Il jeta un regard en coin à Knox Mather, qui discutait avec ses vicaires de l'opportunité théologique de pendre un homme le jour du Seigneur. Était-ce porter atteinte au repos d'un tel jour que de tirer sur la corde d'un gibet ? Ou bien, au contraire, ce choix permettrait-il au Seigneur de recevoir avec plus de temps disponible une nouvelle âme à juger ?
– Nous autres gens du monde, reprit le lord anglais, convenons que nous pardonnons facilement à une femme si belle d'être un peu pécheresse.
– Combien pariez-vous qu'elle va défendre son amant avec autant de feu et de passion qu'une lady Macbeth ?
– Vingt livres... Shakespeare se plairait sur ces rivages qui sont bien anglais de droit, mais d'esprit aussi sans doute...
Le lord porta à ses yeux des bésicles enrubannées qui faisaient fureur cette saison à Londres, et qui pendaient sur sa veste de brocart.
– Et vous, Vaneireick, combien pariez-vous que cette femme, qui paraît si mince, possède des rondeurs très alléchantes lorsqu'on la découvre jaillissant de ses atours telle Vénus de l'écume des flots ?
– Ne parions pas, mon cher, je sais déjà à quoi m'en tenir, je l'ai serrée de près. Décidément, les princes anglais sont gens de goût. Vous avez bien deviné, milord. Cette sylphide, quand on y met la main, est moelleuse comme une caille.
– Allez-vous finir par vous taire, paillards ! éclata le Huguenot rochelais Gabriel Berne, qui avait suivi d'une oreille l'échange de ces propos libertins et n'en pouvait plus d'indignation.
Il s'ensuivit, en anglais, des échanges d'incivilités, et lord Sherrylgham parla de duel. Son lieutenant lui fit remarquer qu'il lie pouvait se battre avec de vulgaires bourgeois. À l'insulte, les Rochelais firent tous front et se rapprochèrent de l'amiral enrubanné en serrant les poings. Les gardes et la milice qui entouraient l'estrade hésitaient à intervenir.
Par bonheur, l'aimable d'Urville surgit et réussit à calmer les esprits. Mais il ne put entièrement apaiser l'orage qui couvait chez les Rochelais et qui, détourné de l'hôte anglais, se reporta sur Angélique, « pomme de la discorde », par trop voyante et effrontée en un tel jour. Des regards fulgurants se dardaient sur elle, des murmures montaient, des réflexions fusaient autour d'elle et finirent par parvenir à ses oreilles à travers le brouillard de son esprit tourmenté. Elle effleura du regard la houle sombre qui se rapprochait, où brillaient des prunelles accusatrices.
– C'est de votre faute aussi, l'apostropha la raide Mme Manigault la voyant enfin revenue sur terre. Comment osez-vous vous montrer parmi les honnêtes gens ?
M. Manigault s'avança solennellement.
– En effet, madame, assena-t-il, votre présence ici en un tel moment est un défi aux lois de l'honnêteté. En tant que chef de la communauté des réformés de Gouldsboro, je dois vous demander de vous retirer.
Elle les fixait de ses prunelles qui semblaient soudain pâlies, et ils pouvaient croire qu'elle ne les avait pas entendus.
– Que craignez-vous donc de moi, monsieur Manigault ? demanda-t-elle enfin avec douceur dans le silence haletant.
– Que vous n'interveniez pour ce bandit, s'écria Mme Manigault, qui ne pouvait s'empêcher longtemps de jouer un rôle, inutile de tergiverser et de prendre un air innocent. On sait qu'il y a anguille sous roche entre lui et vous. Et c'est une bien vilaine et déplorable histoire pour nous tous dont vous devriez avoir honte. Sans compter que nous méritons d'être débarrassés de ce scélérat qui nous a fait tant pâtir le mois dernier et nous aurait tous massacrés si nous ne nous étions pas défendus à mort. Et vous voilà ici, toute prête à intercéder pour lui et demander sa grâce. On vous connaît.
– En effet, concéda Angélique, je pense que vous avez des raisons de me connaître.
Ce n'était pas la première fois qu'elle avait à affronter le courroux calviniste. À la longue, la joute entre eux ne l'impressionnait plus. Elle se redressa encore pour les toiser.
– Il y a un an, ici même, c'était votre grâce à vous que je demandais à genoux... et pour des crimes qui, selon les lois de la mer, méritaient plus encore la corde que ceux de Barbe d'Or...
Malgré elle, un spasme tordit ses lèvres, et le brave Vaneireick craignit de la voir éclater en sanglots, ce qu'il n'aurait pu supporter.
– À genoux... répéta-t-elle... Je l'ai fait pour vous. Vous qui ne savez même pas vous agenouiller devant Dieu. Vous qui ne connaissez même plus votre Évangile.
Elle leur tourna le dos brusquement.
Un silence superstitieux régna sur la foule.
Chapitre 12
Au balcon du fort, s'avançant au-dessus de l'esplanade, se tenait le captif, les mains au dos. La garde espagnole, en cuirasses étincelantes et morions garnis de plumes rouges, l'encadrait étroitement.
