– Madame Carrère, dit Angélique en s'adressant à la patronne des lieux, veuillez avoir l'obligeance de me faire porter à dîner dans l'appartement du donjon. Je vous demanderai également de me mettre à chauffer une bassine d'eau pour mes ablutions.

« Toute l'eau des rivières ne peut laver l'âme coupable et toutes les nourritures terrestres rassasier celle qui se meurt d'avoir offensé le Seigneur », cita Mme Manigault à la cantonade. Angélique reçut la flèche du Parthe, mais elle l'attendait.

Au delà de son exaspération, de son irritation envers les commères, elle savait que ces femmes qu'elle ne pourrait s'empêcher de considérer comme des amies étaient prises entre des attitudes contraires et qui les désolaient.

Derrière l'intransigeance des dames de Gouldsboro pour la conduite présumée scandaleuse d'Angélique, il y avait l'indignation de voir trahir un homme pour lequel toutes, plus ou moins, nourrissaient une profonde admiration, voire un petit sentiment. Sentiment mitigé, dissimulé, mais sentiment, tout de même ; chez ces Huguenotes aux cœurs sensibles sous la glace de l'éducation première.

Le « Je l'avais toujours dit » de Mme Manigault avait beau jeu, en ces jours, de se répandre et de s'étaler comme un calicot tendu en travers des rues en un jour de Fête-Dieu papiste !

N'avait-elle pas toujours dénoncé Angélique, la servante de maître Berne, comme une dangereuse perturbatrice !...

À quoi Abigaël rétorquait que le comportement actuel de Mme de Peyrac prouvait que sa conscience ne lui reprochait rien.

– Une orgueilleuse ! ripostait Mme Manigault, je l'ai toujours dit !

« Et puis, que savait-on sur ce qui s'était passé réellement », repartaient les fidèles d'Angélique ?

... Des bruits colportés, des allusions, des sous-entendus... Le Suisse qui avait parlé était ivre lorsqu'il avait tenu les propos outrageants pour elle, MM. Manigault et Berne en témoigneraient eux-mêmes ?... Or, voici qu'Angélique venait d'apparaître et se tenait droite parmi elles, répondant par un sourire un peu dédaigneux à l'allusion jetée par Mme Manigault. Proche d'elles et si différente, telle qu'elle était déjà lorsqu'elle partageait leur existence persécutée à La Rochelle.

Et elles se souvenaient qu'Angélique avait couru avec elles sur la lande pour échapper aux dragons du roi, les entraînant pour les sauver...

– Voici un beau prétexte et une belle vérité, dit Angélique, en toisant l'auguste dame d'un regard tranquille, et je crois que c'est à moi que vous le donnez à méditer, n'est-ce pas, chère madame Manigault ? Je vous en remercie, mais pour lors, il s'agit moins de rassasier mon âme, coupable ou non, que de réparer mes forces. Depuis deux jours que je suis arrivée dans votre établissement de Gouldsboro, mesdames, je vous ferai remarquer que je n'ai eu qu'un épi de maïs à me mettre sous la dent. Ce qui ne témoignerait pas pour la bonne hospitalité que l'on trouve chez vous si je ne savais point les soucis et besognes qui nous ont toutes accablées depuis hier avec batailles et blessés. En demandant à me restaurer je n'ai donc fait qu'exprimer des aspirations très naturelles que vous semblez également éprouver, mesdames.

Or, une partie de ces bonnes Rochelaises se trouvaient en effet attablées devant un confortable ragoût et des gobelets de vin. Partagées depuis la veille entre les soins à donner à leur maison, leurs enfants, leur ferme et les blessés de la bataille, elles étaient, elles aussi, à bout de forces et avaient profité d'une accalmie pour venir se réconforter dans l'accueillante auberge de Mme Carrère. Prises en flagrant délit de non-austérité, elles restèrent interdites, la cuillère en main.

– Je vous en prie, je vous en prie, insista Angélique, condescendante, ne vous dérangez pas pour moi. Continuez. Je ne vous jette nullement la pierre. Vous avez raison de vous restaurer, mes chères amies. Mais souffrez que la comtesse de Peyrac puisse en faire autant. Vous m'enverrez donc au plus tôt cet en-cas, madame Carrère...

« Abigaël, ma chère, pouvez-vous m'accompagner un instant ? J'ai quelques mots à vous dire en particulier.

Un pied sur la première marche de l'escalier qui conduisait à sa chambre, Angélique leva vers la femme de maître Berne un regard dépouillé.

– Abigaël, doutez-vous de moi ?

Son masque craquait, son épuisement se faisait jour. Abigaël eut un élan vers elle.

– Madame, rien ne peut altérer l'amitié que j'ai pour vous si vous n'y voyez pas d'offense.

– Vous intervertissez les rôles, ma douce Abigaël. C'est à moi que votre amitié a toujours été précieuse. Croyez-vous que j'oublierai jamais comme vous fûtes bonne à mon égard lorsque j'arrivai à La Rochelle avec mon enfant dans les bras ? Vous ne vous êtes pas montrée méprisante pour la pauvre servante que j'étais alors. Quittez donc ce ton révérencieux qui ne sied pas entre nous. Et merci de ce que vous venez de me dire. Vous me rendez courage. Je ne peux vous expliquer encore ce qui se passe mais rien n'est aussi grave que ce que les mauvais esprits veulent vous le laisser entendre.

