Le seul moyen de mater ces consciences ombrageuses, c'était de s'imposer, décourager les commérages par les apparences d'une conscience pure, et dans l'impossibilité de le dissimuler, ce visage de femme adultère qu'on lui prêtait, avoir le front de le montrer à tous avec sa pâleur, ses cernes aux paupières et les marques peu glorieuses des coups de la vindicte conjugale qui le meurtrissaient.
Elle se dégagea d'une main qui la tirait, peut-être celle de don Juan Alvarez, qui voulait l'entraîner à l'intérieur. Elle n'admettait ni d'être jugée ni d'être prisonnière, ou alors il faudrait employer la force, et l'on verrait bien si Joffrey se résoudrait à ajouter cette nouvelle insulte à toutes celles qu'il lui avait déjà infligées.
Femme adultère ! Soit ! Eh bien, comment doit se conduire une femme adultère quand elle veut détourner le flot des calomnies, préserver sa dignité et même celle de son mari, sauver ce qui peut être sauvé ? En faisant face. En agissant comme si rien ne s'était passé, comme si rien ne se savait, « comme avant ».
– Je voudrais examiner sans attendre l'état des blessés d'hier, dit-elle à voix très haute et aussi paisible qu'à l'ordinaire en s'adressant à la femme qui était la plus proche, où a-t-on mis ceux du Sans-Peur ?
La femme se détourna d'elle farouchement. Mais Angélique marcha hardiment à travers Gouldsboro, comme on marche sur les eaux, bien décidée à démontrer qui elle était et ce qu'elle entendait rester aux yeux de tous.
Sur un signe du comte, deux gardes espagnols lui emboîtèrent le pas. De cela non plus, elle ne se soucia pas. Elle s'imposerait, et les ragots se tairaient à son approche, faute de prétextes pour les alimenter. Et Angélique ne voulait pas qu'on allât encore troubler l'esprit et le cœur adolescent de son Cantor.
Tout cela tournait dans sa tête, vidée par la faim et la fatigue, mais elle ne se reposerait que quand elle aurait repris Gouldsboro en main, et elle marchait et allait sans défaillir d'un blessé à l'autre.
La plupart de ceux du Sans-Peur avaient regagné leur navire, dans la rade, mais les plus gravement atteints ainsi que ceux du Gouldsboro étaient soignés chez l'habitant. Angélique entrait dans les maisons, réclamait de l'eau, des linges, des baumes et de l'aide, et Rochelais et Rochelaises se retrouvaient malgré eux à l'assister. Les blessés l'accueillaient avec impatience et espoir et elle se rasséréna à manier les linges mouillés de sang et de sanie. Les plaies béantes dans la guérison desquelles elle voyait la trace de son pouvoir lui rendaient sa dignité.
Cette humanité mal rasée et souffrante était, en fait, moins sensible aux bruits qui pouvaient courir sur le compte de la belle et noble dame rencontrée aux antipodes sauvages des Amériques, un jour de bataille, qu'au soulagement de sa venue et de sa présence.
– Madame, est-ce que vous me sauverez mon œil ?... Madame, j'ai pas pu dormir de la nuit avec tous ces maringouins et moustiques...
Les blessés, parmi les pirates du Cœur-de-Marie, avaient été mis avec les prisonniers valides dans la grange au maïs entourée d'un cordon de sentinelles solidement armées. De plus, le hangar restait sous le feu d'un petit bastion d'angle du fort, et ces précautions n'étaient pas excessives, car les sentinelles dirent à Angélique que leurs prisonniers, ayant appris la capture de Barbe d'Or, étaient fort agités et qu'il y aurait danger à pénétrer parmi eux. Deux matelots lui proposèrent de l'escorter à l'intérieur, mousquet pointé et mèche allumée, mais elle les récusa.
– Je connais ces gens-là, et peu m'en chaut !
Et elle intima l'ordre aux deux gardes espagnols de demeurer au-dehors, avec un regard si impérieux qu'ils n'osèrent passer outre. Entre l'autorité, pour eux sacrée, du comte de Peyrac et celle, fascinatrice, d'Angélique, les pauvres Luis et Pedro ne furent jamais aussi tourmentés qu'en cette dure journée.
Angélique ne craignait pas de se retrouver seule, au milieu des pirates du Cœur-de-Marie. Au contraire. Elle s'y sentait mieux, car ils étaient comme elle aujourd'hui : malheureux et menacés.
Des blessés inquiets aspirant à quelques soins et un peu de réconfort d'une main qu'ils savaient habile et salvatrice. Quant aux prisonniers valides, ils cachaient leur inquiétude d'un futur peu enviable qui s'approchait à grands pas. Était-ce le dernier matin qu'ils saluaient ? Le vainqueur, le maître de Gouldsboro, était venu les inspecter la veille, posant sur leurs faces patibulaires son œil d'aigle.
– Monsieur, avait osé demander le chevalier de Barssempuy, quel sort nous réservez-vous ?
– La corde pour tous, répondit Peyrac farouche, il ne manque pas de vergues aux mâts des navires.
– C'est bien notre chance, gémissaient les pirates. Nous sommes tombés sur un sanguinaire pire que Morgan !
Sanguinaires eux-mêmes pour la plupart, ayant à leur actif plus de tortures, de mains coupées, de malheureux pendus ou rôtis sur les barbecues des îles, car le soleil des Caraïbes fait flamboyer le goût du mal au cœur de l'homme, ils n'espéraient pour eux nulle mansuétude. Les meilleurs ne se félicitaient plus d'avoir voulu « se ranger ».
