Mais Colin ne voyait rien au-dehors, car il regardait en lui-même. Et, tout à coup, elle lui revoyait, à lui aussi, cette sorte de candeur qu'il avait dans le sommeil, son visage d'Adam des premiers jours. Son regard bleu, comme mal éveillé, se tourna encore vers Peyrac, et les deux hommes se fixèrent longuement sans un mot.
Puis Colin inclina de nouveau la tête à plusieurs reprises, mais, cette fois, c'était pour un signe affirmatif, un signe d'acquiescement.
Le comte de Peyrac regagna sa place derrière la table. Des ombres bougèrent dans le fond de la pièce. Des gardes espagnols entraient et venaient se placer derrière le prisonnier. Angélique n'avait pas surpris l'appel qui les avait fait surgir. Ils sortirent, emmenant Colin. Joffrey de Peyrac restait seul dans la pièce. Il s'assit. Angélique se recula, saisie de crainte à l'idée qu'il pourrait soupçonner sa présence. Mais elle restait là, fascinée, et comme il l'avait guettée l'autre nuit, dans l'ombre de l'îlot, sans qu'elle le sût, elle aussi voulait le découvrir à nu, alors qu'il ne se savait plus observé. Quel sentiment trahirait-il ? Quel masque laisserait-il tomber qui pût le lui révéler ? Et qui lui permettrait d'augurer de ses pensées, de ses décisions ?
Elle le vit tendre le bras vers le coffret d'émeraudes, les fameuses émeraudes de Caracas, pillées aux Espagnols par Barbe d'Or. Entre deux doigts il en ramena une d'une exceptionnelle grosseur ; l'élevant devant lui, contre la lueur du flambeau, il se perdit dans son observation. Et il souriait comme s'il avait contemplé, à travers les transparences de la pierre précieuse, un réjouissant spectacle.
Chapitre 11
Le lendemain était un dimanche.
Le souffle d'une conque mugissait dans les lointains, et, d'un petit campanile de bois, la cloche, effervescente et limpide comme une fillette, appelait à l'office des Réformés. Pour ne pas être en reste, les aumôniers et le père Bauce, auquel se joignait un autre père Récollet récemment sorti des bois, décidèrent de faire un grand office catholique au sommet de la falaise, avec ostensoir, procession et tout.
Il y eut à travers les brouillards rivalités de cantiques toute la matinée, mais les cérémonies s'achevèrent sans incidents.
Culte et messe achevés, les badauds vinrent sur le port où l'on annonçait des arrivées. Aux appels de la corne de brume, se mêlèrent bientôt des meuglements plus authentiques. Un petit cotre, venu de Port-Royal en la presqu'île, amenait deux vaches et un taureau qui avaient été promis en gage d'un don de vivres frais et de quincaille qui, l'an dernier, avait sauvé la colonie française abandonnée par la trop lointaine Administration de Québec. Le débarquement des pauvres bêtes, suspendues par des sangles à des poulies, s'effectua sans trop de difficultés au milieu des acclamations de la population. La venue du bétail se disputait l'importance des commentaires avec la pendaison pressentie de Barbe d'Or. Serait-ce pour aujourd'hui ?...
Dans cette effervescence, l'entrée du petit vaisseau qui amenait John Knox Mather, docteur en théologie de Boston, suivi de ses principaux vicaires, passa inaperçue. Les Acadiens, joviaux et bruyants, suivi de leurs Mic-Macs rouges, géants à face carrée de cuivre, côtoyèrent sans y prendre garde l'honorable puritain.
Il portait la fraise, une ample, sombre, longue cape genevoise qui lui battait les talons et dont il s'enveloppait jusqu'aux yeux pour donner moins de prise au vent, et la coiffe de son chapeau, à la boucle d'argent austère, paraissait plus haute que les autres.
– J'ai voulu vous rencontrer, dit-il à Peyrac venu à sa rencontre ; notre gouverneur a rappelé, à un récent synode, qu'après tout le Maine appartenait à l'Angleterre, et m'a prié d'aller m'informer auprès de vous s'il en était toujours ainsi...
Ses yeux accomplirent un tour d'horizon inquiet.
– Cela sent la saturnale... Dites-moi, le bruit court que vous vivez avec une enchanteresse ?
– C'est fort exact, répondit Peyrac. Venez... je vais vous la présenter. John Knox Mather pâlit et son esprit frissonna comme une mare à l'approche d'un orage. Il se troubla. Et il y avait de quoi : les Réformés avaient supprimé la Sainte Vierge et les Saints, intercesseurs bénéfiques de l'Au-delà. Il ne leur restait donc que les démons. Et une intrusion maléfique les laissait désarmés et privés de tout recours. Ils ne pouvaient compter que sur leur force d'âme personnelle. Heureusement, le digne Mather en avait à revendre ; il se raidit et se prépara à affronter l'épreuve de rencontrer l'enchanteresse. Angélique, apprenant qu'elle était mandée d'urgence par le comte de Peyrac, quitta le chevet d'un blessé qu'elle pansait et se rendit, le cœur battant, à cette convocation, pour se trouver en face d'un sombre monument monolithique qu'on lui dit être un docteur en théologie de Boston, et qui la fixait d'un œil de pierre. Au fond, il était aussi interloqué qu'elle-même. Elle le comprit, lui souhaita la bienvenue et lui fit une brève révérence. Par les paroles qu'il échangeait avec le comte de Peyrac, elle apprit qu'il serait l'hôte de Gouldsboro quelques jours, et que toute la compagnie festoierait en ce jour du Seigneur pour Le remercier de Ses bienfaits.
