les foules avaient toujours été ses armes premières.

Il venait d'en jouer avec une fougue magistrale.

Penché vers eux, et sur un ton de confidence, mais qui portait loin, il reprit :

– Il y a une chose que je vais vous dire et que j'ai apprise lorsque j'étais en servitude chez les Sarrasins. C'est combien les fils du Christ, les chrétiens, se haïssent entre eux. Combien plus que les musulmans et les païens !.... Et moi, je vous dis ce que j'ai compris, c'est que tous tant que vous êtes, chrétiens, schismatiques, hérétiques ou papistes, vous êtes tous du pareil au même, des chacals aux dents aiguës prêts à vous entre-dévorer entre frères pour une virgule de vos dogmes. Et que je vous dise, moi, je vous affirme que le Christ, que vous prétendez servir, n'a pas voulu cela, et qu'IL n'en est pas heureux...

« Alors, je vous préviens, dès ce jour, parpaillots et papistes de Gouldsboro, je vous tiendrai à l'œil, je vous tiendrai en paix et bonne entente, comme j'ai tenu en paix les esclaves de Miquenez durant douze années.

« S'il y a de vraies crapules parmi vous, je saurai les découvrir. Mais je n'en vois point trop jusque-là, sauf dans ma cargaison la plus récente, deux ou trois, dont j'ai essayé déjà de me débarrasser, mais qui me collent aux jambes comme des sangsues de Malacca. Qu'ils se tiennent donc tranquilles, ceux-là, sinon leur tour viendra pour de bon de se balancer au bout d'une corde.

Un coup d'œil peu rassurant alla cueillir Beau-marchand qui s'était traîné au premier rang, soutenu par son frère de la côte, Hyacinte.

– Maintenant, continua Colin, je vais vous donner trois institutions qui prendront départ en ce jour, marqué par ce qu'il est le premier de mon gouvernement à Gouldsboro.

« Tout d'abord, sur ma cassette de gouverneur, je dote le port et l'établissement de Gouldsboro de veilleurs de nuit. Un par trente feux. Nous aimions bien ça, hein !. dans nos villes et nos villages de France, sentir le veilleur de nuit qui passe par les rues tandis que tout le monde dort. Plus encore que là-bas, nous avons besoin qu'on veille sur nous la nuit car l'incendie dans le désert, c'est la fin, la ruine, et l'hiver, c'est la mort. Et dans un port où il passera sans cesse des gens désordonnés et soûls, il faut une sentinelle bien éveillée pour surveiller ce que peuvent fricoter des ivrognes ou des abrutis étrangers. Enfin il y a le constant danger des Indiens et de ceux qui se mettraient en tête de nous déloger.

« Les veilleurs de nuit seront nommés par le gouverneur, et leurs frais d'entretien, d'équipement soutenus par lui. C'est mon cadeau d'avènement à Gouldsboro.

Il s'apprêtait à poursuivre lorsqu'une voix de femme s'éleva dans le silence pesant.

– Merci, monsieur le gouverneur, disait cette voix frêle et claire mais énergique.

C'était celle d'Abigaël.

Il y eut un remous, un murmure où de timides expressions de gratitude se mêlèrent aux protestations de la plupart des hommes. Alors on capitulait !... Ils voulaient laisser entendre qu'ils n'avaient pas encore donné leur approbation à l'intronisation, et qu'on ne les appâtait pas avec des veilleurs de nuit.

Abigaël regarda fermement maître Berne. Colin Paturel eut un léger sourire vers la jeune femme et reprit, après avoir étendu la main pour réclamer le silence :

– La seconde institution vient à point après l'interruption de l'aimable dame. Nous souhaitons, en effet, réunir chaque trois mois un conseil des Femmes ou plutôt des Mères, encore qu'une femme en âge de diriger une famille, mais qui n'aurait point d'enfants, puisse y prendre place. M. de Peyrac m'en a donné l'idée et je la trouve bonne. Les femmes ont toujours des choses pertinentes à dire pour la bonne marche d'une, cité, mais elles ne les disent point parce qu'elles ont peur du bâton du mari.

Des rires soulignèrent sa remarque.

– Point de bâton en cette affaire, ni de mari pour s'en mêler, continua Colin. Les femmes discuteront entre elles, puis me remettront l'exposé de leur Conseil. M. de Peyrac m'a expliqué que les Iroquois se gouvernent ainsi, et qu'il n'y a pas de guerres qu'on n'entreprenne que le Conseil des Mères ne les ait jugées nécessaires à leur nation.

« Voyons au moins si nous parvenons à nous montrer aussi sages que des Barbares peaux-rouges.

« Pour la troisième initiative que je prends, ce sont les colons de la Nouvelle-Hollande qui me l'ont inspirée. Je pense que nous ne devons jamais hésiter à emprunter à nos voisins étrangers des secrets qui peuvent rendre l'existence plus joyeuse. Or, ils ont coutume, chez eux, d'offrir à chaque garçon qui se marie une « pipe », soit cent vingt-cinq gallons de vin de Madère. Une partie pour célébrer ses noces, une autre pour la naissance de son premier enfant, et l'autre, eh bien ! le dernier tonneau, c'est pour consoler ses amis le jour de ses funérailles. La proposition vous agrée-t-elle et êtes-vous d'accord pour que nous l'adoptions à Gouldsboro ?

Le temps du choc, d'une suprême hésitation, et une clameur monta, unanime, mêlée d'applaudissements, d'approbations et de rires.

Entendant cette clameur, Angélique comprit que la partie était gagnée pour Colin. Les poings sur les hanches, il se tenait calme et puissant, sous les ovations, comme il l'avait été sous les huées. Colin Paturel, le roi des esclaves, des réprouvés, des persécutés, s'imposait, le plus fort d'entre eux, se présentait à eux, avec sa forte stature, dressé sous le ciel nuageux, tel un rempart inexpugnable, dans sa droiture foncière, la limpidité de son cœur simple et l'incroyable résistance de son esprit rusé.