– J'en suis intimement persuadée, affirma la fille du pasteur Baucaire.

Combien avait de charme, dans l'épanouissement de sa maternité proche, la chaste et pure Abigaël de La Rochelle !

Le bonheur l'avait encore ennoblie.

Ses yeux clairs affirmaient leur attachement. Angélique fléchit et, n'en pouvant plus, laissa aller son front contre l'épaule d'Abigaël.

– Abigaël, j'ai peur, il me semble que je suis prise dans un tourbillon infernal... que des menaces se lèvent de toutes parts... pour m'environner. S'il ne m'aime plus, que vais-je devenir ?... Je ne suis pas coupable... pas aussi coupable qu'on le dit... Mais tout se ligue pour me condamner.

– Je connais la droiture de votre cœur, dit Abigaël en passant une main apaisante sur le front d'Angélique. Je reste à vos côtés et je vous aime.

Entendant un bruit de pas, Angélique se redressa vivement. Personne, sauf Abigaël, ne devait la voir défaillir. Mais la bonté de celle-ci lui avait rendu des forces. Elle eut à l'endroit de son amie un clin d'œil complice.

– « Elles » voudraient bien me voir partir, n'est-ce pas ? fit-elle. Elles en ont déjà assez de ma présence de pécheresse à Gouldsboro ! Mais ne craignez rien, Abigaël. Je suis venue pour vous assister dans vos couches et je resterai près de vous tant que vous aurez besoin de moi, dussé-je affronter de leur part une vie d'enfer.

Hélas ! rien n'arrivait de ce qu'elle avait prévu. Elle avait rêvé de s'asseoir aux foyers de ses amies, d'échanger des nouvelles.

Puis on aurait visité les installations. On aurait examiné les comptes et organisé des fêtes auxquelles auraient été conviés les équipages des navires relâchant dans ce port. Il y a bien toujours quelque chose à fêter au cours de l'été. Vite ! vite, va le temps de la saison clémente. Il faut vivre au double, au triple, accumuler, engranger, échanger, et c'est la prolifération des humains vers les rivages, l'activité fiévreuse. Vite ! Vite ! Sitôt venu se refermera l'hiver. Mais rien ne ressemblait à ce qu'elle avait rêvé. Loin d'être une fête, ces jours d'été dévalaient comme un torrent bourbeux charriant des passions, des chagrins, des désespoirs, et se grossissant du flot de dangers mystérieux, d'heure en heure.

Chapitre 9

« Que pensait Joffrey ? Que décidait-il pour elle ?... Pour Colin ? »

Ce silence, cette absence lui devenaient intolérables.

À chaque instant de cette journée qui durait des siècles, elle craignit et espéra tour à tour qu'il allait la faire appeler. Elle comparaîtrait devant lui, soit, mais tout était préférable à l'incertitude dans laquelle il la laissait sombrer. Crier, tempêter, implorer, supplier, accuser à son tour lui aurait rendu vie.

La rage et l'orgueil, l'instinct de défense qui l'avait soutenue le matin se défaisaient en elle à mesure que les heures passaient. En l'écartant, en l'ignorant, il la soumettait à une véritable torture qui avait raison de sa force intime, et c'est à peine si elle put avaler quelques bouchées du repas qu'elle avait réclamé et que Mme Carrère lui fit porter. Dans l'après-midi, elle partit à la recherche de Cantor, et le trouva près du port où il s'affairait.

– N'écoute pas les ragots qui courent sur mon compte, lui dit-elle, avec fièvre. Tu connais la superstition de ces gens qui nous entourent. Déjà, ne suis-je pas désignée comme... Démone à Québec ? Il suffit qu'une femme se fasse capturer par un pirate pour que les calomniateurs tissent leur toile. Barbe d'Or s'est montré chevaleresque envers moi et je t'expliquerai un jour qui il est et pourquoi je lui porte amitié.

– En tout cas, je n'assisterai pas à sa pendaison, déclara Cantor qui paraissait ne pas vouloir s'attarder sur ces questions. Je repars aujourd'hui même avec la marée, sur Le Rochelais, Mon père vient de m'en donner le commandement.

Il se redressa, assez faraud de ses responsabilités de capitaine de quinze ans pour ne pas trop se soucier des remous sous-jacents qui agitaient la petite colonie. Content d'avoir pu revenir à temps pour participer au combat naval, encore plus content de repartir, en maître, sur l'océan dont la vie mouvante lui était si familière. Il bomba le torse et ajouta, pénétré de son importance :

– Je dois amener jusqu'à Houssnock des marchandises qui seront ensuite acheminées jusqu'à Wapassou par Kurt Ritz et six hommes de recrue que j'emmène également à mon bord.

– Comment ? s'exclama Angélique, un courrier part pour Wapassou dans quelques heures et je n'en suis même pas avertie ?... Laurier ! Laurier ! appela-t-elle vers le petit garçon qui passait, viens vite m'aider à ramasser des coquillages pour Honorine.