– Et nous qui comptions devenir colons et pères de famille ! Cette dernière campagne aura causé notre perte.
Dans le noir désespoir ou la grise résignation qui les habitait tour à tour, l'apparition d'Angélique fit lever une lumière. Le monde de l'homme est dur. Celui des aventuriers de la mer l'est plus encore. Aucune faille, aucune fêlure dans la rude carapace d'une existence vécue, le sabre-coutelas au poing, la soif de l'or au cœur et celle du rhum au gosier. Soudain, une femme remplissait le vide de leur cœur, se glissait entre eux, une femme qui n'était ni proie ni putain, et l'on n'avait pas le temps de se demander ce qu'elle était au juste qu'elle vous prenait en main, qu'on se retrouvait subjugué, sans autre alternative que de la respecter et de lui obéir humblement.
Pour tous, ce fut un soulagement de la voir pénétrer de nouveau, ce matin-là où Barbe d'Or venait d'être capturé, dans la grange, son sac de charpie et de remèdes à la main. Elle s'agenouilla au chevet des malades et se remit illico à panser et soigner. Quelques-uns émirent l'idée de s'emparer d'elle pour en faire un otage et sauver leurs peaux par un échange. On négocierait avec ces salauds de Gouldsboro et, suivant les résultats obtenus, on enverrait un doigt, un œil, un sein de la belle au mari, ce « sanguinaire » qui voulait tous les tuer, et ce serait bien le diable si, avec une telle manœuvre, on n'arriverait pas à sortir de là. Hein ! Dans une telle extrémité, est-ce que ce n'était pas une bonne chose à faire, et qu'on avait déjà faite... plus d'une fois ? Là s'arrêtaient les velléités d'exécution. Des yeux luisants suivaient la chevelure claire d'Angélique allant et venant dans la pénombre malodorante. Mais personne ne pipa ni n'ébaucha le moindre geste. Le jeune Barssempuy seul osa sortir de son mutisme pour lui poser une question :
– Est-ce vrai, madame, que Barbe d'Or a été attrapé ?
Angélique acquiesça en silence.
– Qu'adviendra-t-il de lui ? reprit le lieutenant d'une voix anxieuse. Il n'est pas possible qu'on l'exécute, lui, madame... C'est un homme tellement extraordinaire ! Nous aimons notre chef, madame.
– Son sort dépend des décisions de M. de Peyrac, répondit sèchement Angélique. C'est lui le maître.
– Oui ! Mais c'est vous la maîtresse, s'écria le timbre de crécelle grinçante d'Aristide Beaumarchand. À ce qu'on dit...
Aussitôt, sous le regard fulgurant d'Angélique, il se recroquevilla, les bras croisés autour de son ventre qu'il protégeait sans cesse comme une femme enceinte qui craint d'être battue protège son précieux fardeau.
– Toi, tu ferais mieux de te taire, lui lança-t-elle froidement, je finirai par t'égorger.
Les autres riaient dans un accès de détente. Ayant achevé sa besogne elle les quitta. Elle ne se sentait pas d'humeur à plaisanter avec cette canaille, mais sitôt la porte refermée, elle ne leur en voulait déjà plus.
Quoiqu'elle se raisonnât et s'en défendît, elle finissait toujours par s'attendrir sur des hommes blessés ou vaincus. Brigands ou soldats, coureurs de bois ou matelots, dès qu'elle les avait soignés, elle ne pouvait s'empêcher de les aimer. Cet attachement irrésistible lui venait de la connaissance qu'elle acquérait d'eux à se pencher sur leurs douleurs. L'homme malade est vulnérable. Volontiers alors il s'abandonne et se livre, et s'il résiste il est aisé de le circonvenir. Au delà d'un caractère aigri, farouche et peu malléable, mais qui, affaibli, a perdu ses armes, Angélique finissait toujours par atteindre le cœur simple et très enfantin. Lorsqu'ils étaient remis sur pied, elle les gardait à sa merci. Ils sentaient, parfois effrayés, que désormais elle les connaissait mieux qu'eux-mêmes. Dehors, elle donna des ordres de faire porter aux prisonniers des damiers de tric-trac, des cartes à jouer et du tabac pour pétuner, afin de rendre les heures de leur captivité moins pesantes.
Chapitre 8
Autre chose était-ce d'affronter les dames de Gouldsboro ! Là, pas de quartier ! Elle le savait, pas de défaillances à espérer. Leur vertu sécrétait l'esprit de justice et de condamnation par nature et doué d'un renouvellement de virulence quasi miraculeux que rien ne pouvait tarir. Mais à celles-là aussi, elle devait fermer la bouche avant que le flot de fiel les ait tous roulés dans une boue d'amertume, dont rien de possible ne pourrait renaître. Avant de pousser la porte de l'Auberge-sous-le-fort, où elle les pressentait rassemblées, Angélique eut une courte hésitation qui prit la forme d'une instinctive prière au Ciel ; et naturellement elles étaient toutes là, en cottes sombres et bonnets blancs. Mme Manigault trônait, plus imposante que jamais, Mme Carrère s'affairait, Abigaël Berne se tenait de l'autre côté de la cheminée, pâle et digne, une expression de résolution inscrite sur son beau visage de madone flamande. L'entrée d'Angélique semblait avoir interrompu une discussion où, une fois de plus, Abigaël devait déplaire à ses compagnes par la bénignité de ses avis.
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