Au surplus, elle eut à peine le temps de griffonner un billet pour les Jonas et les Malaprade.
– Pressons, pressons, la marée n'attend pas, recommandait Cantor.
Le Suisse Kurt Ritz se tenait sur le môle, sa hallebarde en main, passant l'inspection des ballots à charger dans la chaloupe, et celle de ses hommes qui, comme lui, étant d'origine allemande ou helvétique, portaient leur costume de parade – survivance du costume des lansquenets avec le pourpoint court et ajusté aux grandes manches gonflées et fendues sur la chemise, les hauts-de-chausses de drap bouton-d'or bouffants, troussés aux genoux et garnis, en long, de rubans écarlates dont le ballant donnait au vêtement des allures de rhingrave et, selon la mode inconvenante et glorieuse du siècle précédent, la braguette apparente en coque de satin jaune d'or.
Seul, un rabat souple avait remplacé la fraise godronnée.
Le bonnet large et vaste, mélange entre la toque ancienne et le vaste feutre moderne, était agrémenté d'une courte plume d'autruche rouge. Un casque d'acier doré était accroché à leurs ceinturons. Tous, avec leurs piques, ils avaient fière allure. Kurt Ritz correspondait bien à ce que le naturel recommande d'un sergent « qui doit être homme savant, vaillant, sage, courtois, qu'il se soit rencontré souvent avec l'ennemi, et, s'il se peut, qu'il soit grand et de bonne mine ».
De plus, il portait l'épée, insigne d'une qualité de gentilhomme qu'il avait acquise au service du roi de France, en Autriche, contre les Turcs.
Angélique ne l'avait plus revu depuis la nuit où elle l'avait surpris, accroché aux « pavillons » du château arrière du Cœur-de-Marie, à part une brève interception dans l'ombre le soir de son retour, et elle le chercha un moment des yeux, ne le reconnaissant pas. On le lui désigna. Elle lui remit son message pour les Jonas, et qu'importait qu'il lui dédiât un regard hautain et dédaigneux. Certes, il la mépriserait toujours pour ce qu'il avait entrevu d'elle sur le navire. En parlerait-il aussi à Wapassou ? Elle ne pouvait s'humilier à lui recommander le silence. Mais, tandis qu'elle s'entretenait avec lui d'un ton posé, ajoutant de vive voix diverses instructions essentielles qui lui revenaient subitement à l'esprit – pourvu qu'on n'ait pas oublié de récolter des bourgeons de sapin pour les tisanes pectorales ! – son intuition la convainquit que l'étranger était un homme « bien ». Rude, froid, mais avec cet air seigneurial que possèdent de nature les montagnards, il n'était pas mesquin. Il ne parlerait plus, jamais plus, du secret surpris à la lueur d'une chandelle, une nuit qu'il s'évadait d'un navire pirate.
Apercevant le comte de Peyrac qui descendait vers le port escorté de Roland d'Urville et de Gilles Vaneireick, elle s'enfuit.
Pourquoi s'était-elle enfuie ? Devant lui ?... Devant son mari ? Elle errait à travers les habitations neuves de Gouldsboro désertées par les habitants qui, eux aussi, s'étaient rendus au port pour assister au départ du yacht...
Elle n'avait pu cette fois trouver le courage d'être là, à quelques pas de lui, et mêlée à cette foule qui les observait. Et elle aurait dû être là, se gourmanda-t-elle. Agiter son écharpe lorsque le petit navire commandé par le vaillant jouvenceau, Cantor de Peyrac, gonflerait ses voiles... Elle n'avait pas pu. C'était sa première grave défaillance depuis le matin. Il aurait raison d'elle. Mais comment s'achèverait le combat ? Tant qu'elle ne serait pas fixée sur le sort de Colin, Joffrey resterait la menace, le bras levé pour frapper, et, au fond de son cœur, l'ennemi qu'on ne peut circonvenir. Combien de fois, naguère, le comte de Peyrac n'avait-il pas affirmé sa résolution implacable de tuer quiconque essaierait de lui voler sa femme ?
Elle ne pouvait, la mort dans l'âme, que se souvenir de ses paroles. À Pont-Briand, à Loménie, il l'avait affirmé.
Colin était condamné, moins comme pirate pillard que comme rival. Mais cela ne pouvait être. Pas pour si peu ! Pas à cause d'elle ! Oh ! mon Dieu ! ne permettez pas cela !...
Chapitre 10
Le soir, au fort, où elle retourna la nuit tombée, après avoir une fois de plus fait la tournée de tous les blessés, et où elle se réfugiait, ivre de sommeil et de tourments, elle remarqua néanmoins, déposés dans sa chambre, deux coffres qui n'y étaient pas auparavant. Dans l'un des coffres, des robes, vêtements, dentelles ; lingerie, gants, souliers. Dans l'autre, des objets divers et luxueux, pour la commodité de la vie quotidienne. Atours et objets fleuraient l'Europe. Joffrey de Peyrac avait dû en donner commande à Erikson avant son départ, à l'automne, et le Gouldsboro venait de les apporter. Raffinement, joliesse et beauté d'un monde évanoui.
Angélique les toucha à peine, les remua d'une main presque indifférente, comme les dépouilles d'un amour mort.