Cette affluence à Gouldsboro retardait le règlement des questions pendantes et amères qui tourmentaient les cœurs et les consciences, et elle ne savait si elle s'en réjouissait ou bien si cette attente l'achevait. En finir avec l'anxiété, cette comédie qu'ils jouaient tous. Elle avait envie de crier, de supplier « qu'on en finisse, qu'on sache enfin !... ». Mais la poigne inflexible de Joffrey de Peyrac les contraignait tous à demeurer dans l'expectative, et, en attendant son bon vouloir, de jouer leurs rôles jusqu'à épuisement. Puisque son mari l'avait présentée elle devrait présider le festin. Elle rentra au fort pour se choisir une robe dans les coffres de l'Europe. Peu après, une forte ondée tomba et le ciel se dégagea. Les parfums grésillants du festin que l'on préparait du côté de l'auberge se firent pénétrants et dominèrent les fortes senteurs de la mer.
Les voix prirent une résonance chantante. Des trompettes sonnèrent à plusieurs reprises. Gouldsboro avait déjà ses propres traditions bien instaurées. Angélique ignorait que ces appels avaient pour but de rassembler la population sur l'esplanade devant le fort, mais, intriguée, elle sortit.
Au-dehors, tout luisait, verni par l'orage récent, tandis que d'étroits torrents de boue dévalaient des falaises et creusaient leurs sillons jusqu'à la grève. Les femmes relevaient leurs cottes pour les sauter.
Semblables à ces torrents, les humains, par minces files isolées, s'écoulèrent qui des navires, qui des maisons, qui de la forêt, et, surgissant de partout, convergèrent en un seul point pour former une masse compacte où se retrouvait brassée leur hétéroclite assemblée de marins, colons, Huguenots, Indiens, Anglais, soldats et gentilshommes, finalement unie par le sentiment provisoire, mais inoubliable, d'appartenir à la même grève perdue d'Amérique pour assister à un spectacle de choix.
Ceux qui étaient venus du camp Champlain à cheval par la route bordée de lupins, ou ceux qui étaient descendus d'un petit hameau sur la côte par le chemin des anémones, portaient mousquets ou tromblons et encadraient les femmes et les enfants. Les consignes étaient formelles de ne pas courir une demi-lieue hors la protection des canons du fort sans être armés. Avec l'été, la saison des raids iroquois s'ouvrait, et de plus nul n'était à l'abri d'une soudaine flambée abénakise contre des Blancs qu'on désignait à leurs soupçons. La place devant le fort était noire de monde.
Des enfants couraient. Angélique les entendit se héler :
– Il paraît qu'on va pendre Barbe d'Or !
– Et auparavant, on va lui « faire donner la gêne »...
Son sang se glaça. L'heure qu'elle n'avait cessé de redouter depuis la capture de Colin était arrivée.
« Non ! Non ! Je ne le laisserai pas pendre, se dit-elle, je crierai, je ferai scandale, mais je ne le laisserai pas pendre ! Joffrey en pensera ce qu'il voudra ! »
Elle s'avança dans ses atours jusqu'à la place et, sans souci des regards qui la suivaient, vint se mettre au premier rang de la foule. Elle était désormais bien au delà du souci de ce que l'on pouvait penser d'elle et des commentaires que sa présence pouvait susciter. Un tremblement intérieur l'avait saisie, mais elle réussissait à garder une contenance altière, qui intriguait et déconcertait.
La robe, elle l'avait choisie presque sans y penser, sévère et somptueuse, une étrange robe de velours noir toute garnie de dentelle arachnéenne mêlée de minuscules perles, et elle s'était dit : « Une robe pour aller à l'enterrement des rois. » Mais elle était bien décidée de ne pas aller à l'enterrement de Colin car elle le sauverait !
Au dernier instant, elle avait plaqué d'un doigt fruste, qui n'avait pas le temps de fignoler, un peu de fard rouge d'orcanette sur ses joues blafardes.
Une mine affreuse. Tant pis !
S'il y en eut qui notèrent sa lividité marquée de fièvre, personne ne dit mot. L'éclat vert de ses yeux figeait les paroles malveillantes sur les lèvres.
– Regardez-la, glissa en anglais Vaneireick à lord Sherrylgham, elle est fascinante. Quelle prestance ! Quel admirable orgueil ! Très anglais, mon cher. Ah ! tenez, elle vaut Peyrac. Elle affronte les regards, l'hostilité, la réprobation, la tête haute, et elle n'aurait pas moins d'arrogance si elle portait, brodée en écarlate sur son sein, la lettre À que – vous ne l'ignorez pas, cher – vos puritains du Massachusetts infligent à la femme adultère.
L'anglican eut une moue désabusée.
– Les puritains n'ont pas le sens des nuances, mon cher.
"La tentation d’Angélique Part 2" отзывы
Отзывы читателей о книге "La tentation d’Angélique Part 2". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La tentation d’Angélique Part 2" друзьям в соцсетях.