Colin Paturel était tête nue. Il portait un justaucorps de drap châtaigne à revers soutachés de fils d'or, qu'on avait dû aller quérir dans sa garde-robe du Cœur-de-Marie.
Sa tenue simple, sa barbe et ses cheveux coupés court impressionnaient car l'on ne reconnaissait pas le Barbe d'Or terrible et flamboyant en ce géant vêtu de sombre et préparé pour la mort. On ne le croyait pas si grand !
Joffrey de Peyrac parut presque aussitôt en satin safran à la mode française, justaucorps ouvert sur une veste longue surbrodée qui était une pure merveille. Un ah ! courut sur les diverses bouches ébahies ou admiratives et la houle des têtes ondula. Les Huguenots eux-mêmes étaient sensibles aux coups de théâtre que leur réservait le gentilhomme d'Aquitaine, personnage hors de leur commun, de leur compréhension, mais qu'un hasard dramatique avait jeté en travers de leurs destinées jusqu'alors raisonnables et qui les tenait maintenant sous son emprise.
Sa présence évita les huées et l'émotion dangereuse à fleur de peau qui fut sur le point d'éclater lorsque les autres pirates prisonniers de l'équipage du Cœur-de-Marie furent amenés, enchaînés ou liés de cordes ; solidement encadrés de mousquets, ils furent poussés en troupeau jusqu'au pied de l'estrade.
Certains grimaçaient et grinçaient des dents vilainement, mais la plupart montraient l'attitude résignée de ceux qui, ayant joué et perdu, savent qu'ils sont arrivés au bout du voyage et que l'heure de payer est venue.
Le comte de Peyrac n'eut pas à réclamer, d'un geste, la parole. Dans l'impatience du verdict qui allait s'énoncer, chacun retint son souffle et le silence se rétablit de lui-même. On n'entendait plus que le bruit de la mer. Le comte s'approcha du bord du balcon, se pencha et, s'adressant plus directement au groupe des protestants rochelais qui, rassemblés au premier rang, formaient le noyau compact, sombre, incorruptible, et indéfectible de son établissement.
– Messieurs, leur dit-il en désignant de la main Colin Paturel, debout entre ses gardes, messieurs, je vous présente le nouveau gouverneur de Gouldsboro.
Chapitre 13
Dans le silence médusé et incompréhensif qui suivit cette déclaration, Joffrey de Peyrac se donna le temps de relever les fragiles garnitures de dentelle de ses poignets sur les revers de ses manches.
Puis il reprit avec sang-froid :
– M. d'Urville, qui a longtemps assumé cette tâche fort difficile, va être nommé amiral de notre flotte. L'importance et le tonnage de nos navires, tant de commerce que de combat, qui se multiplient et augmentent sans cesse, nécessitent la nomination d'un homme de métier à leur tête. De même, le développement pris en quelques mois par Gouldsboro, grâce en grande partie à votre activité et à vos industries, messieurs les Roche-lais, m'oblige à choisir comme gouverneur un homme ayant à la fois l'expérience de la mer et celle du gouvernement des peuples et des nations les plus diverses, car notre port, prenant peu à peu une place primordiale et unique pour la contrée que nous nous sommes librement choisie, c'est le monde entier que nous allons y recevoir désormais.
« Or, sachez que nul n'est plus apte à faire face aux mille embûches qu'un tel rôle va susciter pour nous tous que l'homme que je vous désigne aujourd'hui, et entre les mains duquel je remets, avec une entière confiance, le sort de Gouldsboro, de son éclat, de sa prospérité et de sa grandeur future.
Il s'interrompit, mais aucune voix ne fit écho à la sienne. Il n'avait plus devant lui qu'une assemblée de personnages pétrifiés.
Parmi ceux-ci, Angélique n'était pas la moins frappée. Les paroles de Joffrey lui entraient dans l'oreille comme une suite de sons, mais leur signification ne lui parvenait pas. Ou, plutôt, elle en cherchait encore vainement le sens, un autre sens qui signifierait que Colin devrait être pendu.
Devant le tableau qu'offraient toutes ces bouches ouvertes et ces yeux écarquillés, Joffrey de Peyrac ébaucha un sourire sarcastique.
Puis il reprit :
– Cet homme, vous le connûtes sous le nom de Barbe d'Or, corsaire des Caraïbes. Mais sachez qu'auparavant il fut douze années le roi des captifs chrétiens de Miquenez, au royaume de Maroc en Barbarie, dont le souverain pressurait durement les chrétiens et qu'à ce titre le sieur Colin Paturel ici présent régenta durant douze années un peuple de milliers d'âmes. Ces gens issus de tous les rivages du monde, parlant toutes langues, pratiquant les uns et les autres des religions diverses, abandonnés à leur misérable condition d'esclaves sur une terre étrangère, hostile et musulmane, esclaves sans recours et sans secours contre les sévices qui les accablaient et les tendances au mal qui les rongeaient, trouvèrent en lui pendant douze ans un guide sûr et indomptable. Il sut en faire un peuple fort, digne, uni, luttant contre les tentations du désespoir et de l'abjuration de sa foi du baptême.
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