La raison pour laquelle on les avait portés chez elle, ce soir, lui demeurait obscure et, dans l'état d'esprit où elle se trouvait, l'inquiétait plutôt, comme un piège. Elle se détourna de ces présents somptueux comme d'une dérision qui insultait à sa peine et essaya de dormir un peu.
Elle tremblait de ce qui pourrait advenir pendant ce temps d'inconscience. Si, en s'éveillant, il lui fallait apercevoir le corps de Colin se balançant dans l'aube, à la branche d'un gibet ? À l'heure du crépuscule, prise de courage, elle avait cherché à rencontrer son mari coûte que coûte. Mais voici qu'elle ne l'avait trouvé nulle part. Les uns disaient qu'il était parti vers l'intérieur des terres. Les autres, qu'il avait pris son chébec pour aller à la rencontre d'on ne sait quel navire. En désespoir de cause, elle s'était résolue à prendre un peu de repos par nécessité.
Mais son inquiétude restait en éveil. Aussi, après un court sommeil de plomb, s'éveilla-t-elle dans la nuit encore profonde, et, ne pouvant se rendormir, elle commença à se retourner en tous sens, en remuant de sombres pensées.
Le repos avait réveillé sa rancune envers son mari. Décidément, elle était profondément blessée par ce comportement de maître intolérant et soupçonneux. Joffrey ne l'avait-il pas abandonnée pendant des années à elle-même, et aujourd'hui il voulait tout, même sa fidélité dans le passé. Avait-il montré tant de scrupules, loin d'elle, à prendre son plaisir avec d'autres femmes ?... Il n'en décidait pas moins d'arracher d'une main brutale les voiles de secrets qui n'appartenaient qu'à elle. Et réclamer des comptes, lui en prêtant d'ailleurs plus qu'elle n'en avait fait durant ce « veuvage » qui hantait sa jalousie. Pour sa part, lorsqu'elle se penchait sur les souvenirs de ces quinze années loin de lui, elle voyait surtout une longue suite de nuits solitaires et glacées, où sa jeunesse de femme jeune et belle s'était consumée à le pleurer, à l'évoquer, à le regretter... et à dormir aussi, heureusement, seule et à poings fermés. Elle avait toujours possédé un sommeil solide d'enfant et c'était ce don qui l'avait sauvée. Quand elle était tenancière du « Masque Rouge », un lit étroit la recevait, rompue de fatigue, et l'aube la trouvait prête à affronter une journée de labeur où il n'y avait guère de place pour l'amour, si ce n'est quand il lui fallait jeter à la porte un mousquetaire trop hardi. Durant sa période de chocolatière, Ninon de Lenclos lui reprochait sa vie trop sage.
Comme des points lumineux, légers et vacillants, tôt éteints, il y avait eu, par-ci par-là, une nuit d'amour, dans les bras d'un poète de Paris traqué par la police, ou dans ceux de son chasseur même, Desgrez. L'un et l'autre, trop occupés de leur petit jeu cruel, pour s'occuper plus longuement d'elle.
À la cour, et malgré le climat érotique qui l'entourait, sa vie amoureuse avait-elle été plus sensuelle ? Guère, et peut-être même moins. La passion du roi l'isolait. Et son ambition personnelle, jointe à ce regret inlassable d'un fantôme aimé auquel elle ne cessait de tendre les bras, l'écartait des aventures, des liaisons faciles et qui rapidement lui auraient été insupportables. Alors ? Que lui était-il resté ?
Quelques nuits avec Ragoski, le prince pourchassé. Une étreinte à la sauvette, un soir de chasse, avec le duc de Lauzun – un faux pas qui avait failli lui coûter d'ailleurs fort cher. Et avec Philippe, son second mari ? Deux fois, peut-être trois. Vraiment guère plus en tout cas. Et puis Colin, ce réconfort du désert...
À tout prendre – se déclarait-elle – elle avait moins fait l'amour en quinze ans que toute prude bourgeoise dans le lit d'un époux légitime en trois mois... ou qu'elle-même dans les bras de Joffrey en moins de temps encore. Il y avait véritablement de quoi la vouer soudain aux gémonies ! la clouer au pilori ! lui prêter un tempérament de Messaline éhontée !... C'est en vain qu'elle essaierait de faire comprendre ces réalités à Joffrey, même en reconstituant pour lui une telle comptabilité précise pour un homme de science qui devrait, s'il en fut, comprendre la portée logique de tels arguments de faits. Hélas ! elle sentait que, même pour un savant comme Peyrac, il ne fallait guère compter sur son impartialité abstraite dans ce domaine du cœur et il devenait comme tous les hommes quand leur instinct de propriétaire était en jeu. Les hommes se déchaînent alors, et même les plus intelligents refusent tout entendement. Mais aussi pourquoi tant d'histoires pour un baiser ?
Qu'est-ce qu'un baiser après tout ? Des lèvres qui s'atteignent et se confondent. Et ce sont les cœurs qui s'atteignent.
Deux créatures perdues se lovent au sein d'une sécurité divine, se réchauffent à leurs propres souffles, se reconnaissent dans les ténèbres d'une nuit où ils ont trop longtemps marché seuls. L'homme ! La femme !
Rien d'autre. Tout.
Et qu'est-ce qu'une étreinte, sinon le prolongement et l'épanouissement de cet état supraterrestre si rarement goûté de la créature humaine ?... Parfois jamais !
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